Resté seul et prenant possession
du poste, je commence la procédure habituelle des
vérifications : lecture du livre de bord pour prendre
connaissance des derniers incidents, inspection du hall des
transformateurs, de la salle des disjoncteurs et du local des pompes
du réfrigérateur. Tout est bien en ordre et fonctionne
normalement. Une rapide communication par téléphone
direct avec le centre de dispatching [répartition. -
NDLR.] confirme cette
situation. Je puis alors m'installer dans le bureau et me consacrer
à mon passe-temps du moment, la conception et le montage d'un
poste de radio. Vers 10 h 15, le lugubre hululement des
sirènes retentit. Nous avons si souvent entendu ce signal
d'alerte que je n'y accorde qu'une relative attention et poursuis la
composition de mon schéma. Pourtant, quelques instants plus tard,
le caractéristique bourdonnement des moteurs d'avions et la
curiosité me poussent à l'extérieur :
allons-nous "les" voir, cette fois-ci ? Soudain, je les trouve :
venant de l'est, une formation de quelques petits points,
scintillants sur le pur azur du ciel, pointe en tête, dans
notre direction. À peine ai-je le temps d'en dénombrer
quatre ou cinq qu'un geste viscéral me jette à terre,
mes mains et mes bras protégeant ma nuque : d'un lointain de
plus en plus proche s'égrène un intense et de plus en
plus dense chapelet de brutales explosions dont le crescendo
s'amplifie, s'accélère, me submerge… Je ne distingue
plus les claquements : c'est un roulement initerrompu
d'éclatements !… Quelques secondes ? Non. Une heure ? Non, une
éternité… Peu à peu, l'intensité se
réduit, le déluge monstrueux s'affaiblit, s'estompe. Je
me relève, hébété, haletant. Le soleil
est obscurci par un épais nuage de poussière noire,
soulevée par l'écroulement des maisons et du
dépôt de charbon voisin. Les lignes électriques
de distribution ont été touchées,
déclenchant une douzaine de sonneries et klaxons d'alarme. Mon
poste, dans cet effroyable tintamarre, totalement isolé, est
devenu, comme moi, inutile. Fuyant cette épouvantable
cacophonie qui me taraude les tympans, je me précipite dans la
rue… À quelques mètres, un homme est étendu sur
le sol, inerte. Je m'approche, je le touche, je le retourne : il est
mort, sans blessure apparente. L'explosion a déchiré
ses poumons pleins de vie il y a un instant. La mort s'y est
insinuée, a pris, a volé sa place… Une deuxième fois l'affolant
murmure, abominable et mécanique, annonce une autre vague. La
rafale me couche le long d'un mur. La peur me terrasse ; je me sens
tout nu ; je tremble, je suis terrorisé ; ils sont au-dessus
de moi. Dans la grêle et le fracas des bombes, je les injurie,
je pleure, je suffoque… Enfin, le fléau céleste,
l'avalanche passent, déclinent… Je me relève, abasourdi,
choqué et seul. Seul dans l'effroyable silence qui suit
l'effroyable tonnerre, l'angoissant silence de la Mort. Le contraste
est presque insupportable. Je ne pense même pas à me
réjouir d'être encore vivant, moi, dans cette
désolation. Je reste immobile, entouré de ruines, de
feu, de poussière. Il me faut réagir ! Mais de quel
côté aller dans cet anéantissement total ? Je
retourne à mon poste, où le vacarme des sonneries,
alimentées par batteries, persiste. Confiné dans ce tohu-bohu, je
suis surpris par le troisième assaut de bombes. Il me faut
sortir de là tout de suite : en effet, si l'une d'elles tombe
sur la station, les transfo[rmateur]s et disjoncteurs vont
éclater, leur huile va s'enflammer et je vais devenir une
torche dans cet énorme embrasement… Je m'enfuis, je me plaque
au sol. Maintenant, c'est pire que la peur : c'est tout l'effroi,
toute l'épouvante, toute la trouille du monde qui me serrent
le ventre. C'est sûr et certain, cette fois-ci, je ne puis plus
échapper à la Mort. Deux fois, en quelques minutes,
elle m'a refusé, mais là, captif, prisonnier, reclus,
dans ce cyclone, ce maelstrom infernal, elle ne peut plus
m'épargner. Et pourtant, merveilleux prodige, je
respire encore quand revient le silence. Je suis tout
étonné, mais heureux et ravi de remuer bras et jambes ;
je ne suis pas blessé, mon sang est encore tout en moi !
Alors, il faut partir, vite, très vite, pour quitter cet
enfer. Au long de rues défoncées et obstruées de
ruines, j'arrive à Saint-François quand sonne la fin de
l'alerte et que les survivants, apeurés et craintifs,
émergent des abris. Si, miraculeusement, son clocher est
toujours dressé, tout l'avant et le chœur de l'église
ne sont plus qu'un squelette de béton. Les murs de plusieurs
immeubles bordant la place, effondrés, ont
écrasé des voitures avec leurs occupants, et un
tram[way], foudroyé, a été projeté hors
de ses rails déformés et tordus. Les vagues successives des "volantes"
ont déversé quelque 1 500 bombes depuis la Verrerie, la
Montat, jusqu'à Tardy, en passant par la
Chaléassière, le Soleil et le Marais. Deux cent
cinquante immeubles totalement détruits et plus de 100 usines,
22 500 sinistrés, 1 400 blessés… Et 998 morts.
La Mort, hideuse et monstrueuse pour
998 hommes, femmes et enfants, disloqués, asphyxiés,
calcinés. Dans cette horrible et monstrueuse hécatombe,
j'étais avec eux, au milieu d'eux. Alors pourquoi 998 et non
999 ? J'étais avec celui-ci qui, la
cuisse arrachée, se vide de son sang en une flaque rouge et
poisseuse, attirant un chien sorti d'on ne sait où, et que je
dois chasser. Pourquoi lui et pas moi ? J'étais à
côté de celui-là, mort, recroquevillé le
long du mur. Pourquoi lui et pas moi ? J'étais près de celle-ci,
qui ne bouge plus, souillée, morte sans une plainte, les
poumons implosés. Pourquoi elle et pas moi ? Et eux, là en face, morts,
écrasés par l'écroulement des murs et du toit de
leur maison. Pourquoi eux et pas moi ? Et ceux-là qui gisent
mutilés et enchevêtrés, morts sous les
décombres de l'église Saint-François, ces 40
à 50 personnes - des aïeuls aux bébés - de
ces deux familles venues, joyeuses et confiantes, s'allier par le
mariage de leurs enfants. Pourquoi eux et pas moi ? Ces 998 réprouvés et
maudits avaient-ils, plus que moi, mérité une telle
expiation, cet inique châtiment ? Et pour quels crimes, quelles
forfaitures, quels sacrilèges ? Ou, peut-être
même, quelle peccadille ?… Pourquoi eux et pas moi ?
Parce que, quelque part, très
loin d'ici, un barbare, indifférent et insensé, a
donné l'ordre de pousser un bouton, s'attribuant le
privilège d'immoler 998 innocents inconnus. Hommes comme lui,
femmes comme sa femme, enfants comme ses enfants. Mais
qui a sélectionné, a choisi, a
préféré et inscrit Vincent, Emma, Robert,
Justine, Laurent, Roseline et les autres - et tous les autres - sur
la scandaleuse, cruelle et funeste liste de ceux qui ne verront pas
le soleil de midi ? Qui ? Dieu ? Le Destin ? Et pourquoi eux et pas
moi ? Pourquoi, des 1 500 bombes
lâchées de 6 000 mètres, quelques-unes m'ayant
frôlé, aucune n'a, tout net, tranché ma Vie
? Parce que je n'étais pas
recensé sur le sinistre registre des anéantis de ce
jour-là. Du beau et doux matin de ce jour où un chaud
soleil de printemps s'élève dans le bleu d'un ciel
prometteur d'espoirs et de joies… Jusqu'à cette fatidique
dixième heure, jusqu'à ce que le feu et la fureur
aveugles de l'enfer se précipitent sur nous. Pourquoi 998 et pourquoi pas 999
? Vingt-six mai 1944 - 26 mai 2004 -
soixante ans de sursis. À suivre… Julien
[JAILLARD]. Dis-moi, n° 14,
été 2004, p. 1-2. In La gazette de l'île Barbe n° 58 automne
2004