Un simple changement d’année
appelle déjà par convention un bilan de la
période écoulée et des vœux pour celle qui
vient. Pour le changement de millénaire, la Gazette ne peut y manquer. Mais que représentent mille ans
pour une famille ? Seules quelques maisons souveraines d’Europe ou
d’Asie peuvent identifier personnellement la trentaine de
générations qui les leur ont fait traverser. Car cette
durée n’est pas celle de l’histoire privée, mais celle
de l’histoire politique, et même plutôt celle de
l’histoire sociale. À ce dernier titre, elle intéresse
également toutes les familles, non en tant que filiations
individualisées mais en tant que structures sociales
génériques. Or le xxe
siècle a justement honoré l’histoire des
phénomènes sociaux. Devancier des Annales, Jacques Pirenne a synthétisé au
milieu du siècle les
Grands Courants de l’histoire universelle en des cycles millénaires
balançant les sociétés sédentaires entre
deux grands types de civilisations. En Europe, l’an mille appartient
à une ère continentale, caractérisée par
la priorité donnée à la quête de la
subsistance matérielle parmi les rapports de force, avec une
économie autarcique, fondée sur l’agriculture, des
familles patriarcales, héréditairement
enracinées dans les terres qui les nourrissent, des
institutions féodales, morcelées et
hiérarchisées. L’autre modèle de civilisation
fonde sa prospérité urbaine sur les échanges
commerciaux, et Pirenne le qualifie de maritime parce que, avant
l’aéronautique, c’est la navigation qui les
développait. Les familles se désagrègent en
individus libérés du principe héréditaire
et de la hiérarchie sociale. Un pouvoir centralisé
garantit le droit et étend la paix. La civilisation
s’épanouit. L’évolution d’un modèle
à l’autre ne résume-t-elle pas l’histoire occidentale
du IIe millénaire ? L’économie s’est
ouverte jusqu’à l’échelle mondiale. L’individualisme
décompose et recompose les familles de plus en plus librement.
Les États issus en Europe de la féodalité et en
Amérique de la colonisation se sont unis. Enfin,
l’effondrement de l’empire russe a semblé abandonner
l’hégémonie mondiale à l’empire américain
– à moins qu’il ne présage aussi son avenir.
Car déjà, des germes de
déclin réapparaissent. Du niveau local au niveau
mondial, les autorités démocratiques,
écrasées par les responsabilités dont elles sont
investies, cèdent de plus en plus de leur pouvoir à des
bandes violentes, à des groupes de pression ou à des
puissances économiques. Le salariat et le capitalisme
organisent de nouveaux liens d’allégeance. Les valeurs de
l’Occident s’avèrent moins universelles qu’il ne le
professe. Le cycle se déroule. Mais son
appréhension ne suffit pas à déterminer une
prospective. Au contraire, sa compréhension peut permettre
à l’humanité d’influer sur sa propre évolution,
si elle sait faire prédominer, sur sa nature hélas
immuable, l’expérience tirée de ses
révolutions. Or dans ces cycles, les familles,
quelles que soient leurs formes, jouent tantôt un rôle de
contrepouvoirs à des États centralisés,
tantôt un rôle de substituts à leur carence,
toujours un rôle stabilisateur parmi ces bouleversements, un
rôle fondamental de solidarité et de
pérennité pour leurs membres – et elles jouent d’autant
mieux ces rôles qu’elles sont plus cohérentes.
Pour le IIIe
millénaire, entretenir et fortifier ces liens, par
génération et par lignée, constitue donc
à la fois un enjeu supérieur pour la
société tout entière et une modeste
responsabilité pour chacune de nos familles. Notre
Gazette y contribue depuis une décennie, quoique
initialement plutôt par intuition que par intention. Qu’elle y
persévère encore longtemps, malgré les
obstacles, et que nos cousins, chacun à sa manière, y
collaborent encore davantage ! Pierre
Jaillard. In La Gazette de l'île Barbe
n° 43