Bonne-maman de 1930 à 1945

[Constance Jaillard-Goybet]

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À Gérald et Françoise Faucher

  Écully, 20 novembre [1991].

Chers Cousins,

Nous venons de lire avec beaucoup d’intérêt les souvenirs de tante Lison [de Raucourt], patiemment récoltés par Gérald. Ils sont si vivants et font si bien revivre l’enfance de nos parents et la vie de nos grands-parents ! Merci !…

À propos du torpillage du Léon-Gambetta, j’ai noté que nos parents étaient allés à Rome avec bonne-maman pour un jubilé, et de là jusqu’à Capo Santa Maria di Leuca, au bout de l’Italie, où se trouvait un monument élevé en souvenir des marins du Léon-Gambetta. Je pense que c’était en 1925…

J’ai noté de mon côté quelques souvenirs sur bonne-maman à la période de notre jeunesse, qui peuvent un peu compléter la fin de votre travail, et je vous l’envoie.

Je suis d’ailleurs en train de résumer pour nos enfants mes petits carnets de chaque année depuis notre mariage ; c’est comme cela que j’ai pu trouver les dates de 1944 et de 1945.

Bonne-maman a beaucoup souffert d’être coupée de sa fille aînée par la guerre après le débarquement en Afrique du Nord. À ce propos, je l’entends encore dire à papa : " Mais alors, mon gendre est un dissident ? Qu’aurais-tu fait, Henri ? " et papa répondre : " Mais sûrement la même chose, maman. "

Je vous envoie donc ces quelques notes ; vous pourrez peut-être les faire lire à tante Lison, à l’occasion. J’en ai joint une copie au travail de Gérald qui circule dans la famille.

En souhaitant vous voir bientôt (mes neveux organisent une réunion de famille au printemps) je vous envoie à tous deux toutes les amitiés de notre ménage.

Marguerite Cabane.

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[Lyon, Marseille et la Martinière]

Bonne-maman était très indépendante : je crois qu’elle n’aurait pas aimé vivre entièrement chez un de ses enfants. Pendant notre enfance, elle habitait donc l’île Barbe, d’où elle allait faire des séjours chez les uns et les autres, à Marseille (puis Mazargues) principalement, puisque nous la voyions davantage à Lyon et que les Raucourt étaient souvent aux colonies. Elle venait régulièrement passer des journées quai Saint-Vincent et s’y installait quelquefois en cas de besoin, lors des naissances par exemple.

Une année, elle est revenue précipitamment de Marseille parce qu’on était inquiet d’André, tout petit encore, et atteint d’une mastoïdite.

Je me souviens aussi de l’année où Charles et André ont eu la typhoïde. Bonne-maman s’est installée avec nous, Joseph, Pierre et moi, dans une pension de famille rue Vaubecour pour que nous puissions aller en classe et éviter la contagion. Il y avait dans cette pension un vieux cousin de bonne-maman, M. Duc. Il nous a offert à chacun un sujet en pain d’épices car c’était le moment de Noël. En rentrant à la maison, nous avons retrouvé Charles tout long et tout maigre ; il réapprenait à marcher…

Nous allions souvent à l’île Barbe, naturellement, et en tout cas, nous nous y installions avant la fin des classes fin mai ou début juin jusqu’au mois d’août.

En juillet, les Lepercq arrivaient à la Martinière. Bonne-maman y allait aussi et nous les rejoignions en août jusqu’à la rentrée des classes, fin septembre à cette époque. C’est nous qui fermions la maison, les Lepercq étant rentrés à Marseille quelques semaines plus tôt.

De trop rares années, les Raucourt sont venus aussi ; c’était la joie. Je me souviens de belles promenades faites avec eux en Beaufortin notamment.

Avec les Lepercq, nous avons fait aussi des circuits en montagne (Val-d’Isère). Oncle Henri nous emmenait en voiture. Tante Magdeleine tricotait toujours à ses côtés.

[Une dame d’œuvres]

À Lyon et à Saint-Rambert, bonne-maman avait beaucoup d’activités. Elle était très estimée.

Elle faisait partie des " instances dirigeantes " de la Ligue (féminine d’action sociale, je ne sais plus trop le titre exact). De ce fait, elle était en relations avec le " gratin " lyonnais des dames d’œuvres : Mme de la Croix-Laval, Mme Ludovic Gindre (la grand-mère de Gilles Gros) et beaucoup d’autres.

Elle s’occupait aussi de la Croix Rouge. Je crois qu’elle avait été infirmière pendant la guerre de 1914-1918.

À Saint-Rambert, elle faisait beaucoup de visites diverses pour ses œuvres. Je l’ai quelquefois accompagnée. Il y avait une quête annuelle ; nous mettions les pièces en tas après la messe. La préparation de la kermesse de la paroisse mobilisait aussi son énergie plusieurs mois d’avance.

C’est vrai que bonne-maman n’aimait pas faire la cuisine et ne faisait pas bien attention à ce qu’elle mangeait. C’est pour cela qu’à une époque, elle se faisait porter un plat chaque jour de l’auberge, tenue alors par M. et Mme Noble. Ce ménage était tout dévoué à bonne-maman. Mme Noble lui faisait un peu de ménage et le mari servait d’homme à tout faire-bricoleur. On avait même installé à une certaine époque une sonnerie entre chez eux et l’appartement de bonne-maman pour qu’elle puisse appeler en cas de besoin jour et nuit.

Les Noble recevaient surtout des clients pêcheurs, pas bien nombreux. En été, il y avait un peu plus de monde ; on mettait des tables sur la place Notre-Dame et il y avait même un " musicien " qui jouait des petits airs en tapant sur des bouteilles plus ou moins pleines.

[Les dernières années]

Dans les dernières années, bonne-maman s’installait pour l’hiver dans une maison de religieuses (les sœurs de la Sainte-Famille) à Cuire-le-Bas. C’est là que nous allions la voir.

Vers 1936, bonne-maman nous a emmenées à Lourdes, Marie-Jo et moi. Puis en août 1937, elle nous a emmenées de nouveau, mais cette fois à Rome. Ce fut une semaine magnifique à Rome, Naples, Pompéi, une audience du pape à Castel Gandolfo. Nous avons vu beaucoup de choses à Rome. En fin de journée, bonne-maman était un peu fatiguée et nous laissait toutes les deux arpenter les rues voisines de notre hôtel, via Vittorio Veneto, jusqu’au jour où, du balcon de sa chambre, elle a aperçu un jeune italien qui nous débitait des compliments (dont bien entendu nous ne comprenions pas un mot !).

Bonne-maman aimait bien organiser des mariages. Tante Lison le raconte aussi. Il y avait quelquefois des entrevues à l’île Barbe ; nous y assistions parfois " pour que cela semble plus naturel ! " Plusieurs mariages en sont résultés.

Un peu plus tard, c’est à la fameuse kermesse de Saint-Rambert que bonne-maman manœuvra pour que le fils de ses amis Cabane, récemment rentré de captivité, rencontre sa petite-fille.

Après notre mariage en octobre 1943, Pierre et moi, nous avons quitté Lyon ; c’était encore la guerre, on ne circulait pas aussi facilement que maintenant, mais bonne-maman a connu Bruno ; je le lui ai mené plusieurs fois.

J’ai noté que papa et Jo étaient allés la chercher à Marseille fin décembre 1944.

En avril 1945, nous sommes allés la voir au Cénacle de Fourvière avec notre fils.

Fin mai, maman nous a prévenus que bonne-maman s’était cassé le bras droit : je pense que c’est à partir de cette date que bonne-maman a décliné rapidement.

Elle était chez des religieuses à la Croix-Rousse quand maman est allée lui dire la mort de Jo, mais ses idées n’étaient plus très claires et elle a confondu Jo avec son fils Pierre, mort aussi en Méditerranée, m’a dit maman.

Je pense que c’est à la Croix-Rousse qu’elle est morte.

Marguerite Cabane.

In La gazette de l'île Barbe n° 45

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