", tu es le premier de mes sept enfants
qui sait s'amuser", s'exclama un jour mon père en admirant les
innombrables ajouts et astuces dont j'avais agrémenté
mon train électrique. J'avais 8 ans. Aujourd'hui… quelques années
plus tard, je mesure à quel point mon père - à
qui j'osais à peine adresser la parole, tellement
j'étais timide - avait compris mon caractère. Qu'ai-je
fait depuis soixante-dix ans, sinon m'amuser ? M'amuser à
regarder, à bricoler tout ce que je croyais beau et capable
d'attirer l'attention de mes aînés ? Après les magnifiques ellipses
de mon train électrique, après les architectures
improbables de mes cabanes dans les arbres, après mes
maquettes d'avion miniatures, il fallait bien grandir et "" autre
chose. Là encore, la perspicacité de mon père
fut déterminante quand il me donna, pour mes 13 ans, le Vest
Pocket Kodak qu'il avait utilisé dans les tranchées de
1914-1918. Ce petit appareil patiné, cabossé, […] me
faisait rêver. Il avait une histoire, il avait vu la boue et le
courage, la souffrance et l'absurdité. Et moi, comme tous les
enfants sans doute, j'adorais les histoires et j'avais la chance
d'appartenir à une famille pleine "'histoires". […]
Quand je pense à mon enfance, je
vois ces petits cailloux blancs semés sur ces premiers chemins
qui annoncent et amorcent déjà la route parcourue
ensuite. Petit caillou, ce trou de serrure de la chambre de ma
mère où j'espérais surprendre la naissance de ma
petite sœur, petit caillou que les premières photos des
châteaux de la Loire, collées à ma grande
fierté dans l'album familial, petit caillou enfin les
récits de voyage et la curiosité pour le monde
transmise en héritage. Que faut-il de plus pour rêver de
larguer les amarres et, adulte, pour partir au loin, un appareil
autour du cou ? Pas grand-chose si ce n'est un peu de
chance et la rencontre, au bon moment, d'Henri Cartier-Bresson. […]
Heureux ceux qui ont eu à un moment de leur vie, pas trop
longtemps, un tyran. Henri fut pour moi ce tyran salutaire. Il me
prescrivait les livres à lire, les musées à
visiter, les convictions politiques à épouser, les
photos à prendre et à ne pas prendre. Sa passion
incessante pour la culture et pour la vie m'ont plus appris que
toutes ses leçons. Entré grâce à lui, en
1952, dans la famille de Magnum, j'y ai rencontré Capa, qui
m'a pris sous son aile. […] "Va à Londres, voir les filles et
apprendre l'anglais." Je suis parti à Londres, je n'ai pas vu
les filles, pas appris l'anglais, mais pris des milliers de photos de
Londres, et aussi de Leeds, où Capa m'avait obtenu un
reportage pour Picture Post, qui faisait alors une grande
série sur les villes anglaises. […] Je suis parti à
Leeds et quand, un mois plus tard, je suis entré dans le
bureau de Spooner pour lui donner mes films, il m'a accueilli en
disant "est mort." J'étais à Magnum depuis deux ans
seulement mais, comme les autres photographes, je me sentais
orphelin. Je suis rentré immédiatement à Paris,
oubliant les photographies de Leeds. […] Dans les années 1960, l'Inde et
la Chine étaient encore des terra incognita que les photographes pouvaient montrer.
Aujourd'hui, des millions de touristes sillonnent le monde et le
découvrent par eux-mêmes. La photographie change de cap,
de nouvelles formes s'offrent à elle. J'admire les jeunes qui
innovent. Ils enrichissent et renouvellent le regard. J'aimerais
parfois les suivre, mais chacun trace toujours son propre chemin en
solitaire. Une chose est certaine : je ne me lasse pas de guetter la
surprise, la note juste, cocasse ou émouvante. […] Vagabondages, marches solitaires,
attentes, l'œil toujours bien ouvert… Le soir venu, quand la fatigue
est là, quel sens donné à tous ces visages, ces
paysages, ces scènes de rues, et à toutes ces
rencontres ? Le doute, le sentiment du dérisoire n'est jamais
loin, mais je photographie comme le musicien chantonne. Regarder est
une respiration et, quand le hasard est avec moi et qu'une bonne
photo m'est donnée, le bonheur n'est pas loin. Marc RIBOUD.
In Cinquante ans de photographie, Flammarion, introduction. in
La gazette de
l'île Barbe
n° 61, été 2005