De nos familles domestiques…
à la grande famille humaine

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En-Calcat, le 7 octobre 2001.

Cher " cousin ",

En tant que lecteur de la Gazette de l’île Barbe, et en tant que moine à l’abbaye d’En-Calcat (Tarn), où je suis maître des novices depuis cinq ans, je me suis permis d’écrire une petite réflexion qui se trouve au carrefour de ces différentes données : à la fois l’importance de la famille ; de la Parole de Dieu ; et l’actualité brûlante de ces dernières semaines.

Pensant que les lecteurs de la Gazette sont eux aussi touchés par ces questions, je vous envoie ce document, à titre d’information. Vous en ferez l’usage qui vous semble bon.

Pour vous aider à me situer dans la généalogie, je suis le petit-fils de Jeanne Rousselon, née Jaillard, fille de Pierre Jaillard [la Famille Jaillard, 8a,738. — NDLR.].

J’en profite pour vous remercier du service que vous rendez à la famille.

Bien fraternellement,

Frère Michel-Marie (Nicolas Pascalon).

Abbaye d’En-Calcat ; 81110 DOURGNE ;

05 63 50 32 37 ; 05 63 50 34 90 (télécopie) ;

communaute@encalcat.com.

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Avoir sa place. Avoir son nom propre. Être reconnu. Cela fait partie des fondements essentiels de nos vies, même si nous n’en sommes pas toujours conscients. Sans cela, tout retournerait au chaos, à ce désordre des origines, d’avant la création, d’avant que les choses aient leur place et leur nom.

Nos familles sont un lieu privilégié où le petit d’homme apprend à avoir sa place. D’abord par le nom qu’on lui donne, qui le désigne comme un être unique ; par la filiation qui le fait " fils de… " et, ainsi, lui donne sa place dans la chronologie et dans l’histoire.

Les parents connaissent bien les difficultés d’un enfant qui n’a pas le sentiment d’être vraiment reconnu et d’avoir sa place ; ou qui se sent écrasé par un grand frère trop brillant. Il sera bientôt mal dans sa peau, amer, voire agressif. On sait bien, alors, que ce ne sont pas des mesures disciplinaires qui vont régler le problème. C’est de reconnaissance qu’il a besoin. C’est à être entendu qu’il aspire.

Dans une communauté monastique où l’on essaye de vivre en frères sous le regard de notre Père du ciel… les choses ne sont pas très différentes. Si la communauté veut avoir une chance de durer dans le temps, elle doit être très attentive à ce que chacun y ait une place reconnue, indépendamment de ses qualités ou de ses défauts. Il revient particulièrement à l’Abbé, qui représente la figure du Père, d’y veiller attentivement. Dans sa Règle, saint Benoît le lui rappelle à plusieurs reprises : " L’un ne sera pas aimé plus que l’autre. " " Que son amour soit égal pour tous. "

Qu’en est-il alors de la grande famille humaine ? Ce qui est vrai de nos petites familles domestiques, ce qui est vrai des communautés de vie comme un monastère, le monde pourrait-il s’en dispenser ? La planète, qui est devenue un grand village, a-t-elle un avenir possible si chacun de ses membres n’a pas le sentiment d’être reconnu, entendu et d’y avoir sa place ?

Si l’on n’y veille pas assez, alors le monde risque fort de retourner au chaos.

Le 11 septembre dernier, les événement terribles qui ont secoué le monde ont évoqué pour beaucoup l’image du chaos. Cherchant à comprendre, à donner sens à ce non-sens, je me suis rappelé qu’au chapitre premier de la Genèse, c’est la Parole de Dieu qui met de l’ordre dans le chaos originel. C’est par sa Parole que Dieu crée, sépare, ordonne, donne sa place à toute chose et à tout être. Dans des circonstances comme celles-là, il faut revenir à la Parole de Dieu et se mettre à son écoute. C’est ce que j’ai eu besoin de faire, avec le désir d’être éclairé.

[Actualité de l’Apocalypse]

Les journalistes ont fait un large emploi du mot apocalypse pour décrire ce qui se passait à New-York. Combien d’entre eux ont lu ce livre, le dernier du Nouveau Testament ? De quoi parlaient-ils sans le savoir ? Alors, je suis retourné à ce texte presque bimillénaire pour y chercher sagesse et enseignement…

Quelle ne fut pas ma stupéfaction en relisant le chapitre 18 ! J’ai cru revoir le film des événements, les images mêmes que les télévisions du monde entier ont déversées devant nos yeux hébétés.

Il n’est plus question, bien sûr, de faire ici une lecture fondamentaliste de ce texte : saint Jean ne l’a pas écrit avec l’intention de prophétiser la chute du World Trade Center. C’est certain. Mais il a eu le génie d’utiliser tous les symboles qui décrivent la chute d’un pouvoir temporel, et cela était étonnant d’actualité.

Ainsi, par exemple : " Elle est tombée ! Elle est tombée, Babylone la Grande ! " (v. 2.) " Qui donc était semblable à l’immense cité ? " (v. 18.) " Hélas, hélas ! Immense cité, dont la vie luxueuse enrichissait tous les patrons des navires de mer, car une heure a suffi pour consommer sa ruine ! " (v. 19.) " Un Ange puissant prit alors une pierre, comme une grosse meule, et la jeta dans la mer en disant : ainsi, d’un coup, on jettera Babylone, la grande cité. " (v. 21.)

Cette grande cité est l’archétype de toutes les constructions humaines, de ce par quoi les hommes cherchent à s’élever le plus haut possible. La chute n’en est que plus terrible ; et elle paraît tellement soudaine. " Une heure a suffi " : le refrain revient par trois fois (aux v. 10, 17 et 19) ; et encore : " En un seul jour, des plaies vont fondre sur elle ; elle sera consumée par le feu. " (v. 8.)

Et cela, alors que la cité était en pleine illusion de toute-puissance et d’invulnérabilité : " Je trône en reine, se dit-elle, et jamais je ne verrai le deuil. " (v. 7.) Illusion nourrie par une richesse matérielle sans précédent : " Les trafiquants de la terre se sont enrichis de son luxe effréné. " (v. 3.) " Hélas, hélas ! Immense cité, vêtue de lin, de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles, car une heure a suffi pour ruiner tout ce luxe ! " (v. 16-17.)

On peut être plus précis encore. Saint Jean n’ignore pas que la richesse côtoie toujours le commerce : " Ils pleurent et se désolent sur elle, les trafiquants de la terre ; les cargaisons de leurs navires, nul désormais ne les achète ! Cargaison d’or et d’argent, de pierres précieuses et de perles, de lin et de pourpre, de soie et d’écarlate ; et les bois de thuya, et les objets d’ivoire, (…) de bronze, de fer et de marbre ; (…) le vin et l’huile, la farine et le blé, les bestiaux et les moutons, les chevaux et les chars, les esclaves et la marchandise humaine. " (v. 11-13.) Étonnant ! On croirait entendre la litanie des cours de Wall Street, les valeurs que plus personne n’achète. Génie visionnaire de saint Jean… ou tout simplement, permanence du réflexe des marchands qui, de toujours à toujours, font la liste de leurs marchandises ?

En contraste avec ce luxe, le verset 19 mentionne la poussière que l’on se jette sur la tête en pleurant et gémissant. Dans la Bible, le mot poussière est signe de deuil, de pénitence, et rappelle l’origine et la fin de l’homme. On sait combien ce symbole a joué lors de l’écroulement des tours.

Notons encore la dimension spectaculaire de l’événement. Le spectacle et l’image sont une dimension très forte de notre culture. Ce 11 septembre, la télévision nous a fait assister en direct à l’apocalypse ; pour la première fois, pensions-nous. En fait, le thème est très ancien : " Ils pleureront, ils se lamenteront sur elle (…) quand ils verront la fumée de ses flammes, retenus à distance par peur de son supplice. " (v. 9-10.) " Ils se tenaient à distance et criaient, regardant la fumée de ses flammes : qui donc était semblable à l’immense cité ? " (v. 17-18.)

Enfin, il faut remarquer l’irréversibilité de l’événement. Il y a un avant et un après. Un " jamais plus " qui est répété six fois, à la fin du chapitre (v. 21-23). N’est-ce pas le sentiment que nous avons tous eu après ces terribles événements ?

[La grande famille humaine]

Après une telle lecture, il est difficile de ne pas se demander comment il est possible qu’il y ait autant de traits communs entre le drame du 11 septembre 2001 et ce chapitre 18 de l’Apocalypse de saint Jean. Il y en a trop. Ce n’est pas un simple hasard. Cette Parole de Dieu nous dit quelque chose. Non pas, certes, que la Bible a tout prédit, et qu’il faudrait voir ici la réalisation d’une prophétie, signe d’une punition divine ou de la fin du monde toute proche. Non ! Cette lecture de la Bible à la Nostradamus serait un bon moyen de fuir la question. Or la Parole de Dieu doit nous poser question : elle est vivante. Elle éclaire notre présent et elle nous travaille. Elle nous interpelle. Elle veut donner sens à notre chaos.

Manifestement et très nettement, pour moi, ce chapitre 18 de l’Apocalypse me dit qu’il y a dans notre monde quelque chose qui ressemble à Babylone, ce symbole de la cité qui se construit autour des idoles et non pas du vrai Dieu. Et un tel monde risque de retourner au chaos.

Alors, j’en reviens à ce par quoi j’avais commencé : la famille, comme lieu où une place est donnée à chacun pour faire reculer les forces du chaos.

Dans une famille, lorsqu’un des enfants " tourne mal ", ou ne va pas bien, tous se sentent concernés. Il en va de même dans la grande famille humaine. Nous sommes tous atteints par l’horreur du 11 septembre. Personne n’est indemne. On ne peut pas se tenir à distance et se contenter de tout expliquer en terme de folie ou de fanatisme. Ce raisonnement est trop court. Il ne suffit pas. Il ne peut pas rendre compte de l’accumulation de jalousie, de rancune et de haine qui ont conduit à un désespoir pareil. Comment en est-on arrivé là ? Certains ont-ils à ce point le sentiment de ne pas avoir de place, de ne pas être entendu ? La question nous est posée ; nous ne pouvons pas l’esquiver.

Chacun de nous répondra comme il l’entend à cette interpellation : selon ses convictions morales, politiques, philosophiques, religieuses. Je n’ai pas à en dire plus. Mon intention était seulement de témoigner en quoi la Parole de Dieu est encore vivante aujourd’hui.

Et je vous invite à la lire un tout petit peu plus loin : aux chapitres 21 et 22 de son Apocalypse, saint Jean nous parlera de sa grande vision de la Jérusalem céleste, sur laquelle s’achève la Bible. Certes, nous n’y sommes pas encore. La famille humaine est loin de son grand rassemblement final dans le ciel. Elle est encore travaillée par les forces du mal et par les idoles. Le chemin sera long. Le chrétien sait seulement que, dans toute situation, quelle qu’elle soit, et face au mal, il est toujours possible de trouver une issue en utilisant seulement les forces de l’amour. Dieu lui-même a agi ainsi en la personne de Jésus : il a mené le combat définitif contre le mal, jusqu’au bout. Il en est sorti vainqueur : ressuscité !

Frère Michel-Marie (Nicolas Pascalon).

  In La gazette de l'île Barbe n° 47

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