Les tireurs d’or et d’argent à Lyon

XVIIIe et XIXe siècles

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Première partie : xviiie siècle

VII. Jeton commémoratif de cet édit

Cet édit est accueilli comme le signal d’une ère de prospérité. Le relèvement de leur industrie paraît certain aux tireurs d’or et d’argent. Dans leur reconnaissance, ils décident, pour conserver le souvenir du précieux édit, de faire frapper un jeton à l’hôtel de la monnaie de Paris [Ce jeton appartient au Dr Poncet, érudit archéologue lyonnais, membre de la Société littéraire de Lyon, qui l’a très obligeamment mis à ma disposition. — NDLA.].

Au droit : buste de Louis XV, tête laurée, cheveux bouclés, col nu.

Lud. XV. rex. christianissimus

Au bas :

R. fil.

Aucun document ne donne le nom de ce graveur. Mais il y avait à Paris une famille Roettier, dont les membres, de père en fils, ont été graveurs à l’hôtel de la monnaie de 1720 à 1770. Deux d’entre eux, Joseph Charles Roettier et Charles Norbert Roettier, ont signé R. filius [Je suis redevable de ce renseignement à la bienveillance du directeur des Monnaies à Paris. Une étude sur la famille Roettier a été publiée par Guiffrey : le monnayage des médailles (Revue numismatique, 1891). — NDLA.].

Au revers est une scène allégorique : Mercure d’un bras soulève une grande et épaisse dalle, et, de l’autre bras, aide une femme, que cette dalle écrasait, à se relever.

Légende circulaire :

Repulsa mole resurget.

À l’exergue [Ob assertam lugdunensi auri et argenti commercio libertatem edicto decembris 1760, " à cause de la liberté acquise par le commerce lyonnais de l’or et de l’argent, édit de décembre 1760 ". — NDLA.] :

Ob. assertam. lugd.

aur. et arg.

comm. libert.

edic. dec.

1760.

Argent. Diamètre : 30 millimètres.

On voit que la légende circulaire explique l’allégorie, et que l’exergue donne le motif de la frappe du jeton.

On retrouve les mêmes dispositions dans les inscriptions de la médaille que l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon a fait frapper, en 1769, pour le prix fondé par Pierre Adamoli [M. Morin-Pons, dans le superbe volume Numismatique de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, qu’il a fait imprimer en 1900, à l’occasion du second centenaire de la compagnie, a donné l’historique de cette fondation et la reproduction de la médaille. — NDLA.].

VIII. Illusions de la communauté sur les concessions obtenues

À le considérer dans ses formes extérieures, le jeton frappé en 1760 est très élégant et très finement gravé. Mais que dire de la pensée qu’il exprime ? Le mot " liberté [Lorsque le Dr Poncet eut l’obligeance de me montrer le jeton rarissime, je fus frappé de ce mot " liberté ", et je résolus de chercher quelle pouvait être la liberté commerciale énoncée au xviiie siècle : de là cette étude sur le tirage de l’or et de l’argent à Lyon. Comme les documents sont très rares et très clairsemés, j’ai cru utile de les réunir dans une notice afin de venir en aide à l’érudit patient qui, un jour, écrira l’histoire des industries diverses de notre cité. — NDLA.] " dépeint-il avec vérité la situation nouvelle ? Il est si étrange d’entendre au xviiie siècle parler de liberté commerciale !

Incontestablement, il n’y a rien de changé dans le régime économique du commerce général des métaux précieux. Et, en ce qui concerne leur industrie, les tireurs d’or se font illusion : n’avoir plus à payer une partie du droit de marque, et être délivrés des relations pénibles qu’ils avaient avec les affineurs, ce n’est certes pas obtenir la faculté d’exercer librement sa profession. À quoi équivalent donc, en réalité, les deux concessions inscrites dans le décret du 31 décembre 1760 ?

La suppression du droit d’argue sur les lingots d’argent est accordée comme une faible compensation du préjudice causé par la disproportion incontestée du prix des traits d’argent fabriqués à Trévoux avec les produits similaires fabriqués en France ; elle ne modifie pas l’obligation d’envoyer tous les lingots d’argent à l’argue royale pour y être étirés.

Le transfert des offices d’affineurs à la communauté des tireurs d’or et d’argent n’apporte aucun adoucissement dans l’impôt sur l’affinage des métaux : au contraire, le droit d’affiner est augmenté en raison des dettes de la communauté. D’autre part, les bénéfices que la communauté espère retirer de l’exploitation des offices sont singulièrement atténués par le prix énorme que le roi demande pour les offices.

En fait, il y a là une opération fiscale semblable aux opérations effectuées sur les offices d’affinage depuis leur création.

L’art de l’affinage était, en effet, exercé, depuis 1689, par quatre maîtres [Le nombre de quatre a été fixé par édit du 25 octobre 1689. Les affineurs lyonnais avaient été, par faveur particulière, en août 1689, exonérés des droits d’entrée, des droits d’octroi et des droits de douane. – Le fisc s’était emparé, dès le règne de Charles IX, du travail de l’affinage, en imposant aux affineurs l’obligation de fondre et d’affiner dans les hôtels des monnaies. — NDLA.], lorsque l’édit du 25 octobre 1692 restreignant la liberté de la profession créa des affineurs en titre d’offices, conseillers du roi, ayant privilège de faire seuls, dans l’hôtel des monnaies et non ailleurs, les forges, affinages et départs d’or et d’argent, tant pour le service des monnaies que pour les orfèvres, les tireurs d’or et d’argent et les batteurs d’or et d’argent. Il y avait quatre offices pour Lyon et deux pour Paris. Le fisc, dès lors, ne montre d’autre préoccupation que de tirer un revenu de ces offices en majorant leurs prix. En 1721, chaque office est mis en vente à 40 000 livres ; en 1733 à 100 000 livres ; en 1757 à 110 000 livres. L’opération est très simple : un édit déclare supprimés les six offices, et, simultanément, les rétablit au prix majoré.

Par l’édit du 31 décembre 1760, le roi demande à la communauté des tireurs d’or et d’argent, à Lyon, 200 000 livres pour chaque office. Elle s’engage donc à payer 800 000 livres [Ce n’est pas le prix d’achat qui fut payé ; la communauté s’engagea à payer annuellement 40 000 livres, représentant la rente du capital qui dut être constitué. Cette rente de 40 000 livres fut attribuée à l’École militaire, à laquelle le maréchal de Belle-Isle avait donné les revenus des offices d’affineurs achetés par lui en 1757. – Outre les quatre offices d’affineurs établis à Lyon, il y avait deux offices d’affineurs à Paris. Ces deux derniers ne furent pas supprimés en 1760. Ils demeurèrent affermés au prix de 27 000 livres au profit de l’École militaire. — NDLA.] les quatre offices d’affineurs établis à Lyon, que le maréchal de Belle-Isle avait acquis au prix de 440 000 livres, en août 1757.

Comment, en présence de la dette énorme qui leur était imposée, les tireurs d’or et d’argent ont-ils pu considérer le décret du 31 décembre 1760 comme le point de départ d’une grande prospérité ; et croire que les concessions faites étaient inspirées par la bienveillante protection dont le gouvernement prodiguait les assurances dans le préambule de l’édit ?

Les déceptions ne tardèrent pas à venir.

IX. Au lieu de la prospérité espérée, une crise éclate

Création d’argues royales à Trévoux

La principauté de Dombes ayant été annexée au royaume en 1762 [Le contrat d’échange entre le roi de France et le comte d’Eu fut signé le 9 mars 1763. Le parlement de Dombes commence le 31 août 1762 à prononcer ses jugements " au nom du roi ". Le comte d’Eu avait accepté en échange le comté de Dreux et quelques autres terres. L’histoire de la souveraineté de Dombes a été résumée par Mantellier dans la plaquette très intéressante et très documentée déjà citée. Notice sur la monnaie de Trévoux et des Dombes, Orléans, 1844. — NDLA.], le droit d’entrée mis en 1760 sur les traits d’argent venant de Trévoux est successivement abaissé de 10 sols à 8 sols par marc en 1762, et à 5 sols en 1766 ; puis, décision beaucoup plus grave, en 1766, le roi, ayant trouvé un traitant disposé à affermer l’affinage et le tirage des métaux dans la principauté, crée à Trévoux des argues royales semblables à celles de Paris et de Lyon.

L’édit du 14 août 1766, enregistré au parlement de Dombes à Trévoux le 14 octobre 1766, stipule [sic] : qu’une argue royale est créée à Trévoux (art. Ier), dans laquelle l’argent, mais non l’or, sera affiné, forgé et tiré ; que cet établissement aura seul (art. II) le droit de travailler des lingots ; qu’afin de ne pas nuire au commerce (art. III), la livraison des traits d’argent, tirés au diamètre d’une ligne (soit 2,236 mm), devra être effectuée trois jours après le dépôt du lingot.

Une opposition très vive [Le mémoire imprimé que produisent les opposants contient une violente attaque contre la moralité et la capacité du sieur Gabet, en faveur duquel l’argue a été créée. – C’est probablement Gabet qui a fait frapper, comme réclame, le jeton décrit par Mantellier dans la Revue numismatique, année 1854. – Ce jeton, en cuivre, porte au droit : la tête laurée de Louis XV, et la signature du graveur G. Duvivier. Au revers est une vue d’un des faubourgs de Trévoux où figurent : la tour dominant la ville, l’église, le parlement, l’hôtel Messimy, et, bien au centre, l’hôtel de Gabet, directeur de l’établissement de l’affinage, dont on aperçoit la cheminée. Sur le premier plan paraît la Saône. La légende Fiat pax et abvndantia in tvr. tv, fiat pax et abundantia in turribus tuis, est empruntée au psaume 121 : elle figure dans les armoiries de la ville de Trévoux. À l’exergue est l’inscription : Affinage royal de Trévoux, 1766. – Rappelons que les armes de la ville de Trévoux sont : d’argent à une tour couverte de gueules. — NDLA.] est faite, sans succès il est vrai, par les industriels trévolciens qui, librement, affinaient et tiraient le métal chez eux ; ils sont dépossédés par cette argue royale autorisée seule à recevoir et à manufacturer les lingots.

Mais la communauté des tireurs d’or et d’argent de Lyon, bien que l’argue de Trévoux soit créée au mépris de ses droits, n’ose pas se plaindre [Elle manifeste seulement son étonnement de la nomination de Gabet, qui était à Lyon l’employé de la communauté dans le service de l’affinage. — NDLA.]. Elle est déjà dans une situation difficile. Les charges qu’elle a acceptées, soit pour le rachat des lettres de maîtrise, soit pour le paiement des offices d’affineurs, lui pèsent lourdement.

Difficultés financières

Bientôt, à la suite d’une spéculation malheureuse sur des monnaies allemandes, achetées pour être fondues, elle éprouve une grosse perte, et se voit obligée de recourir aux emprunts, et de se créer des ressources en frappant les lingots de taxes supplémentaires.

Le 20 mai 1770, la communauté est autorisée à emprunter 500 000 livres aux Génois, et à surcharger chaque lingot d’une taxe de 24 livres.

Le 2 février 1773, elle fait un nouvel emprunt de 250 000 livres et accroît de 8 livres la taxe sur les lingots dorés.

Mais la situation ne fait qu’empirer. Les procès deviennent nombreux, les réclamations des créances impayées sont plus pressantes. Le roi décide le 2 août 1773 que l’intendant, commissaire départi dans la généralité de Lyon, entendra les parties, vérifiera les comptes de l’affinage et la comptabilité générale de la jurande, et qu’il avisera aux moyens de liquider les dettes.

À la fin de l’année 1775, bien qu’une somme de 392 145 livres ait été remboursée de 1771 à 1775, la dette totale de la communauté s’élève encore à 750 000 livres.

Profitant de cette gêne, une compagnie fermière offre au gouvernement de se substituer aux tireurs d’or et d’argent dans la ferme de l’affinage, d’acquitter les charges et, de plus, de réduire les prix d’affinage à 8 livres au lieu de 10 livres pour l’or, à 12 sols au lieu de 16 sols pour l’argent [Tous ces détails sur la situation de la communauté des tireurs d’or et d’argent depuis 1770 sont empruntés à un mémoire imprimé, daté du 18 mai 1776, dans lequel les tireurs d’or et d’argent s’efforcent de démontrer que le meilleur parti est de leur laisser le monopole de l’affinage. Bibliothèque Coste, n° 10817. — NDLA.].

La décision du gouvernement ne peut être douteuse en présence des événements qui, à dater de l’année 1776, jettent un si grand trouble dans le régime des corporations : proclamation de la liberté du travail [Édit du 22 février 1776, déclaré exécutable à Lyon le 9 mai 1776. — NDLA.], groupement des professions en communautés [Édit du 24 janvier 1777. Cet édit peut être considéré comme le décret organique réglementant les nouvelles communautés. – En ce qui concerne Lyon, c’est un édit du 9 mai 1777 qui érige les 41 communautés dans lesquelles sont groupées les anciennes corporations. L’une de ces nouvelles communautés comprend : les orfèvres, les tireurs d’or et d’argent, les écacheurs, fileurs, batteurs, enfin les paillonneurs. — NDLA.], conflit de juridiction entre la cour des monnaies et le consulat [Arrêt du 26 avril 1777. Il s’agissait de la nomination des maîtres gardes jurés dans la corporation des orfèvres. — NDLA.], résistance des anciennes corporations aux innovations [Ordonnance de la cour des monnaies, du 10 septembre 1785, Bibliothèque Coste, n° 10841. — NDLA.].

La crainte de voir la communauté des tireurs d’or et d’argent dans l’impossibilité de servir la rente de 40 000 livres à l’École militaire inspire l’édit de février 1781. Le roi déclare qu’il est de meilleur ordre que les fonctions d’offices d’affineurs soient exercées par des personnes choisies immédiatement par lui, et que les droits qui en résultent soient perçus en son nom par des fermiers ou régisseurs à son choix. En conséquence, il supprime les deux offices créés à Paris en 1757 ; il révoque la réunion, faite par l’édit du mois de décembre 1760, à la communauté des maîtres et marchands tireurs d’or et d’argent de Lyon des fonctions et des droits des quatre offices d’affineurs créés pour ladite ville en août 1757.

L’édit, enregistré à la cour des monnaies le 10 mars 1781 [Les lettres patentes du 28 mars 1781 désignent les personnes qui, en attendant la nomination des fermiers, doivent provisoirement exercer les fonctions d’affineurs. — NDLA.], règle la situation de l’École militaire, qui était propriétaire des deux offices de Paris et bénéficiaire de la rente sur les tireurs d’or et d’argent de Lyon.

En même temps, il est décidé, afin de couper court aux réclamations faites contre l’affinage du bureau de Trévoux, et afin d’obtenir, sans doute, un prix de ferme plus élevé, que l’affinage de Trévoux, créé en 1766, est supprimé et joint à l’affinage de Lyon. Dorénavant, tout lingot d’argent destiné à l’argue royale de Trévoux pour y être tiré doit être affiné à Lyon [MM. Richard et Radisson, affineurs à Lyon, possèdent un placard dans lequel est annoncée la mise aux enchères, à l’hôtel des monnaies de Paris, pour le 6 juin 1781, des affinages de Lyon et de Trévoux. — NDLA.].

C’en est fait des brillantes espérances que les tireurs d’or et d’argent avaient échafaudées sur le décret du 31 décembre 1760.

Aucun document ne renseigne sur la liquidation de la communauté et sur les faits qui, de 1781 à 1789, date de la suppression de toutes les corporations, ont eu quelque intérêt pour les tireurs d’or et d’argent à Lyon. Mais on ne saurait voir un signe de prospérité dans la diminution progressive du nombre des maîtres qui, assez fortunés pour contribuer au paiement des dettes de la communauté, jouissent de privilèges dans l’argue de Lyon.

Le 25 mai 1791 sont abolis tous les impôts indirects, au nombre desquels figurent les droits de marque.

La liberté de l’industrie du tirage d’or et d’argent, annoncée hâtivement par le jeton de 1760, est dès lors vraiment acquise.

À suivre.

Ernest Pariset.

Ancien fabricant de soieries.

A. Rey, imprimeur de l’Académie, Lyon, 1903.

  In La gazette de l'île Barbe n° 50

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