Écully, 20 novembre [1991].
Chers Cousins, Nous venons de lire avec beaucoup
d’intérêt les souvenirs de tante Lison [de Raucourt],
patiemment récoltés par Gérald. Ils sont si
vivants et font si bien revivre l’enfance de nos parents et la vie de
nos grands-parents ! Merci !… À propos du torpillage du
Léon-Gambetta,
j’ai noté que nos parents
étaient allés à Rome avec bonne-maman pour un
jubilé, et de là jusqu’à Capo Santa Maria di
Leuca, au bout de l’Italie, où se trouvait un monument
élevé en souvenir des marins du Léon-Gambetta. Je pense que c’était en 1925…
J’ai noté de mon
côté quelques souvenirs sur bonne-maman à la
période de notre jeunesse, qui peuvent un peu compléter
la fin de votre travail, et je vous l’envoie. Je suis d’ailleurs en train de
résumer pour nos enfants mes petits carnets de chaque
année depuis notre mariage ; c’est comme cela que j’ai pu
trouver les dates de 1944 et de 1945. Bonne-maman a beaucoup souffert
d’être coupée de sa fille aînée par la
guerre après le débarquement en Afrique du Nord.
À ce propos, je l’entends encore dire à papa :
" Mais alors, mon gendre est un dissident ? Qu’aurais-tu fait,
Henri ? " et papa répondre : " Mais sûrement
la même chose, maman. " Je vous envoie donc ces quelques
notes ; vous pourrez peut-être les faire lire à tante
Lison, à l’occasion. J’en ai joint une copie au travail de
Gérald qui circule dans la famille. En souhaitant vous voir
bientôt (mes neveux organisent une réunion de famille au
printemps) je vous envoie à tous deux toutes les
amitiés de notre ménage. Marguerite Cabane.
Bonne-maman était très
indépendante : je crois qu’elle n’aurait pas aimé vivre
entièrement chez un de ses enfants. Pendant notre enfance,
elle habitait donc l’île Barbe, d’où elle allait faire
des séjours chez les uns et les autres, à Marseille
(puis Mazargues) principalement, puisque nous la voyions davantage
à Lyon et que les Raucourt étaient souvent aux
colonies. Elle venait régulièrement passer des
journées quai Saint-Vincent et s’y installait quelquefois en
cas de besoin, lors des naissances par exemple. Une année, elle est revenue
précipitamment de Marseille parce qu’on était inquiet
d’André, tout petit encore, et atteint d’une
mastoïdite. Je me souviens aussi de l’année
où Charles et André ont eu la typhoïde.
Bonne-maman s’est installée avec nous, Joseph, Pierre et moi,
dans une pension de famille rue Vaubecour pour que nous puissions
aller en classe et éviter la contagion. Il y avait dans cette
pension un vieux cousin de bonne-maman, M. Duc. Il nous a offert
à chacun un sujet en pain d’épices car c’était
le moment de Noël. En rentrant à la maison, nous avons
retrouvé Charles tout long et tout maigre ; il
réapprenait à marcher… Nous allions souvent à
l’île Barbe, naturellement, et en tout cas, nous nous y
installions avant la fin des classes fin mai ou début juin
jusqu’au mois d’août. En juillet, les Lepercq arrivaient
à la Martinière. Bonne-maman y allait aussi et nous les
rejoignions en août jusqu’à la rentrée des
classes, fin septembre à cette époque. C’est nous qui
fermions la maison, les Lepercq étant rentrés à
Marseille quelques semaines plus tôt. De trop rares années, les
Raucourt sont venus aussi ; c’était la joie. Je me souviens de
belles promenades faites avec eux en Beaufortin notamment.
Avec les Lepercq, nous avons fait aussi
des circuits en montagne (Val-d’Isère). Oncle Henri nous
emmenait en voiture. Tante Magdeleine tricotait toujours à ses
côtés. À Lyon et à
Saint-Rambert, bonne-maman avait beaucoup d’activités. Elle
était très estimée. Elle faisait partie des
" instances dirigeantes " de la Ligue (féminine
d’action sociale, je ne sais plus trop le titre exact). De ce fait,
elle était en relations avec le " gratin " lyonnais
des dames d’œuvres : Mme de la Croix-Laval, Mme Ludovic Gindre (la
grand-mère de Gilles Gros) et beaucoup d’autres. Elle s’occupait aussi de la Croix
Rouge. Je crois qu’elle avait été infirmière
pendant la guerre de 1914-1918. À Saint-Rambert, elle faisait
beaucoup de visites diverses pour ses œuvres. Je l’ai quelquefois
accompagnée. Il y avait une quête annuelle ; nous
mettions les pièces en tas après la messe. La
préparation de la kermesse de la paroisse mobilisait aussi son
énergie plusieurs mois d’avance. C’est vrai que bonne-maman n’aimait pas
faire la cuisine et ne faisait pas bien attention à ce qu’elle
mangeait. C’est pour cela qu’à une époque, elle se
faisait porter un plat chaque jour de l’auberge, tenue alors par M.
et Mme Noble. Ce ménage était tout dévoué
à bonne-maman. Mme Noble lui faisait un peu de ménage
et le mari servait d’homme à tout faire-bricoleur. On avait
même installé à une certaine époque une
sonnerie entre chez eux et l’appartement de bonne-maman pour qu’elle
puisse appeler en cas de besoin jour et nuit. Les Noble recevaient surtout des
clients pêcheurs, pas bien nombreux. En été, il y
avait un peu plus de monde ; on mettait des tables sur la place
Notre-Dame et il y avait même un " musicien " qui
jouait des petits airs en tapant sur des bouteilles plus ou moins
pleines. Dans les dernières
années, bonne-maman s’installait pour l’hiver dans une maison
de religieuses (les sœurs de la Sainte-Famille) à
Cuire-le-Bas. C’est là que nous allions la voir. Vers 1936, bonne-maman nous a
emmenées à Lourdes, Marie-Jo et moi. Puis en août
1937, elle nous a emmenées de nouveau, mais cette fois
à Rome. Ce fut une semaine magnifique à Rome, Naples,
Pompéi, une audience du pape à Castel Gandolfo. Nous
avons vu beaucoup de choses à Rome. En fin de journée,
bonne-maman était un peu fatiguée et nous laissait
toutes les deux arpenter les rues voisines de notre hôtel,
via Vittorio Veneto,
jusqu’au jour où, du
balcon de sa chambre, elle a aperçu un jeune italien qui nous
débitait des compliments (dont bien entendu nous ne
comprenions pas un mot !). Bonne-maman aimait bien organiser des
mariages. Tante Lison le raconte aussi. Il y avait quelquefois des
entrevues à l’île Barbe ; nous y assistions parfois
" pour que cela semble plus naturel ! " Plusieurs mariages
en sont résultés. Un peu plus tard, c’est à la
fameuse kermesse de Saint-Rambert que bonne-maman manœuvra pour que
le fils de ses amis Cabane, récemment rentré de
captivité, rencontre sa petite-fille. Après notre mariage en octobre
1943, Pierre et moi, nous avons quitté Lyon ; c’était
encore la guerre, on ne circulait pas aussi facilement que
maintenant, mais bonne-maman a connu Bruno ; je le lui ai mené
plusieurs fois. J’ai noté que papa et Jo
étaient allés la chercher à Marseille fin
décembre 1944. En avril 1945, nous sommes allés
la voir au Cénacle de Fourvière avec notre fils.
Fin mai, maman nous a prévenus
que bonne-maman s’était cassé le bras droit : je pense
que c’est à partir de cette date que bonne-maman a
décliné rapidement. Elle était chez des religieuses
à la Croix-Rousse quand maman est allée lui dire la
mort de Jo, mais ses idées n’étaient plus très
claires et elle a confondu Jo avec son fils Pierre, mort aussi en
Méditerranée, m’a dit maman. Je pense que c’est à la
Croix-Rousse qu’elle est morte. Marguerite
Cabane. In La gazette de l'île Barbe n° 45