Il était une fois…

Douloureux anniversaire

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En ce beau matin du vendredi 26 mai 1944, les rayons du soleil chevauchent depuis quelques minutes les collines de Terrenoire quand j'arrive au poste de transformation électrique, rue de la Montat, au n° 98. Je viens y remplacer Jean Menage (mais oui), gardien titulaire, partant en congé pour une semaine.

Resté seul et prenant possession du poste, je commence la procédure habituelle des vérifications : lecture du livre de bord pour prendre connaissance des derniers incidents, inspection du hall des transformateurs, de la salle des disjoncteurs et du local des pompes du réfrigérateur. Tout est bien en ordre et fonctionne normalement. Une rapide communication par téléphone direct avec le centre de dispatching [répartition. - NDLR.] confirme cette situation. Je puis alors m'installer dans le bureau et me consacrer à mon passe-temps du moment, la conception et le montage d'un poste de radio.

[Trois vagues de peur]

Vers 10 h 15, le lugubre hululement des sirènes retentit. Nous avons si souvent entendu ce signal d'alerte que je n'y accorde qu'une relative attention et poursuis la composition de mon schéma.

Pourtant, quelques instants plus tard, le caractéristique bourdonnement des moteurs d'avions et la curiosité me poussent à l'extérieur : allons-nous "les" voir, cette fois-ci ? Soudain, je les trouve : venant de l'est, une formation de quelques petits points, scintillants sur le pur azur du ciel, pointe en tête, dans notre direction. À peine ai-je le temps d'en dénombrer quatre ou cinq qu'un geste viscéral me jette à terre, mes mains et mes bras protégeant ma nuque : d'un lointain de plus en plus proche s'égrène un intense et de plus en plus dense chapelet de brutales explosions dont le crescendo s'amplifie, s'accélère, me submerge… Je ne distingue plus les claquements : c'est un roulement initerrompu d'éclatements !… Quelques secondes ? Non. Une heure ? Non, une éternité…

Peu à peu, l'intensité se réduit, le déluge monstrueux s'affaiblit, s'estompe. Je me relève, hébété, haletant. Le soleil est obscurci par un épais nuage de poussière noire, soulevée par l'écroulement des maisons et du dépôt de charbon voisin. Les lignes électriques de distribution ont été touchées, déclenchant une douzaine de sonneries et klaxons d'alarme. Mon poste, dans cet effroyable tintamarre, totalement isolé, est devenu, comme moi, inutile. Fuyant cette épouvantable cacophonie qui me taraude les tympans, je me précipite dans la rue… À quelques mètres, un homme est étendu sur le sol, inerte. Je m'approche, je le touche, je le retourne : il est mort, sans blessure apparente. L'explosion a déchiré ses poumons pleins de vie il y a un instant. La mort s'y est insinuée, a pris, a volé sa place…

Une deuxième fois l'affolant murmure, abominable et mécanique, annonce une autre vague. La rafale me couche le long d'un mur. La peur me terrasse ; je me sens tout nu ; je tremble, je suis terrorisé ; ils sont au-dessus de moi. Dans la grêle et le fracas des bombes, je les injurie, je pleure, je suffoque… Enfin, le fléau céleste, l'avalanche passent, déclinent…

Je me relève, abasourdi, choqué et seul. Seul dans l'effroyable silence qui suit l'effroyable tonnerre, l'angoissant silence de la Mort. Le contraste est presque insupportable. Je ne pense même pas à me réjouir d'être encore vivant, moi, dans cette désolation. Je reste immobile, entouré de ruines, de feu, de poussière. Il me faut réagir ! Mais de quel côté aller dans cet anéantissement total ? Je retourne à mon poste, où le vacarme des sonneries, alimentées par batteries, persiste.

Confiné dans ce tohu-bohu, je suis surpris par le troisième assaut de bombes. Il me faut sortir de là tout de suite : en effet, si l'une d'elles tombe sur la station, les transfo[rmateur]s et disjoncteurs vont éclater, leur huile va s'enflammer et je vais devenir une torche dans cet énorme embrasement… Je m'enfuis, je me plaque au sol. Maintenant, c'est pire que la peur : c'est tout l'effroi, toute l'épouvante, toute la trouille du monde qui me serrent le ventre. C'est sûr et certain, cette fois-ci, je ne puis plus échapper à la Mort. Deux fois, en quelques minutes, elle m'a refusé, mais là, captif, prisonnier, reclus, dans ce cyclone, ce maelstrom infernal, elle ne peut plus m'épargner.

Et pourtant, merveilleux prodige, je respire encore quand revient le silence. Je suis tout étonné, mais heureux et ravi de remuer bras et jambes ; je ne suis pas blessé, mon sang est encore tout en moi ! Alors, il faut partir, vite, très vite, pour quitter cet enfer. Au long de rues défoncées et obstruées de ruines, j'arrive à Saint-François quand sonne la fin de l'alerte et que les survivants, apeurés et craintifs, émergent des abris. Si, miraculeusement, son clocher est toujours dressé, tout l'avant et le chœur de l'église ne sont plus qu'un squelette de béton. Les murs de plusieurs immeubles bordant la place, effondrés, ont écrasé des voitures avec leurs occupants, et un tram[way], foudroyé, a été projeté hors de ses rails déformés et tordus.

[Pourquoi 998 morts et pas moi ?]

Les vagues successives des "volantes" ont déversé quelque 1 500 bombes depuis la Verrerie, la Montat, jusqu'à Tardy, en passant par la Chaléassière, le Soleil et le Marais. Deux cent cinquante immeubles totalement détruits et plus de 100 usines, 22 500 sinistrés, 1 400 blessés… Et 998 morts.

La Mort, hideuse et monstrueuse pour 998 hommes, femmes et enfants, disloqués, asphyxiés, calcinés. Dans cette horrible et monstrueuse hécatombe, j'étais avec eux, au milieu d'eux. Alors pourquoi 998 et non 999 ?

J'étais avec celui-ci qui, la cuisse arrachée, se vide de son sang en une flaque rouge et poisseuse, attirant un chien sorti d'on ne sait où, et que je dois chasser. Pourquoi lui et pas moi ?

J'étais à côté de celui-là, mort, recroquevillé le long du mur. Pourquoi lui et pas moi ?

J'étais près de celle-ci, qui ne bouge plus, souillée, morte sans une plainte, les poumons implosés. Pourquoi elle et pas moi ?

Et eux, là en face, morts, écrasés par l'écroulement des murs et du toit de leur maison. Pourquoi eux et pas moi ?

Et ceux-là qui gisent mutilés et enchevêtrés, morts sous les décombres de l'église Saint-François, ces 40 à 50 personnes - des aïeuls aux bébés - de ces deux familles venues, joyeuses et confiantes, s'allier par le mariage de leurs enfants. Pourquoi eux et pas moi ?

Ces 998 réprouvés et maudits avaient-ils, plus que moi, mérité une telle expiation, cet inique châtiment ? Et pour quels crimes, quelles forfaitures, quels sacrilèges ? Ou, peut-être même, quelle peccadille ?… Pourquoi eux et pas moi ?

Parce que, quelque part, très loin d'ici, un barbare, indifférent et insensé, a donné l'ordre de pousser un bouton, s'attribuant le privilège d'immoler 998 innocents inconnus. Hommes comme lui, femmes comme sa femme, enfants comme ses enfants. Mais qui a sélectionné, a choisi, a préféré et inscrit Vincent, Emma, Robert, Justine, Laurent, Roseline et les autres - et tous les autres - sur la scandaleuse, cruelle et funeste liste de ceux qui ne verront pas le soleil de midi ? Qui ? Dieu ? Le Destin ? Et pourquoi eux et pas moi ?

Pourquoi, des 1 500 bombes lâchées de 6 000 mètres, quelques-unes m'ayant frôlé, aucune n'a, tout net, tranché ma Vie ?

Parce que je n'étais pas recensé sur le sinistre registre des anéantis de ce jour-là. Du beau et doux matin de ce jour où un chaud soleil de printemps s'élève dans le bleu d'un ciel prometteur d'espoirs et de joies… Jusqu'à cette fatidique dixième heure, jusqu'à ce que le feu et la fureur aveugles de l'enfer se précipitent sur nous.

Pourquoi 998 et pourquoi pas 999 ?

Vingt-six mai 1944 - 26 mai 2004 - soixante ans de sursis.

À suivre…

Julien [JAILLARD].

Dis-moi, n° 14, été 2004, p. 1-2.

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In La gazette de l'île Barbe n° 58

automne 2004

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