Il était une fois

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Lyon, 14 juillet 1914

Depuis quelques jours, la capitale des Gaules est abondamment pavoisée en l’honneur de la commémoration de la plus grande fête de la République. Étendards et oriflammes, flottant sous une légère brise, ornent les hauts mâts dressés au long des trottoirs. Tendues de façades à façades, des guirlandes aux multiples et chatoyantes couleurs ondulent au-dessus des rues, des boulevards et des ponts de la cité.

Un sourd bourdonnement s’amplifie de minute en minute : les cuirassiers viennent de quitter leur caserne de la Part-Dieu. Par le boulevard Vivier-Merle et pour gagner la place Bellecour où aura lieu, entre Rhône et Saône, une grandiose prise d’armes, ils défilent maintenant le long de l’avenue Félix-Faure. Les sabots des chevaux claquent sur les pavés brillants ; en tête, le porte-drapeau du régiment ouvre la marche, puis arrive le colonel, suivi par la clique. Les tambours résonnent, accompagnent les trompettes rutilantes qui lancent dans l’air limpide les puissantes et vengeresses notes de la Marche lorraine. Les escadrons se succèdent, chacun précédé par son capitaine.

Agglutinés en une masse compacte sur toute la largeur des trottoirs, les Lyonnais ovationnent le régiment favori de leur ville. Au premier rang de cette foule enthousiaste, Annette applaudit encore plus vivement, plus ardemment que ses voisins. En effet, parmi ces centaines de militaires, elle n’en voit qu’un seul, son Léon, dont elle vient de croiser le regard complice. C’est son fier cavalier, superbe et éblouissant dans les ors de sa cuirasse et de son casque à cimier, étincelants aux rayons d’un soleil resplendissant ; et ses yeux ne le quittent plus jusqu’à ce qu’il se fonde et disparaisse dans les rangs serrés de ces centaures des temps modernes.

Joyeuse et rêveuse, elle regagne la rue Rabelais car elle sait qu’ils se retrouveront cet après-midi dans une guinguette des bords de Saône, près de l’île Barbe, où ils danseront et, en amoureux, imagineront et se projetteront dans un avenir plein de tendresse.

Marseille, 22 mars 1920

L’antique cité phocéenne attendait cet heureux jour depuis 2 500 ans ! Annette et Léon ont quitté Lugdunum, devenue " la brumeuse " pour leur couple, et le printemps provençal leur offre en ce jour le plus beau des cadeaux, à partager avec Gaby et avec notre mémé.

Des noms célèbres ont entouré mes premiers jours :

– Platon, de l’officier de l’état civil, descendant présumé du célèbre philosophe grec !

– Marius, du plus jeune frère de Maman, et nom du célèbre général romain !

– Olive (mais oui !), des amis de nos parents.

Cela se passait rue des Bergers, près de Notre-Dame-du-Mont, paroisse où je fus baptisé. C’est un quartier populaire du centre-ville, avec ses rues grimpant à l’assaut des pentes de la colline de la Plaine, entre le Vieux Port et la dépression du boulevard Chave.

En face de notre logement, nos parents exploitaient un commerce de maroquinerie. Hélas, ne résistant pas à l’attrait d’une marchandise de choix, une certaine nuit, des clients peu respectueux des règles de la société se servirent sans acquitter la facture ni laisser leur adresse, ce qui ne se conçoit pas chez nous.

Marseille, 2 septembre 1922

À la suite de ce cambriolage, et pour le ranger au placard des oubliettes, au cours des deux années suivantes, quelques changements intervinrent dans le cadre de la famille.

D’abord, nos parents ont transféré leur activité dans la rue de Rome (au 115, je crois), l’artère très commerçante près de la préfecture.

Puis nous avons quitté la Plaine, laissant le logement à Marius, pour nous installer traverse de la Zizinia, dans une villa à l’extrémité du Prado, près des plages.

L’oncle Célestin, Virginie et leurs enfants résident un peu plus loin, au b de la rue du même nom.

La tante Caroline et son mari Paul habitent dans le centre et justement, aujourd’hui, mémé, maman, Gaby et moi devons les rejoindre au parc Borély, avec leur fils Georges, né quelques jours avant moi.

En cette fin d’été, maman m’a joliment habillé d’un petit ensemble de lin blanc et chaussé de chaussures vernies à brides. Tandis qu’elle va se chapeauter, par sécurité, elle m’a mis " en attente " dans ma chambre, me laissant à mes jouets. Enfin prête, me prenant dans ses bras, elle descend au rez-de-chaussée avec moi retrouver mémé.

Pour sortir ma poussette, maman me pose au sol et aussitôt, je relève ma jambe droite. D’abord surprise, elle me demande de ne pas exercer mes talents de clown, puis, devant mon obstination à jouer au héron, se fâche un tantinet : " Allons, viens vite ici, sinon je te couche et tu n’iras pas au parc t’amuser avec ton cousin ! " Un peu inquiété par la menace, j’esquisse une nouvelle tentative pour manifester ma bonne volonté. Mais rien n’en résulta et mon pied remonta plus vivement qu’il ne s’était abaissé !

Alors là, maman s’affole, pensant m’avoir blessé ou froissé un nerf ou une articulation en me chaussant. Malgré les invitations au calme de mémé, Annette, de plus en plus inquiète, me place dans la poussette et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, nous nous retrouvons dans le cabinet du pédiatre qui suit ma croissance. Éplorée, elle lui expose mes malheurs et les siens, moi toujours la patte en l’air et larmoyant. " Allons, allons, chère madame, détendez-vous ! Cela ne doit pas être bien grave. Nous allons examiner cela, et pour commencer, voulez-vous ôter le soulier de votre grand garçon ? " (Une telle phrase, ça flatte et amadoue immanquablement les jeunes mamans !)

Alors, avec appréhension, Annette déboutonne la bride de ma jolie chaussure, en retire mon petit pied avec délicatesse, lenteur et un soin extrême, le supposant à demi fracassé… et tombent sur le tapis quatre ou cinq fragments de plâtre, dérisoires résidus d’un bibelot brisé quelques jours auparavant ! Rouge de confusion devant l’hilarité du médecin, maman reste sidérée tandis que, soulagé et reconnaissant, je repose enfin mon pied sur le sol…

Une demi-heure plus tard, rassurée et apaisée, dans de grands éclats de rire, mais toutefois intérieurement penaude, elle racontait sa mésaventure à la famille retrouvée dans le parc.

Sous les aimable moqueries de ses intimes, cette anecdote l’a toujours poursuivie et elle-même en riait encore lorsqu’elle m’en fit le récit quelques lustres plus tard.

Saint-Étienne, 22 mars 2001

Mamans et vous aussi, papas, de tous âges, qui souriez devant l’ingénuité d’Annette, êtes-vous si certains, en cherchant bien, de ne vous être jamais angoissés en regardant votre bébé, parce que tout simplement, ses joues vous semblaient un peu plus carminées qu’à l’accoutumée ?

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Cuirassier resplendissant dans ton armure flamboyante, tu n’es plus qu’un séducteur romantique et légendaire. De décennie en décennie, le fier cavalier s’est mué aujourd’hui en as du roller ou de la plongée, en champion de ski ou en virtuose du net, du tambour, de la photo ou de la flûte… à moins que ce ne soit le gyrophare qui…

Heureusement, les cigognes, charmantes mais indispensables messagères, assurent toujours leur bénéfique mission, prolongeant à l’infini notre descendance.

Julien Jaillard.

Dis-moi, n° 8, été 2001.

In La gazette de l'île Barbe n° 46 

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