Un sourd bourdonnement s’amplifie de
minute en minute : les cuirassiers viennent de quitter leur caserne
de la Part-Dieu. Par le boulevard Vivier-Merle et pour gagner la
place Bellecour où aura lieu, entre Rhône et
Saône, une grandiose prise d’armes, ils défilent
maintenant le long de l’avenue Félix-Faure. Les sabots des
chevaux claquent sur les pavés brillants ; en tête, le
porte-drapeau du régiment ouvre la marche, puis arrive le
colonel, suivi par la clique. Les tambours résonnent,
accompagnent les trompettes rutilantes qui lancent dans l’air limpide
les puissantes et vengeresses notes de la Marche lorraine. Les escadrons se succèdent, chacun
précédé par son capitaine. Agglutinés en une masse compacte
sur toute la largeur des trottoirs, les Lyonnais ovationnent le
régiment favori de leur ville. Au premier rang de cette foule
enthousiaste, Annette applaudit encore plus vivement, plus ardemment
que ses voisins. En effet, parmi ces centaines de militaires, elle
n’en voit qu’un seul, son Léon, dont elle vient de croiser le
regard complice. C’est son
fier cavalier, superbe et
éblouissant dans les ors de sa cuirasse et de son casque
à cimier, étincelants aux rayons d’un soleil
resplendissant ; et ses yeux ne le quittent plus jusqu’à ce
qu’il se fonde et disparaisse dans les rangs serrés de ces
centaures des temps modernes. Joyeuse et rêveuse, elle regagne
la rue Rabelais car elle sait qu’ils se retrouveront cet
après-midi dans une guinguette des bords de Saône,
près de l’île Barbe, où ils danseront et, en
amoureux, imagineront et se projetteront dans un avenir plein de
tendresse. L’antique cité phocéenne
attendait cet heureux jour depuis 2 500 ans ! Annette et Léon
ont quitté Lugdunum,
devenue " la
brumeuse " pour leur couple, et le printemps provençal
leur offre en ce jour le plus beau des cadeaux, à partager
avec Gaby et avec notre mémé. Des noms célèbres ont
entouré mes premiers jours : – Platon, de l’officier de
l’état civil, descendant présumé du
célèbre philosophe grec ! – Marius, du plus jeune frère de
Maman, et nom du célèbre général romain
! – Olive (mais oui !), des amis de nos
parents. Cela se passait rue des Bergers,
près de Notre-Dame-du-Mont, paroisse où je fus
baptisé. C’est un quartier populaire du centre-ville, avec ses
rues grimpant à l’assaut des pentes de la colline de la
Plaine, entre le Vieux Port et la dépression du boulevard
Chave. En face de notre logement, nos parents
exploitaient un commerce de maroquinerie. Hélas, ne
résistant pas à l’attrait d’une marchandise de choix,
une certaine nuit, des clients peu respectueux des règles de
la société se servirent sans acquitter la facture ni
laisser leur adresse, ce qui ne se conçoit pas chez
nous. À la suite de ce cambriolage, et
pour le ranger au placard des oubliettes, au cours des deux
années suivantes, quelques changements intervinrent dans le
cadre de la famille. D’abord, nos parents ont
transféré leur activité dans la rue de Rome (au
115, je crois), l’artère très commerçante
près de la préfecture. Puis nous avons quitté la
Plaine, laissant le logement à Marius, pour nous installer
traverse de la Zizinia, dans une villa à
l’extrémité du Prado, près des plages.
L’oncle Célestin, Virginie et
leurs enfants résident un peu plus loin, au b de la
rue du même nom. La tante Caroline et son mari Paul
habitent dans le centre et justement, aujourd’hui,
mémé, maman, Gaby et moi devons les rejoindre au parc
Borély, avec leur fils Georges, né quelques jours avant
moi. En cette fin d’été, maman
m’a joliment habillé d’un petit ensemble de lin blanc et
chaussé de chaussures vernies à brides. Tandis qu’elle
va se chapeauter, par sécurité, elle m’a mis " en
attente " dans ma chambre, me laissant à mes jouets.
Enfin prête, me prenant dans ses bras, elle descend au
rez-de-chaussée avec moi retrouver mémé.
Pour sortir ma poussette, maman me pose
au sol et aussitôt, je relève ma jambe droite. D’abord
surprise, elle me demande de ne pas exercer mes talents de clown,
puis, devant mon obstination à jouer au héron, se
fâche un tantinet : " Allons, viens vite ici, sinon je te
couche et tu n’iras pas au parc t’amuser avec ton cousin ! " Un
peu inquiété par la menace, j’esquisse une nouvelle
tentative pour manifester ma bonne volonté. Mais rien n’en
résulta et mon pied remonta plus vivement qu’il ne
s’était abaissé ! Alors là, maman s’affole,
pensant m’avoir blessé ou froissé un nerf ou une
articulation en me chaussant. Malgré les invitations au calme
de mémé, Annette, de plus en plus inquiète, me
place dans la poussette et, en moins de temps qu’il n’en faut pour
l’écrire, nous nous retrouvons dans le cabinet du
pédiatre qui suit ma croissance. Éplorée, elle
lui expose mes malheurs et les siens, moi toujours la patte en l’air
et larmoyant. " Allons, allons, chère madame,
détendez-vous ! Cela ne doit pas être bien grave. Nous
allons examiner cela, et pour commencer, voulez-vous ôter le
soulier de votre grand garçon ? " (Une telle phrase,
ça flatte et amadoue immanquablement les jeunes mamans
!) Alors, avec appréhension,
Annette déboutonne la bride de ma jolie chaussure, en retire
mon petit pied avec délicatesse, lenteur et un soin
extrême, le supposant à demi fracassé… et tombent
sur le tapis quatre ou cinq fragments de plâtre,
dérisoires résidus d’un bibelot brisé quelques
jours auparavant ! Rouge de confusion devant l’hilarité du
médecin, maman reste sidérée tandis que,
soulagé et reconnaissant, je repose enfin mon pied sur le
sol… Une demi-heure plus tard,
rassurée et apaisée, dans de grands éclats de
rire, mais toutefois intérieurement penaude, elle racontait sa
mésaventure à la famille retrouvée dans le
parc. Sous les aimable moqueries de ses
intimes, cette anecdote l’a toujours poursuivie et elle-même en
riait encore lorsqu’elle m’en fit le récit quelques lustres
plus tard. Mamans et vous aussi, papas, de tous
âges, qui souriez devant l’ingénuité d’Annette,
êtes-vous si certains, en cherchant bien, de ne vous être
jamais angoissés en regardant votre bébé, parce
que tout simplement, ses joues vous semblaient un peu plus
carminées qu’à l’accoutumée ? Cuirassier resplendissant dans ton
armure flamboyante, tu n’es plus qu’un séducteur romantique et
légendaire. De décennie en décennie, le fier
cavalier s’est mué aujourd’hui en as du roller ou de la
plongée, en champion de ski ou en virtuose du net, du tambour,
de la photo ou de la flûte… à moins que ce ne soit le
gyrophare qui… Heureusement, les cigognes,
charmantes mais indispensables messagères, assurent toujours
leur bénéfique mission, prolongeant à l’infini
notre descendance. Julien Jaillard.
Dis-moi, n° 8, été 2001.
In La gazette de l'île Barbe n° 46
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