Nous habitions tout près de la
gare. Beaucoup des habitants du quartier préféraient
passer la nuit ailleurs, puisque les bombardements étaient
surtout nocturnes ; chaque soir, nous voyions Gisèle, qui
habitait en face de nous, de l'autre côté de la rue,
partir à vélo, et ses parents nous expliquaient :
"èle a bien le droit de vivre ;" nous écoutions cela
sans très bien savoir quel était le droit des autres et
tout particulièrement le nôtre, et suivions d'un œil
narquois le départ de Gisèle "'avait le droit de
vivre." Notre inexpérience ne dura pas
longtemps ; le soir de la Pentecôte, qui cette
année-là était le 28 mai, ce fut notre tour. Et
comme nous habitions très près de la gare et du
dépôt des machines, nous étions aux
premières loges. L'affaire commença par un gros boum
qui nous sortit brutalement du premier sommeil. En sortant de mon
lit, je fus stupéfait de trouver la maison
éclairée comme en plein jour, et je pensais
immédiatement que nous allions avoir des ennuis avec les
feld-gendarmes pour non-respect des consignes de défense
passive ; il était interdit en effet de montrer quelque
lumière que ce soit à l'extérieur des maisons.
Deuxième surprise : la lumière était rouge ; il
s'agissait des fusées éclairantes que des bombardiers
précurseurs lançaient pour marquer le
périmètre de l'objectif. L'armada aérienne
suivait à une ou deux minutes derrière ; les cheminots
qui avaient une bonne expérience disaient qu'on avait le temps
de décamper avant que le bombardement ne commence, mais pour
cela, il fallait rester en alerte en permanence ; ce n'était
pas notre cas. À la place des fusées rouges, il y eut
une multitude de blanches, et puis bientôt les bombes. Les gens
d'expérience disaient que l'endroit le plus solide d'une
maison est sa cage d'escalier, et c'est là que notre
mère nous attira ; les vitres ne tardèrent pas à
voler en éclats ; les déflagrations étaient
véritablement terribles, la maison était secouée
dans tous les sens et nous avec. J'étais sur le palier,
peut-être dans l'espoir de voir quelque chose de ce qui se
passait dehors, mais ma mère me tira en arrière dans
les marches ; c'était une bonne idée car la cloison
contre laquelle je me trouvais l'instant d'avant s'écroula
d'un seul coup, soufflée par une explosion toute proche. Mon
petit frère se mit à pleurer ; nous n'en menions pas
large. Finalement, comme les choses semblaient aller de mal en pis,
notre mère se décida à nous faire sortir dehors
; cela aurait pu nous être fatal, car il pleuvait des tonnes de
matériaux divers dont le moindre débris aurait pu nous
tuer; mais de toutes façons, il pleuvait aussi pas mal de
choses à l'intérieur de la maison : briques et morceaux
de plafond. Il se trouva que la vague des bombardiers était
passée… à l'exception d'un retardataire qui ne devait
pas trop savoir que faire de ses bombes et était pressé
de les larguer. Les dernières bombes qu'il nous lança
furent parmi les plus proches. En marchant à tâtons dans
l'obscurité devenue totale à cause de la fumée,
nous avions fini par trouver un trou destiné normalement
à conserver de la chaux, mais qui se trouvait vide. Nous nous
y étions réfugiés et ces dernières bombes
nous firent simplement peur. Finalement, nous étions tous
indemnes, ce qui était bien étonnant compte tenu de
l'état de notre maison et de la cour. Il n'y avait plus de
portes, un toit percé, plus de fenêtres, et les cloisons
étaient par terre; on pouvait entrer chez nous comme dans un
moulin, puisqu'il n'y avait plus de porte d'entrée, mais
l'accès n'était pas facile à cause des maisons
effondrées qui barraient la rue. Beaucoup de choses fragiles
comme des verres ou des soucoupes avaient volé à des
dizaines de mètres de la maison sans se casser à
l'arrivée, et c'était un sujet d'étonnement, car
dans l'ensemble, les dégâts étaient
énormes. Mais tout cela, nous ne le découvrîmes
qu'au matin, quand il fit jour. En attendant, le premier souci de notre
mère fut de se préoccuper de nos voisins ; dans la rue,
un petit attroupement ne tarda pas à se former quand les gens
réalisèrent que les avions étaient partis ; les
uns après les autres, nous sortions de nos abris sans encore
nous rendre compte qu'il y avait des morts. Notre mère fit
déboucher une bouteille du vin qui nous restait et l'offrit ;
nous avions besoin d'un réconfort ; certaines personnes encore
sous le choc pleuraient ; un cheminot expliquait comment cela
s'était passé les autres fois pour lui et il en avait
marre ; bêtement, je fis observer tout bas à ma famille
que nous étions désormais en vacances, ce qui indigna
le cheminot qui avait entendu ma remarque. Il n'aurait pas fallu le
pousser beaucoup pour qu'il me pende haut et court, comme au
Far-West, tellement il était exaspéré. Mais les
voisins le calmèrent. J'avais encore le droit de vivre, comme
Gisèle. Au petit matin, nous allâmes chez les cousins
Macé, qui s'occupèrent de nous. Je n'avais pas
trouvé mes chaussures, et de plus j'avais marché sur le
clou qui émergeait d'une planche. Cela justifiait une
piqûre antitétanique, mais c'est le médecin de
Beaulieu qui me la fit plus tard. Nous étions à peine
habillés. Et nous commencions à être inquiets,
car nous étions sans nouvelles des Duchaine, qui habitaient de
l'autre côté de la gare, pas tellement loin eux aussi de
la cible des bombardiers qui nous avaient maltraités.
J'ouvre ici une parenthèse pour
rappeler le souvenir de la famille de mes cousins. Marcel Duchaine
avait épousé une sœur de mon père, Madeleine ;
si vous connaissez ma fille Nathalie, vous pouvez facilement imaginer
le genre de femme qu'elle était, car elles ont quelques points
communs. Pendant les premières années de la guerre, mon
oncle Marcel travaillait aux Miroiteries de l'Ouest à Lorient.
Cette entreprise marchait à plein rendement en raison des
destructions dues à la guerre et des innombrables vitres qu'il
fallait remplacer. Lorient possédait une base sous-marine
allemande que la RAF bombardait sans répit dans l'espoir de la
détruire. Les Anglais n'y parvinrent pas, car
l'épaisseur de béton sous laquelle les allemands
abritaient leurs sous-marins dépassait la capacité de
destruction de la plupart de leurs bombes. Par contre, la vie en
ville devenait dangereuse et même quasiment impossible. Aussi,
mon oncle fut très heureux de se voir transférer
à Angers. Ils habitèrent alors rue Jacques-Grannau,
dans un immeuble qui appartenait à la famille. Il y avait
là cinq enfants. Monique, l'aînée, avait mon
âge ; de caractère plutôt difficile dans sa petite
enfance, elle était devenue très gentille à
l'approche de l'adolescence. Elle était précieuse pour
sa mère, qu'elle aidait beaucoup. Ensuite, Jean-Marie et
Bernard ; Jean-Marie tenait de sa mère et Bernard plutôt
de son père. J'avais davantage "'atomes crochus" avec
Jean-Marie. Bernard avait une voix étonnamment grave et
montrait des dispositions pour la course de fond ; il allait plus
vite que la plupart des garçons de son âge et terminait
en donnant l'impression d'avoir encore beaucoup de ressource.
Après ces deux garçons, il y eut une assez longue
interruption, puis vinrent Dominique, une fille, et finalement
François, un charmant bébé que j'aimais
beaucoup. Toute cette famille fut tuée
dans l'abri dans lequel elle s'était réfugiée ;
l'abri, touché par une bombe, s'écroula en
écrasant toutes les personnes qui s'y trouvaient. Mon
frère Maurice et ma mère allèrent
reconnaître leurs corps : tous les habitants de leur immeuble
avaient été tués, deux familles, quinze
personnes environ disparaissaient en ne laissant aucun survivant,
excepté un étudiant qui travaillait à Paris, je
crois, et qui du jour au lendemain eut à se débrouiller
seul dans la vie ; c'était d'une tristesse et d'une
bêtise sans borne : sous prétexte de détruire les
moyens de transport allemands, plus de trois cents personnes avaient
été tuées. Il aurait suffit d'une dizaine de
chasseurs bombardiers pour obtenir le même résultat en
ne tuant personne. On appelait ces gens-là nos alliés :
il y a des amis bien indésirables. Quant au trafic
ferroviaire, il était rétabli dès le lendemain
malgré la mise hors service de la plupart des quelque 75
locomotives qui se trouvaient là ce dimanche de la
Pentecôte. Les jours qui suivirent, nous
eûmes quelques démarches administratives à faire
dans la ville pour obtenir des vêtements ; les quartiers
proches de la gare avaient été les plus touchés
; les horloges de beaucoup d'églises s'étaient
arrêtées à minuit vingt ; c'était l'heure
du début de l'attaque ; des maisons coupées en deux
laissaient voir leur ameublement encore en place. La ville
était dans un désordre étrange. J'eus droit finalement à une
redingote, alors que mes chaussures attachées avec de la
ficelle étaient plutôt celles d'un mendiant. Pendant
toutes ces démarches, ma mère conservait
précieusement les clefs de la maison sans se rendre compte que
l'on pouvait y entrer par des ouvertures béantes. Le pillage
commença tout de suite ; il nous fallut tenter de
récupérer quelques affaires ; les bombes à
retardement qui continuaient à exploser pendant nos recherches
me donnaient envie de partir en courant ; l'onde de choc secouait les
restes de la maison ; l'explosion faisait voler des pans de murs ou
des morceaux de toit à une hauteur fantastique et tout cela
retombait avec la lenteur interminable d'un film passé au
ralenti, comme si le temps s'était figé. Sur le coup,
j'avais trouvé l'expérience intéressante, mais
quelques jours plus tard, j'étais simplement sonné et
il fallait que je me cramponne pour ne pas paniquer en entendant le
moindre avion. Mon frère aîné ne pouvait pas
comprendre cette peur. Il était à Bouchemaine, campant
avec les scouts, pendant le bombardement, et sa peur avait
été d'un autre ordre : il avait pu craindre de ne
retrouver personne de sa famille en rentrant à Angers.
J'avais commencé à faire
collection d'éclats de bombes ; cela pouvait constituer la
preuve que j'étais devenu une sorte d'ancien combattant
expérimenté. Je me promenais donc avec une musette que
je remplissais d'éclats de plus en plus gros ; je me trouvais
avec ma mère quand nous fumes arrêtés par les
cris affolés d'un artificier qui nous signalait quelque chose
devant nous, marqué par un vague chiffon rouge et un
croisillon de bois : c'était une bombe entière non
encore explosée, que je ne pouvais vraiment pas emporter dans
ma musette; du coup, je trouvai celle-ci ridicule et j'abandonnai mes
recherches. Comme nous n'avions plus de maison, il
nous fallu partir pour Beaulieu ; c'était bien l'endroit qu'il
nous fallait pour retrouver le calme et la joie de vivre dont nous
avions besoin. Nous fûmes accueillis par notre tante
Cécile, qui se faisait du souci pour nous. Son amie, Mlle
Thuau, commença à nous donner une interprétation
biblique des événements : il s'agissait d'une punition
du ciel. Nous n'étions pas d'humeur à entendre ce genre
de discours, mais tante Cécile coupa court aux commentaires de
son amie. Elle partageait notre peine. Par la force des choses,
l'année scolaire était pratiquement terminée; ce
qui restait de cette année 1944 fut d'un intérêt
palpitant, mais cela est une autre histoire. Henri
JOUBERT. In La gazette de l'île Barbe n° 58 automne
2004