[Août 1913.]
Ma bonne sœur est morte le samedi 9
août. La pauvre femme était devenue complètement
infirme, elle ne pouvait plus faire un pas. Il fallait se mettre
trois personnes pour la lever ou [pour la] coucher. Hélas !
ses facultés intellectuelles baissaient aussi. C'était
pour moi un crève-cœur, lorsque j'allais la voir, de le
constater. Elle reconnaissait les membres de sa famille mais elle
parlait fort peu et souvent à contresens. C'était bien
douloureux pour ses filles. Malgré cela, Luisa désirait
ardemment la conserver. Elle la soignait avec un dévouement
admirable et une tendresse maternelle. Marie l'appelait quelquefois
maman. Au mois de juin, on l'emmena en automobile à Yenne.
Elle y paraissait assez contente et on espérait quelques
améliorations dans son état lorsque, le mardi 29
juillet, elle prit la fièvre sans motif apparent ! Le jeune
docteur M. Blondel se montra de suite fort inquiet. Il prodigua
à la malade les soins les plus dévoués. Par
moment elle avait sa connaissance, à d'autres elle paraissait
inconsciente. Sa dernière parole fut : "suis bien contente."
On pensa que c'était de mourir. Le dimanche 3 août, elle fut
administrée, puis la maladie se prolongea ; le vendredi 8
août, elle entra en agonie. Le samedi, vers 5 heures, ses yeux
se rouvrirent et prirent une expression de bonheur, d'extase, comme
si elle entrevoyait le Ciel. Cela dura environ trois quarts d'heure,
puis elle s'éteignit doucement, mais cette sorte d'extase
reste gravée dans le cœur de ses enfants, qui presque tous
étaient auprès d'elle. Prévenus de la maladie et de
l'agonie, nous avions pris quelques mesures pour le deuil. Le
dimanche 10 août à 2 heures, nous recevions la nouvelle
du décès, et Théodore descendait aussitôt
à Lyon pour le télégraphier à Emmanuel
à Rethel, à Auguste à Lalouvesc, puis
j'écrivais à Louis et à Gabrielle. Les
Létang ne pouvaient arriver à temps de leur lointain
Roseland mais Auguste et Emmanuel sont venus le mardi pour les
obsèques. Théodore et moi sommes partis le lundi
à midi. Je n'ai pas eu la consolation de revoir cette sœur
aimée : elle était déjà dans la
bière. Nous avons trouvé tous ses enfants bien
affligés, surtout Luisa, qui espérait continuer encore
son œuvre de tendre dévouement. Pour moi, c'est un chagrin
d'avoir perdu ma sœur, mais je reconnais que Dieu a été
miséricordieux en abrégeant une vie de souffrances
physiques et morales avec des infirmités croissantes. Luisa
elle-même me dit : "'est de ma part de l'égoïsme de
la pleurer, car elle était malheureuse et doit être
mieux maintenant." Le jour de notre arrivée, il
faisait beau ; le lendemain, la pluie n'a cessé de tomber
à verse ; c'est sous un déluge que nous sommes
allés au cimetière. Je plaignais surtout les
prêtres avec leurs ornements, les officiers avec leurs
uniformes. Les uns et les autres étaient nombreux. Il y avait
beaucoup de monde. Victor Goybet, à peine guéri d'un
terrible accident de cheval, était là avec sa fille,
Mariano et son fils, cinq Jaillard, quatre Henry Goybet, les deux
fils de Luisa, Gonzague arrivant de Boulogne, Victor Bravais, Pierre,
Max et sa femme, le père et le capitaine Boissonnet. Au
retour, il y avait, comme pour Jules, un déjeuner à la
maison, un autre à l'hôtel, mais malgré la
tristesse de cette mort, on n'éprouvait pas ce sentiment si
poignant de la pauvre femme qui était étendue dans son
lit, et malgré le mouvement, restait inconsciente de la mort
de son mari. Le retour a été long. Partis en auto
à deux heures ou deux heures et demie, nous rentrions ici
seulement à neuf heures un quart, bien las.
À
suivre… Mme Théodore
RIVET, née Delphine BRAVAIS.
Journal.
in
La gazette de
l'île Barbe
n° 61, été 2005