La rivière est maintenant
délivrée de ses bas-ports. Le coteau d’en face
étage des futaies moutonnantes, si drues qu’elles cachent les
maisons de campagne, installées – beaucoup, depuis plus d’un
siècle – parmi leurs ombrages qui ne cessent pas de
grandir. Le souffle plus frais de l’eau annonce
de loin le barrage. En aval de l’île, sa ligne d’écume
coupe les verdures. Barrage paisible, peu bruyant ; le cours dolent
de la Saône en est à peine troublé.
Divisée par l’île Barbe, comme par une longue nef
pavoisée de feuillages, elle apparaît ici très
large. J’aimerais aborder dans l’île en bateau ; mais, du grand
pont suspendu, un escalier y descend : voie prosaïque et plus
rapide. En bas, je retrouve un vieux "comptoir" avec la classique
enseigne : "casse-croûte, vin à porte-pot"
[Cette expression locale : vin
à porte-pot, signifie : vin vendu au détail. " Au
xviiie siècle, le droit de vendre du vin
à pot enfermait celui de ne payer ni aides ni droit d’octroi
pour le vin, vendu généralement en pièces."
(Nizier de Puitspelu, Oisivetés, p. 353.) – NDLA.] ; et l’on a collé rustiquement contre le
tronc d’un platane cette petite affiche très lyonnaise : "le
pôt, trois francs". Lyon est un des rares pays où "le
pôt" tout court, comme au temps de Rabelais "le piot", signifie
la bouteille de vin (trois quarts de litre). Ce retour à l’île Barbe me
ramène en des années tellement distantes qu’elles
semblent appartenir à une autre existence. Étudiant,
j’y venais seul, dans les beaux jours, lire et songer, regarder l’eau
glisser entre les branches, le soleil bouger dans les feuilles. Mais,
comme beaucoup de lieux champêtres, l’île Barbe se
partage en deux régions : l’une populaire et banale, avec des
guinguettes, des jeux de boules, des balançoires ; l’autre,
réservée, riche de solitude et de mystère.
Celle-ci, je m’y réfugiais délicieusement. Les
bénédictins, qui aimaient le voisinage des belles eaux,
établirent dans l’île Barbe une abbaye accueillante. De
ses bâtiments et de leurs dépendances ne subsistent que
l’abside d’une chapelle, une tour brune aux fenêtres romanes,
une petite maison que j’ai toujours vue close, et tout cela perdu au
milieu des arbres, sous les lierres. Un cèdre imposant, un
gros mûrier tordu couvrent d’une ombre dense les allées
de l’étroit jardin. Ils boivent les haleines du courant,
qu’anime l’appel du barrage. D’un parapet, je me penche sur l’eau,
d’un vert profond. La berge de la rive gauche nourrit des peupliers
nouvellement feuillus où la lumière fuse en jets roux.
C’est un paysage confiné, méditatif, d’une
suavité austère, fait pour le recueillement
d’ascètes qui ne s’interdisaient pas la délectation des
yeux. Un jeune pêcheur à la
ligne, seul hôte, à cette heure, du jardin, m’explique
sa méthode pour prendre des chevassons et des chevaines,
poissons excellents, parce qu’ils circulent, comme les truites, hors
de la vase, près de la surface, et dans des eaux rapides. La
chevaine est friande de menu fretin. Il faut donc amorcer avec
" du goujon ", s’en munir abondamment. La chevaine se jette
comme une furieuse sur l’hameçon. La question est de saisir
l’instant, de l’enferrer avant qu’elle se méfie. Je m’unis quelques instants à
son attente, jusqu’à ce qu’il ait jeté dans sa
corbeille un poisson. Mais " ça ne mord pas. " Il
restera là jusqu’au soir, placide, vigilant, l’œil tendu sur
le bouchon. Je lui confie que sa passion fut mienne autrefois.
Aujourd’hui, je me verrais mal décrochant l’hameçon de
la gueule d’une malheureuse chevaine, condamnée à mort,
vouée à une friture dont je puis bien me passer. Il
m’arrivait d’ailleurs, quand j’attrapais d’innocents goujons, de les
rejeter dans la rivière, en leur souhaitant de ne plus se
laisser prendre. Pêcher à la ligne me semblait, avant
tout, un exercice de contemplation. Ce divertissement n’a rien, en soi, de
très lyonnais ; mais le Lyonnais, attentif et patient,
gourmand aussi, le goûte mieux que personne. Beaucoup plus haut que l’île
Barbe, la Saône, resserrée ici par les collines,
s’étale aux bords des prairies ; elle reflète lentement
de vieux ponts suspendus, des villas mélancoliques et
somnolentes comme elle. Je n’irai point jusque-là ; mais il me
serait pénible de retourner vers la ville sans avoir
sonné à la porte, un peu plus loin, de mon vieil ami,
le notaire Ernest Pariset. Il habite, en été du moins,
sur la rive droite, au-delà du village de Saint-Rambert, un
domaine qui lui vient de ses grands-parents. La maison fut
bâtie, au xvie
siècle, pour un marchand florentin. Dans la cour, les arcades
d’une galerie fruste relient deux corps de logis aux volets bruns. Un
magnolia conique, touffu comme un if, et dont toutes les feuilles
miroitent, s’appuie contre une tour à toit plat, drapée
d’un lierre épais. La demeure est simple, mais
ornée de choses anciennes, avec un goût très
sûr. Pariset, robuste patriarche, vient dans la belle saison se
reposer ici où il assemble ses enfants et petits-enfants, les
petits si nombreux que, lorsqu’ils se mettent à table, le
grand-père tient en main une liste pour indiquer à
chacun sa place. Dans le parc, une allée de
marronniers vénérables oppose ses troncs noueux et le
vert pesant de ses frondaisons, trouées d’un soleil diffus,
à l’aménité d’une pelouse qu’égaie un
noyer du Canada, clair de feuillage et comme lavé de
lumière. Des méandres ombreux s’élèvent
et plongent sur la Saône, ou s’en vont vers une roseraie, au
creux des vallons qui cheminent vers les hauteurs du mont
d’Or. Tout affirme l’agrément solide
d’une maison de campagne conservée, embellie par des
générations. Ernest Pariset, quelques autres que j’ai
connus, pourraient suffire à représenter cette
bourgeoisie lyonnaise, belle par la régularité d’un
labeur modeste, mais soutenu avec foi. Ce que le grand-père a
fait, les fils l’ont continué, les petits-fils ne
l’abandonneront pas ; ou s’ils entreprennent quelque chose de
nouveau, ils y porteront les mêmes vertus d’application, de
loyauté, d’intelligence pratique ; ils sauront discerner la
tradition de la routine ; économes du patrimoine, ils
ouvriront, pour des œuvres généreuses et sagement
conduites, les écluses d’une charité infatigable. Les
aïeux ajoutaient à leur sens des affaires une culture
étendue, la curiosité des choses de l’esprit – le
père d’Ernest Pariset a laissé un ouvrage sur le
musée des tissus. Les fils tiennent à ne pas
déchoir de cette élégance intellectuelle. Enfin
et surtout, ils maintiennent l’héritage de croyance qui reste
l’armature de leur force ; et la couronne d’enfants dont se pare leur
table est le plus bel acte d’adhésion aux préceptes
générateurs de prospérité, de concorde,
de sainteté. Émile
Baumann. In Lyon et le Lyonnais, J. de Gigord éditeur, collection
" Gens et Pays de chez nous ", Paris, sans date [1934],
" I. De Perrache à l’île Barbe ".
In La gazette de l'île Barbe n° 45