Clermont-Ferrand, ce 28 novembre 1994.
À l’occasion d’un
séjour de ma belle-mère à la maison, j’ai
osé la torturer pour qu’elle me raconte sa jeunesse. J’ai
pensé que le résultat de ces
" échanges " intéresserait la famille, pour
qui " tante Lison " est devenue une figure
emblématique. Mes beaux-frères et
belles-sœurs ont eu, dès fin 1991, la primeur de ce travail,
mais je n’ai malheureusement eu que peu de
réactions. Parallèlement, je l’ai
communiqué à Marguerite Cabane, qui je crois,
d’ailleurs, l’a fait circuler dans la famille Jaillard. Marguerite
m’a répondu en joignant à sa réponse une
étude complémentaire sur sa grand-mère Constance
Goybet, mère, je le rappelle pour certains, d’Henri Jaillard,
de Louise de Raucourt et de Magdeleine Lepercq. C’est cette
réponse de Marguerite qui constitue la seconde partie de ce
dossier. Je voudrais enfin, une nouvelle
fois, m’excuser auprès de ma belle-mère pour les nuits
blanches que je lui ai fait passer et pour le chagrin que
l’évocation de certains souvenirs n’ont pas manqué de
lui causer. Gérald
Faucher. Mes parents et mes frères
étaient en vacances à la Martinière, comme
chaque année, lorsque je me suis annoncée. Maman est
donc descendue à Yenne, dans la maison de ses parents – Jules
Goybet et Marie Bravais –, pour mieux m’accueillir, le 15 août
1899. Je suis donc de l’autre siècle
! Je suis née vers six heures et
demie, le matin, pendant que mon grand-père était
à la messe. Mes parrain et marraine furent Clément et
Adèle Copier de Saint-Bon ; ils étaient suisses et
avaient du côté de Genève une fabrique de
faïences que j’ai visitée plus tard, mais encore petite,
avec Magdeleine. Adèle, qui était une amie de maman, a
reçu la Légion d’honneur à la fin de la Grande
Guerre pour " services rendus auprès de soldats
français blessés ". Mes grands-parents ne nous suivaient
pas à la Martinière, mais nous y envoyaient
régulièrement des paniers de provisions. Nous
profitions de nos brefs passages à Yenne pour nous gaver de
cassis et de groseilles. Grand-mère était
très bonne, mais grand-père m’intimidait avec sa grande
barbe blanche. Il était sévère. On m’a
raconté qu’il avait grondé tante Luisa parce qu’un
dimanche, à Saint-Vincent, elle avait fait la quête, et
qu’une jeune fille ne devait pas, ainsi, chercher à se mettre
en valeur. Grand-père avait fait une
très brillante carrière. Après des études
chez les jésuites de Fribourg, son oncle Montgolfier l’emmena
en Espagne où, après quelques années, il prit la
direction d’une fabrique de papier. Il fut membre du Conseil
supérieur de l’industrie d’Espagne. À son retour en
France, il dirigea le collège de la Martinière
[à Lyon. –
NDLR.]. C’est lui qui acheta le domaine de la
Martinière à Traize, qui est aujourd’hui habité
par des Lepercq ; mais nous en reparlerons. Grand-mère fut très
affectée par le décès de son mari et ne lui
survécut que dix-huit mois (26 janvier 1912 – 9 août
1913). Elle resta seule à Yenne avec un ménage de
domestiques pendant quelque temps. Puis mes parents, qui habitaient
alors Angoulême, comprirent par une lettre qu’il se passait
quelque chose d’anormal. Maman a écrit, puis – et cela m’a
intriguée – m’a fait écrire l’adresse et a posté
la lettre à 10 km d’Angoulême ; puis elle s’est rendue
à Yenne, ce qui, à l’époque, était un
grand voyage. Maman a fait comparaître le ménage devant
le notaire. Ils ont d’abord nié, puis ont avoué avoir
fait signer à grand-mère des papiers en leur faveur. Le
notaire remit les choses en ordre, le ménage a
été renvoyé et tante Luisa, qui était
veuve, est venue s’occuper de grand-mère, puis l’a
emmenée chez elle à Lyon, quai d’Occident, où
elle est morte. Je me souviens de grand-mère sur
son lit de mort, en particulier qu’elle n’avait pas les cheveux
complètement blancs. J’avais quatorze ans, c’était
trois mois avant la mort de mon père. Je ne peux avoir aucun souvenir de mes
grands-parents Jaillard, Louis Jaillard et Louise Neyrat, morts tous
les deux avant ma naissance. C’est mon oncle Pierre, de dix ans
l’aîné de mon père, et tante Marie qui essayaient
de les remplacer. Mon grand-père était chevalier de
Saint-Grégoire-le-Grand, comme le fut plus tard mon
frère Henri. Mes parents ont formé un couple
exemplaire. Mon père avait été
marié une première fois. Sa première
épouse, Louise Laprade, est morte à vingt-quatre ans en
mettant au monde un enfant mort, mais nous sommes toujours
restés proches de notre fausse grand-mère, bonne-maman
Laprade. Maman s’est mariée à
trente ans ; je crois que c’est un oncle Rivet qui les avait fait se
rencontrer. Ils ont fait leur voyage de noces en
Bretagne. Il me semble que le seul autre voyage d’agrément que
je les ai vus faire, c’est quelques jours en Camargue aux
Saintes-Maries-de-la-Mer, seuls, sans enfants. À son mariage, maman a
demandé au Bon Dieu vingt ans de bonheur, et c’est très
exactement ce qu’elle a eu. Pourquoi n’a-t-elle pas demandé
plus ? Ces vingt ans se sont
décomposés en : C’est ainsi que Pierre est né
à Lyon, quai de la Saône, Charles est né à
l’île Barbe, Henri et Magdeleine sont nés à
Clermont, cours Sablon, et je suis née à Yenne, comme
je l’ai déjà dit. Maman n’a pas connu son
beau-père, Louis Jaillard, mort deux ans auparavant, mais elle
a connu sa belle-mère, Louise Neyrat, durant deux ans.
Papa était capitaine à
Clermont, et est devenu chef d’escadron à Angoulême,
où il a donné sa démission. Il eut sa
carrière bloquée à cause de ses opinions
religieuses. Nous sommes allés ensuite nous installer à
Lyon. Je garde un excellent souvenir de
Clermont. Nous habitions au premier étage, cours Sablon, et,
compte tenu de la différence de niveau, nous passions par la
fenêtre de la cuisine pour aller dans le jardin. Nous étions très unis,
très proches les uns des autres, et ce qui est certain, c’est
que nous étions très heureux, très
épanouis. C’est cependant d’Henri que j’étais la plus
proche. J’avais un privilège : je l’appelais Riquet. Quand
nous étions toutes petites, nos frères nous
vouvoyaient, mais cela n’a pas duré très
longtemps. Mon père était un homme
droit, doucement sévère ; je n’ai pas le souvenir de
punitions trop dures – il est vrai que nous n’étions pas
terribles. Mes frères commencèrent
leurs études chez les frères des Écoles
chrétiennes, puis les continuèrent au petit
séminaire, devenu depuis Massillon. Les filles ont
commencé leurs études à la maison, en suivant
les cours de " l’Enseignement dans la famille ". Papa nous
suivait pour les maths et les sciences et maman s’occupait du
français, de la littérature et de
l’histoire-géo. Jusqu’à la mort de mon père, je
ne suis jamais allée en classe. J’aimais beaucoup la lecture et
quelquefois, Magdeleine s’amusait à me coiffer sans me
déranger dans ma lecture. Au jardin des Plantes, à
l’extrémité sud du cours Sablon, il y avait une
pièce d’eau, et un hiver particulièrement rigoureux,
mes frères y patinèrent. Quant à nous, on nous
assit sur des chaises de paille et quelqu’un nous poussa sur la
glace. Nous avions alors une cuisinière
et une femme de chambre, Françoise (Yaya) ; elle s’est
mariée, et pour ne pas la perdre, nous avons pris son mari
comme domestique. Papa voulait tous les jours des frites,
même s’il y avait un autre plat de pommes de terre. Le seul
jour sans fut celui qu’il passa chez sa mère à
l’occasion d’une naissance, et croyant lui faire plaisir en changeant
le menu, ma grand-mère lui fit des épinards aux deux
repas ! Papa jouait de l’orgue, en uniforme,
à la cathédrale. Maman faisait des bonnes œuvres. C’est
ainsi qu’elle achetait des tuyaux de grès, les peignait, et en
faisait des porte-parapluies que l’on vendait aux ventes de
charité. Elle faisait aussi de la peinture sur soie, et a
même décoré des vêtements
d’église. Elle m’a raconté qu’à une
conférence de carême à Notre-Dame-du-Port, le
prédicateur parlant de choses que les jeunes filles de
l’époque ne connaissaient pas, une dame s’est levée en
disant tout fort : " Marguerite, sortons ! ", et quelques
jours après, le même prédicateur dit : " Et
maintenant, que les Marguerites sortent ! " La Saint-Joseph était une grande
fête de famille. Une année, le 19 mars, en plein
carême, maman n’avait rien préparé de
spécial pour le repas de midi ; mon père avait
caché son étonnement mais le soir, revenant de la
conférence de carême, il a trouvé la maison
illuminée et pleine de famille. Mes parents recevaient en faisant de la
musique ; ils jouaient tous les deux du piano. Ces réceptions
étaient agréables, car le lendemain matin, nous
terminions les gâteaux. Nos amis étaient les familles
L’Ébraly et Pajot. Il y avait en face de chez nous
l’hôtel de la banque de France où M. de Raucourt
était directeur. Mes frères étaient dans le
même collège que les garçons Raucourt, et c’est
de cette façon que nous avons fait la connaissance de cette
famille. Henri a fait sa première
communion le 12 mai 1908, et à cette occasion, deux
prêtres sont venus déjeuner à la maison. J’ai
relevé ceci dans une lettre de Constance à sa
mère, écrite le soir même : " Henri a
été très pieux et il y avait avec lui son
camarade Henri de Raucourt. " Madeleine de Raucourt a
été très malade à quatre ans et maman a
conseillé à Mme de Raucourt de la faire confirmer. Et
l’évêque est venu, à domicile, cours Sablon,
confirmer ma future belle-sœur. Nous avions la visite, tous les ans, de
M. Casagrande, vieux garçon ami de mon père, qui
passait plusieurs jours à la maison, et, grâce à
lui, tous les soirs nous avions un gâteau. Nous sommes,
ensemble, montés au puy de Dôme. Je me vois au sommet,
mais je n’ai aucun autre souvenir particulier de cette
promenade. Je fus très marquée par
les événements découlant de la séparation
de l’Église et de l’État, au cours desquels mes parents
prirent des positions très en pointe. Je n’avais pas encore
huit ans. Maman est allée voir le
général pour que ce ne soit pas la troupe qui chasse
les prêtres, et peut-être à cause d’elle, la
troupe fut consignée au quartier. Nous apprenons le 27 janvier 1907 que
le collège va être encerclé par la gendarmerie.
Mon père est donc consigné. Maman part avec mes
frères aînés et, par une porte
dérobée, les envoie retrouver leurs prêtres.
Elle-même attend dehors avec d’autres mères de familles.
Les gendarmes pénètrent bien sûr dans
l’établissement et Charles raconte que, n’ayant pas voulu leur
indiquer la sortie, il a été bousculé, ce dont
il était très fier. Maman, dehors, dit à un gendarme
: " Nos enfants sont là, " et l’autre lui
répond : " Madame, il y a des ambulances. " Maman
lui donne une gifle, et l’autre, suffoqué, de dire : " Je
vous retrouverai avec vos millions et votre manteau de fourrure
! " Tous, ensuite, se réunirent pour
une messe à Notre-Dame-du-Port, célébrée
par le supérieur, le Chanoine Chaboissier. Les prêtres avaient le droit
d’enseigner, mais pas à plus de deux élèves
à la fois. M. L’Ébraly a prêté une maison
de campagne, aux environs de Clermont, pour qu’on puisse se
réunir dans la journée. Un jour, la police est survenue
à une préparation de baccalauréat et elle a
jeté livres et cahiers dans le ruisseau. En juillet, nous retournerons au
collège pour la distribution des prix, et nous constaterons
avec émotion que les portes et autres ouvertures
brisées n’ont toujours pas été
réparées, ce qui peinera beaucoup maman. Pendant les vacances, nous avons
reçu à la Martinière les visites des
abbés Morange et François. Maman m’a dit que
l’évêque de Clermont s’était
dérangé jusqu’à la maison pour la remercier de
son action pendant les événements. À Clermont, j’allais à un
cours de dessin avec Élisabeth de Raucourt, future Mme Paul
Arnaud. Nous faisions des natures mortes. Je dessinais une casserole
et j’avais écrit dessous " Perein ", mais
Élisabeth, plus âgée que moi, l’a vite
effacé car c’était le nom d’un général
loin de nos idées – probablement un franc-maçon.
Je voudrais maintenant parler de nos
trois ans à Angoulême ; nous habitions 10 ou 14, quai de
l’Est, au-dessus de la chapelle Notre-Dame-d’Aubazine. Mes frères allaient au
collège Saint-Paul et c’est là qu’ils se lièrent
d’amitié avec Joseph Puymoyen, celui qui a écrit un
livre sur Charles, après sa mort. Ce Joseph Puymoyen a
été tué pendant la Guerre de 14, dans la
tranchée des Baïonnettes. Charles était un
animateur ; il entraînait des camarades à des retraites
fermées à La Barde, pas très loin de Limoges,
avec l’Abbé Lalande. Tous les jeudis, nous faisions avec
maman de grandes promenades à pied, jusqu’à 10 km, puis
on acheta une bicyclette à mes frères et ensuite une
pour les deux filles. J’ai fait ma première communion
le 18 juin 1910 à Angoulême et, le décret du pape
recommandant d’avancer l’âge de la communion étant paru
pendant l’été, ma sœur a fait la sienne la nuit du
Noël suivant, à Saint-Paul, collège où
allaient nos frères, chez les prêtres du
diocèse. Mon père jouait de l’orgue
à Saint-Martial, notre paroisse. Il se dépensait
beaucoup pour la conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Il a
fait baptiser plusieurs enfants d’une même famille, dont chacun
de nous étions parrain ou marraine ; mais nous les avons
perdus de vue. Magdeleine était marraine de Jeanne Bernard,
qui avait son âge ; encore actuellement, je corresponds avec la
fille de Jeanne Bernard, qui habite Angoulême et qui, tous les
ans, est la première à écrire pour ma
fête. Pour une Saint-Joseph, maman
était absente, appelée par ses parents. Arrive une
lettre de maman pour papa, qu’avec mes frères, je cache pour
la lui donner au repas du soir ; mais devant la déception de
papa, je cours la chercher et la lui donne. Tous les soirs, nous faisions la
prière en commun après dîner, et un ami de la
famille, médecin militaire à Clermont, venu passer
quelques jours avec son épouse, a assisté à
notre prière. Mais le deuxième ou le troisième
jour, lui et son épouse ne nous ont pas rejoints ; nous
étions scandalisés, et à titre d’excuse, il a
dit : " Ma femme me la fait refaire. " Cette histoire me fait penser à
ce qui s’est passé bien des années plus tard, chez les
Rancourt au Vigen. On disait la prière du soir avant de
dîner, mais la soupe était déjà servie.
Pour ne lasser personne, Abbey la disait le plus vite possible, et un
soir, le tout nouveau gendre Antoine Clément lui coupa la
parole, et de sa voix la plus suave, dit : " Ma mère, le
Bon Dieu de vous a-t-il jamais arrêtée pour excès
de vitesse ? " Nous passions toutes nos vacances
à la Martinière, sauf les quinze premiers jours ou les
trois premières semaines, que nous passions à Limonest,
au-dessus de Lyon, chez mon oncle Pierre, frère
aîné de mon père, qui avait neuf enfants.
À Limonest, il y avait un grand
parc, mais nos cousins étaient beaucoup plus âgés
que nous. À sept ans, j’étais très amoureuse de
mon cousin Jean, qui allait bientôt épouser
Valérie Guitton, tante de Jean Guitton. Je suis allée
à Saint-Étienne à leur mariage, confiée
par maman à Xavier, mon autre cousin, qui m’a privée
d’un dessert, maman l’ayant prévenu que j’étais
gourmande. À la Martinière, les
vacances étaient très agréables. Nous faisions beaucoup de promenades.
Maman avait un petit âne qu’on attelait à une charrette.
Papa allait à la chasse avec ses deux fils aînés
et nous allions, avec l’âne et le pique-nique, les
retrouver. Une nuit, nous avons couché
à la belle étoile sur le mont du Chat, mon père
et ma mère à chaque bout du plaid, et les cinq enfants
au milieu, pour voir le lever du soleil. De la Martinière, nous
descendions nous baigner au Flon ; mes frères avaient
arrangé les pierres pour faire un barrage et créer
ainsi un petit bassin. Je me souviens d’une descente à
bicyclette, de la Martinière à Yenne, avec mon
frère Henri ; les gens faisaient de grands signes en nous
voyant passer. Charles, qui était toujours
prêt à rendre service, a fait un jour, en pleine
chaleur, à bicyclette, l’aller et retour à Yenne pour
acheter une bobine de fil pour l’usage personnel d’une servante. Il
avait assez de succès auprès des jeunes filles, et cela
agaçait maman, qui, un jour, me dit sèchement :
" Mais vas donc rejoindre ton frère ! " Charles,
comme beaucoup de Français de l’époque, rêvait de
reprendre l’Alsace et la Lorraine, et il a écrit plusieurs
poèmes sur ce sujet. Pierre, lui, dessinait très bien
; il réussissait tout particulièrement les
portraits. Ma mère était
agréable, mais de nature inquiète. Elle
s’inquiétait beaucoup pour mon père s’il rentrait en
retard d’une promenade à cheval, qu’il faisait pourtant
presque tous les jours. Lorsque nous partions en vacances, de
Clermont ou d’Angoulême, papa nous accompagnait à la
gare, et un jour je l’aperçois qui va déposer une
lettre à la poste ; le lendemain, la lettre arrivait en
même temps que nous à la Martinière. Papa disait
: " Je t’écris pendant que tu coiffes
Lison. " Une année, pour décharger
Mme de Raucourt, de santé fragile, maman décide
d’emmener à la Martinière ses trois aînés
: Élisabeth, Louis et Rite. À la Martinière,
maman pensait les installer dans le petit appartement Jaillard. Mais
ma grand-mère, apprenant cela, écrivit qu’il
était incorrect d’avoir pris cette décision avant de
lui en parler, qu’elle n’était pas d’accord – alors
qu’eux-mêmes restaient à Yenne. Maman a réagi
tout de suite, annulant les vacances pour tous et envisageant de
louer quelque chose au-dessus de Clermont. Échange de lettres,
puis échange de télégrammes. En fin de compte,
tout s’est arrangé et nous y sommes tous allés.
Pendant ce séjour, Rite a fait
sa première demande en mariage à maman, qui lui a
répondu : " Oui, si tu travailles bien. " Rite a
trouvé que ce n’était vraiment pas la peine d’ajouter
le " si tu travailles bien. " À cette époque,
il ôtait ses lunettes pour me faire voir comme il était
beau. Je devais avoir huit à neuf ans. Nous faisions tous ensemble de belles
promenades à pied, et quand on voyait une église
nouvelle, nous entrions toujours et on récitait trois
Je vous salue Marie
et on demandait une grâce
; et si l’église était fermée, on
récitait la prière à genoux devant
l’église. À la Martinière, nous
rencontrions les Goybet, en particulier Riquette, qui avait un mois
de plus que moi, mais ils restaient moins longtemps que nous. Nous
faisions de longues promenades ensemble. Je ne peux évoquer Yenne et la
Martinière sans évoquer tante Tabareau. C’était
la tante de ma grand-mère, la sœur de son père.
Adélaïde Bravais épousa sur le tard Henri
Tabareau, doyen de la faculté des sciences de Lyon. Elle
mourut en 1908 à 98 ans, n’ayant pas eu d’enfants. Elle a
laissé un important courrier et a, en particulier,
écrit sur son père, le Dr Victor Bravais (1764 – 1853),
pour lequel elle avait beaucoup d’admiration. Elle passait ses
vacances chez ses neveux à Yenne. Je l’ai connue alors qu’elle
était aveugle et je lui ramassais ses aiguilles à
tricoter. Elle avait une fidèle servante, Antoinette, qui la
promenait dans les rues de Lyon, et lui disait : " Madame, on
nous salue. " Maman était très fière, car
tante Tabareau trouvait que mes frères avaient un bel
accent. Quand mes grands-parents Goybet sont
morts, la maison d’Yenne est revenue au fils aîné,
Mariano. Les quatre autres enfants se sont partagé la
Martinière. La part de l’oncle Victor a été
rachetée par Henri Goybet, qui avait donc, alors, la
moitié de la Martinière. À la mort de maman, il y avait
: Henri Lepercq a racheté la
demi-part d’Henri Jaillard, il a eu la part de maman en
héritage, puis il a racheté les deux parts d’Henri
Goybet. Et c’est ainsi que les Lepercq sont devenus seuls
propriétaires. Lorsque mon père eut
donné sa démission de l’armée, nous sommes
retournés à Lyon, où nous nous sommes
installés en location, dans un quatrième étage,
quai de la Charité, devenu quai Gailleton. Magdeleine et moi couchions dans la
même chambre et cela a toujours été, même
à la fin de nos vies, lorsque nous nous retrouvions – sauf
place Bellecour. Jusqu’à son adolescence, nous avions
appelé Magdeleine " Petit Cœur ". Après mon
brevet, j’ai suivi à la faculté catholique des cours
libres d’histoire de l’art et de théologie. Mon père allait à la
messe chaque matin. Il devint organiste d’une des églises de
la Croix-Rousse. Également tous les jours, il
allait voir mon oncle Alexandre[-Stanislas] Neyrat. Cet oncle,
frère de ma grand-mère, était le dernier du nom.
Il était prélat de Sa Sainteté et un personnage
important du diocèse. J’accompagnais quelquefois mon
père dans sa visite, mais l’oncle Stanislas m’intimidait
beaucoup. À Noël, il donnait à chacun de nous un
kilo de chocolats, que maman mettait dans son armoire à glace
et que nous mangions ensemble. Il eut une mort difficile, remplie de
tentations, bien que ce fût un saint prêtre. Il eut un
grand enterrement. Je n’ai pas de souvenir de son
frère Camille. J’en arrive maintenant au terrible
accident qui coûta la vie à papa et à mon
frère Charles. Ce dernier ayant été reçu
à Saint-Cyr, papa l’accompagnait pour son entrée
à l’école. Le 4 novembre, jour de la
Saint-Charles, nous sommes tous allés à la messe
à Fourvière, sauf Pierre qui était au
Borda, école navale à Brest. À
midi et demi, nous accompagnons papa et Charles à la gare de
Perrache. Le train venait de Marseille à Lyon. On ajoutait des
wagons. Papa en changea ; il descendit de celui où il
était monté et s’installa avec Charles dans un des
wagons nouvellement attachés. Mon Dieu, pourquoi a-t-il fait
cela ? La dernière image que j’ai de papa, c’est sa descente
de wagon ; encore aujourd’hui, je le vois. Nous avons appris la nouvelle de
l’accident de Melun le lendemain matin. Nous étions
allés à la messe sans acheter le journal. Papa achetait
habituellement le
Nouvelliste. Mon oncle Pierre est venu dans la
matinée demander dans quel hôtel mon père
était descendu, et maman lui avait répondu un peu
vivement : " Mais enfin, Pierre, vous savez bien que les
Jaillard descendent toujours dans tel hôtel ! " En
réalité, il commençait ses recherches.
Le même matin – je jouais du
piano – est arrivé un télégramme de bonne-maman
Laprade : " Par quel train Joseph est-il parti ? " Cette
fois, maman s’inquiète, elle attrape son chapeau et quand elle
sort, je lui rappelle que mon père devait rencontrer des
cousins. Elle entre chez un buraliste, prend un journal, et en
courant traverse le pont de la Guillotière, à
l’extrémité duquel oncle Pierre a un dépôt
de métallurgie. Je vois revenir maman, oncle Pierre et tante
Marie à la maison, et ils repartent pour prendre tous les
trois le train de Paris. Dans le train, maman entrevoit un
télégramme qu’oncle Pierre a imprudemment sorti :
" Le Commandant Jaillard et son fils ne sont pas parmi les
blessés. " Je ne me souviens pas du retour de
maman. Pierre a fait un saut de Brest à
Melun ; il croyait que seul Charles était parti. Nous avons su, ensuite, que deux trains
s’étaient télescopés et c’est le wagon
occupé par les Lyonnais qui avait été le plus
touché. Papa avait 56 ans et Charles 18. Maman est toujours restée
très reconnaissante à Édouard Herriot de son
comportement et de sa façon d’aider les familles. Plusieurs années plus tard,
j’étais en train avec maman ; des jeunes ont montré le
lieu de l’accident ; maman a blêmi mais n’a rien dit.
À son dernier voyage, papa
emportait des souvenirs rapportés de Saragosse par ses
beaux-parents afin de les faire expertiser pour en connaître la
vraie valeur. Les livres ont bien sûr été
détruits dans l’accident et maman, en plus de son chagrin, en
était ennuyée pour la famille Goybet. Aussi, pour un
peu compenser, au mariage de Claire, fille de Mariano, devenue Mme
Thibaudet, lui offrit-elle un piano. Après la mort de papa, nous
sommes restés quelque temps à Lyon : Je prenais des leçons de piano
avec Mère Jarnot, au Sacré-Cœur. Nous passions toujours nos vacances
à la Martinière. Pendant la Guerre, la Grande, quand
nous sortions faire nos courses, nous lisions les
dépêches officielles affichées dans le hall du
Crédit lyonnais. Mais le 27 avril 1915, nous n’y sommes pas
allés. Le lendemain, en revenant de la messe, oncle Pierre
Jaillard remonte avec nous dans l’appartement, et au passage, prend
le journal la Croix
dans la boîte aux
lettres. Maman pense qu’il y a quelque chose mais ne pense pas du
tout à Pierre. Dans la
Croix, il y a un article :
" Le Léon-Gambetta
torpillé. Il y a des
survivants, mais aucun officier. " Maman est allée à Toulon,
où elle a rencontré des rescapés. Les officiers
disaient aux hommes : " Prenez les chaloupes ! " Il y avait
parmi les victimes l’Amiral Senès et son fils. Amette, qui
nageait, épuisé, dit à un voisin d’infortune :
" Dis au revoir à mes parents pour moi ! " Ce sont
les Autrichiens qui les ont torpillés et il y avait
unanimité pour dire qu’ils n’avaient rien fait pour sauver
quelques vies. Ce drame s’est déroulé
dans le canal d’Otrante, au sud de l’Adriatique. Nous avons ensuite, pendant plusieurs
jours, reçu des lettres de Pierre, parties avant
l’accident. À la déclaration de
guerre, en août 1914, nous étions à la
Martinière. Pierre devait venir nous rejoindre du
Borda ; il ne le put bien sûr pas. Et je crois que
nous ne l’avons jamais revu. Avant la mort de papa, Henri,
Magdeleine et moi-même étions très proches, et le
départ de papa et de nos frères nous a fait nous
rapprocher encore un peu plus. Henri s’était engagé
avant l’accident du Léon-Gambetta ; il avait signé son engagement en
même temps que son camarade Henri Lepercq. Il servit dans
l’artillerie. Notre tante Lisette [Élisabeth Jaillard-Pariset. – NDLR.]
me rappelait, quelque temps
avant sa mort, qu’étant venue nous voir quai Gailleton, c’est
Henri qui avait ouvert la porte et était venu nous dire tout
rougissant : " On demande ces demoiselles. " Maman a été aidée
par un notaire, à la mort de notre père. Elle
était très économe – il est vrai qu’elle ne
recevait qu’une demi-retraite de commandant ; je crois que les
Chemins de fer lui avaient aussi versé une
indemnité. Quai de la Charité, nous avions
une domestique qui avait beaucoup de qualités ; en
particulier, elle faisait de très bons petits plats avec les
restes. Elle cherchait toujours des places où elle
était seule. Maman était étonnée car elle
mangeait très peu, et un jour, elle la découvre
endormie dans sa chambre. Affolée, maman court chez la
concierge, qui monte et s’aperçoit que la perle était
ivre morte. Elle fut bien sûr renvoyée. Maman allait deux fois par semaine
à la Croix près de Fourvière, soigner des
incurables ; c’était effrayant. Maman disait que c’est un
endroit où une jeune femme ne peut aller. Pendant la Guerre, nous avons eu
Charles Goybet, fils de Victor, à la maison ; il allait au
collège où était Henri et quelquefois me faisait
signer son carnet de notes pour éviter de passer par maman.
Maman et lui-même ont fait un voyage à Toul pour voir
son père blessé : trois doigts coupés ; il a
d’ailleurs ensuite été ramené à
Lyon. Chaque année, nous allions le
1er janvier déjeuner chez les Pierre
Jaillard, et une fois, je suis restée bloquée avec
maman dans l’ascenseur. Je me souviens d’enfants de Camille
Jaillard, très vieille France, qui, avant guerre, venaient
nous voir avec une fleur. J’ai le souvenir d’un, en particulier,
entré à Sept-Fons et qui avait dû sortir pour
combattre. Je continuais à correspondre
avec mon amie Élisabeth de Raucourt. Maman est allée
passer quelques jours aux Roussières et nous avions
emmené Élisabeth avec nous à Lourdes.
Élisabeth avait été très amoureuse de
Charles et était choquée du livre de Joseph Puymoyen
sur son camarade ; elle trouvait que ce livre dénaturait
Charles et le mettait à la vue de tous ; on le lui prenait un
peu ! Maman a envisagé de marier tante
Mite (Anne-Marie de Raucourt), mais malgré son choix de
garçons très bien, nous trouvions qu’elle était
encore trop bien pour eux. Pendant plusieurs permissions de Rite,
il ne s’est rien passé ; puis, une fois, nous étions
seuls au jardin des Plantes et je me souviens que nos chaises se
rapprochaient petit à petit. Mais tout s’est passé
simplement ; à cette époque, on était moins
compliqué. Nos fiançailles ont été
célébrées à Bordeaux ; il y avait maman,
Henri et Magdeleine. Jules de la Martinière, parrain de Rite,
avait envoyé un bouquet de fleurs splendide. À mon
départ de Lyon, le train passait le long d’une
propriété Pariset. Ils étaient tous là
avec des serviettes, des chiffons, des mouchoirs pour me faire signe.
Nous étions donc déjà très amis.
Dans ma future belle-famille, on aimait
beaucoup tante Marie-Henri de la Martinière, que je ne
connaissais pas, alors. La veille de nos fiançailles, elle
devait changer de train à Bordeaux ; aussi, on m’amena
à la gare pour faire sa connaissance. Elle attendait un enfant
et, craignant que l’enfant n’arrive, elle demanda à se reposer
à la banque de France pendant que son mari continuait le
voyage avec les plus grands. On descend un berceau du grenier ; nous
étions tous très excités ; nous nous mettons
à table et mon fiancé, pour se calmer, remplissait les
verres de fumée de cigarette. Le médecin dîna
avec nous et Marie accoucha à la fin du repas. Et c’est ainsi
que Pierre de la Martinière est né à la banque
de France plutôt que chez lui. Une fois installés à
l’île Barbe, nous voyions beaucoup plus les Pariset. Nous
allions tous les dimanche déjeuner chez M. Pariset.
Mélanie faisait très bien la cuisine. La Roche-Bauzon
est une grande propriété où nous nous promenions
et jouions aux boules. Je revois encore M. Pariset allant
à son travail à pied, prenant le pont de l’île
pour aller prendre le train ; il avait une grande pèlerine
qu’il jetait sur son épaule. Je me souviens de Net (Ernest) Pariset
me tendant sa canne pour faire taire les enfants du
catéchisme. Je m’occupais de deux patronages, un
à l’île et l’autre à Lyon, quai des
Étroits il me semble. Celles de l’île Barbe
étaient plus aisées et plus gâtées que les
autres. À celles de Lyon, nous apprenions la couture, elles se
faisaient des chemises, et avec celles de Saint-Rambert, nous jouions
dans le billard de la maison. C’est avec celles de Lyon que j’ai
découvert le mot de Cambronne. Mes frères
étaient très bien élevés et parlaient de
façon irréprochable. Un des hommes qui nous avait
déménagés à l’île Barbe venait
souvent à la maison pour demander de l’argent, ayant soit un
voyage urgent et obligatoire à faire dans sa famille, soit des
médicaments à acheter pour sa femme, soit encore autre
chose. Fatiguée de donner de l’argent, maman
téléphona au curé, qui a dit que la femme de
l’homme en question allait fort bien, qu’elle n’était pas
malade, et qu’elle ne s’était pas cassé la jambe.
À partir de ce jour, nous ne lui avons plus ouvert.
J’avais à l’époque trois
amies très chères : Lydie Goullioud, fille du
médecin qui avait mis au monde mon frère Charles ;
Madeleine Gourd et Élisabeth Rimaud, qui toutes deux se sont
faites religieuses. Lydie s’est mariée avec Joseph Lepercq,
frère aîné d’Henri. Et puisque nous parlons
d’Henri Lepercq, j’en profite pour glisser que Magdeleine avait eu
deux demandes en mariage, et c’est Henri qu’elle a choisi.
J’ai épousé Henri
Poncelin de Raucourt le 2 octobre 1919 à Bordeaux ; nous
aurions pu nous marier plus tôt, mais Rite n’étant pas
démobilisé, mon beau-père s’y est
opposé. Nous avons fait notre voyage de noces
à Hendaye, dans une maison prêtée par des amis
des Raucourt. Nous avions à notre disposition une domestique
qui faisait la cuisine. Elle préparait ce qu’elle voulait, je
ne commandais rien. Pendant ce séjour basque, mon
mari m’a appris à tirer au revolver sur cible ! Nous sommes
allés en randonnée à Fontarabie et mon nouveau
mari me reprochait de le regarder au lieu de regarder le
paysage. Nous étions partis en
calèche de la banque de France, mais comme nous avions
oublié nos parapluies, nous sommes revenus à la grande
joie de tous. À la gare, où elle attendait elle aussi
un train, tante Marie-Henri faisait semblant, par délicatesse,
de ne pas nous voir. Un invité du mariage arriva avec un
cadeau : c’était une boîte un peu haute. Faut-il
l’ouvrir, ne faut-il pas l’ouvrir ? Je l’ouvre le lendemain.
C’était une chocolatière en verre, toute cassée
; il ne restait que le couvercle et le bec en cuivre. Heureusement
que je ne l’avais pas ouvert. Mais il a fallu, quand même,
remercier. Rite désirait rester dans
l’armée ; il était sous-lieutenant à la fin de
la guerre ; mais, comme il aurait été
rétrogradé sous-officier, il a choisi la banque de
France où il a eu tout de suite un poste à Lyon. Nous
nous sommes installés à l’île Barbe, chez maman,
dans une chambre au second étage. Un an après, Henri
épousait Élisabeth Pariset. Il était encore
étudiant à l’École supérieure
d’électricité de Grenoble. À cette époque, Rite fait
pour la banque de France un remplacement d’un mois à Mende.
Nous avions une chambre meublée devant la cathédrale et
nous prenions nos repas au restaurant. Mon mari travaillait à
9 heures et souvent, avant, nous montions à pied sur le
causse. Souvenirs merveilleux ! À l’issue d’une plus grande
promenade d’une journée, il était trop tard pour
rentrer à Mende ; nous avons cherché une chambre, mais
comme il y avait eu une foire le matin même, il n’y avait rien
de libre. Nous sommes allés chez le curé, qui nous a
envoyés chez la Marie. Elle nous a fait une omelette, et le
lendemain matin, nous a réveillés et montré le
chemin le plus court pour rentrer à Mende. Elle était
un peu méfiante et avait laissé la porte ouverte, car
il y avait de la charcuterie pendue dans le couloir. Au retour de Mende, ayant trouvé
très agréable d’être seuls, nous avons pris un
appartement au quatrième étage (cent marches) quai de
Tilsitt. Après un an de mariage,
n’attendant pas d’enfant, je suis allée consulter un
médecin, le Dr Plochut, qui m’a dit qu’il n’y avait
qu’à attendre. Henri et Lisette, mariés un an
après nous, avaient eu Marguerite, Magdeleine et Henri, moins
de deux ans après, ont eu Marie-Jo. Je me souviens être
restée couchée un mois, espérant que cela le
ferait venir. Enfin Marie s’est annoncée au bout de trois ans
de mariage, alors que nous commencions à nous
résigner. Nous avons acheté la Charmionne,
à l’île Barbe, à oncle Pierre Jaillard. Ce nom de
Charmionne vient d’un de nos ancêtres qui l’avait
achetée : Philibert Charmy. Cette maison était mal
louée et nous ne l’avons jamais habitée. Nous l’avons
revendue pour racheter les parts des Vieilles Vignes. Je suis allée aux bains de mer
pour la première fois après mon mariage, chez mon
beau-père qui était entré à la banque
Adam à Boulogne-sur-Mer. Nous mettions nos costumes de bain
dans une cabine et allions à l’eau avec une pèlerine
que nous n’enlevions que pour entrer dans l’eau. – Il me semble
pourtant qu’avec mes parents, j’avais déjà vu la mer ;
il existait une photo de Magdeleine et moi en petit costume de bain
devant un bateau de marins. Nous avions dû y aller
d’Angoulême. Pierre voulait être marin ; il fallait donc
bien qu’il ait vu la mer. Maman a porté le deuil
très longtemps ; il me semble que pour mon mariage, elle avait
encore un petit voile. J’ai des souvenirs de l’installation
des Lepercq à Marseille-Endoume ; Maman est allée chez
eux plusieurs fois, en particulier pour la mort de leur petit Jean.
Maman avait pris le petit corps dans ses bras en disant : " Il
voit Dieu. " À cette époque, nous
correspondions beaucoup avec Maman. Chaque fois que nous partions aux
colonies ou en revenions, nous nous arrêtions et couchions chez
les Lepercq à Mazargues, dans une bien jolie maison. Maman a
vécu longtemps chez eux à Mazargues, puis elle a voulu
revenir à Lyon et ce fut dommage. Comme elle avait horreur de la cuisine,
elle faisait venir un repas par jour du restaurant d’en face.
Maman allait souvent à
Fourvière ; après le tramway à vapeur, elle
prenait la ficelle à Saint-Jean. Une fois, elle s’était
tricoté une belle paire de gants ; pour ne pas l’abîmer,
elle ne voulut la mettre qu’en entrant dans Lyon, mais elle l’a
perdue avant d’arriver. Pauvre maman ! Au moment de la naissance de mon fils
Henri en 1935 à l’île Barbe, la Saône charriait
des glaçons et mon mari était parti faire du ski avec
Lisette Poidebard. Quelques jours après, Lisette revient et
demande à maman s’ils peuvent recommencer, et maman lui
répond tranquillement : " Il ne vaut mieux
pas. " Maman vieillissait. Elle s’était
cassé le col du fémur, mais ça s’était
bien remis et elle marchait en poussant une chaise. Elle perdait un
peu la tête et quelquefois appelait ses petits-fils
Joseph. Maman est morte le 25 août 1945
à 82 ans, après trente-deux ans de veuvage. Nous rentrions du Maroc et tout se
liguait pour que j’arrive trop tard. À l’arrivée,
à Toulon, le bateau a été mis en quarantaine
quelques jours ; même les officiers n’ont pu monter voir leur
famille. Le trajet par le train de Marseille à Poitiers fut
interminable. J’étais tellement fatiguée que je me suis
évanouie en arrivant. J’étais seule avec les enfants ;
nous avons couché au collège Saint-Joseph pour
récupérer. Aux Vieilles Vignes, il y avait les Desroy ;
Jean a fait mon itinéraire, mais je ne suis arrivée que
pour l’enterrement. La cérémonie a eu lieu à
Saint-Vincent et maman a été enterrée à
Loyasse. Avant de terminer ce bavardage, je
voudrais encore évoquer mon frère et ma sœur.
Mon frère Henri et ma
belle-sœur, mis à part quelques mois à Grenoble, le
temps qu’Henri termine ses études, ont toujours habité
quai Saint-Vincent, d’abord au rez-de-chaussée sur une petite
place, puis dans l’immeuble Pariset. Lisette disait : " À chaque
naissance, papa nous fait un beau cadeau : tapisserie, tableau,
meuble, " mais parfois elle ajoutait avec malice :
" J’aimerais bien qu’il m’offre quelques heures de femme de
ménage. " Henri, qui était
ingénieur, a fait toute sa carrière à Gaz de
France-Lyon. Il connaissait parfaitement les
règles de la bonne éducation, et je me souviens, en
particulier, qu’à table, il ne voulait pas qu’on porte le
dessert avant que l’on ait ôté sel, poivre… Je suis à peu près
certaine qu’il est venu aux Vieilles Vignes avec ma belle-sœur ; il y
avait peut-être aussi Marie-Geneviève ; c’était
probablement pour un mariage. Les dernières années de
sa vie, chaque fois que nous nous quittions, mon frère me
disait : " Que Dieu te garde ! " Et la dernière
fois, il me dit cela du haut de l’escalier. À mon dernier séjour
à l’île Barbe, j’étais seule avec ma belle-sœur,
et Chantal a souvent couché à côté de nos
chambres, s’inquiétant quelquefois de sa
belle-mère. Henri Lepercq, lui, était
directeur commercial à Gerland. J’étais chez eux au
moment de sa mort, et le jour de sa mort, Henri s’est encore
levé et habillé. Je me souviens de la petite
scène suivante : ses filles Chantal et Monique venant de
rentrer des sports d’hiver avec les Lavelle, Magdeleine fait à
Henri une petite allusion sur le regard particulièrement
brillant de Chantal, et il lui a répondu : " Tu te fais
toujours des illusions ! " Et pourtant !… Arrivée à mes 92 ans, je
me dis que j’ai eu une vie très heureuse, malgré les
chagrins et les grandes peines, et tous les jours, j’en remercie le
Seigneur. Comme, avec mon frère et ma
sœur, nous étions très unis, j’aimerais que la famille
tâche de continuer à se connaître, à se
voir, et même à s’écrire. Louise [Lison] de Raucourt,
interrogée par Gérald Faucher. Saint-Saturnin,
début septembre 1991. In La Gazette de l'île Barbe
n° 43