Toutefois, notre regretté confrère n'avait pas encore reçu cette haute récompense de l'Académie française quand, le 4 juillet 1879, il posait sa candidature à notre Compagnie, dans la section de philosophie, jurisprudence et économie politique, en se bornant à invoquer seulement, comme titre à vos suffrages, l'œuvre si importante dont j'ai déjà essayé de signaler la valeur.
Mais le rapporteur, M. Ducarre, n'eut garde pourtant d'oublier ses autres travaux, tout en s'attachant plus particulièrement à l'examen de l'œuvre qui devait valoir, quelques mois plus tard, au candidat le prix Thiers. Et il le fit avec une sagacité remarquable, en en faisant ressortir tous les mérites. C'étaient d'abord les considérations si élevées qui se dégagent sous la forme sobre et sévère de l'écrivain et qui sont d'autant plus saisissantes qu'elles sont la simple leçon résultant des faits eux-mêmes. C'était aussi la pénétration de son esprit, nous montrant nettement combien la paix de Westphalie a influé sur l'avenir de l'Allemagne et malheureusement aussi sur celui de la France. N'est-ce pas, en effet, à compter de ce moment que se manifeste l'agrandissement latent mais continu de la Prusse, avec la prévision des guerres qui devaient bouleverser plus tard l'Europe, même de nos jours encore ? Et n'est-ce pas à ce point de vue surtout que s'explique l'intérêt que peut nous offrir aujourd'hui l'Histoire de la guerre de Trente Ans ?
Présentés avec tant d'élévation et d'autorité, les mérites de l'œuvre du candidat ne pouvaient guère assurément être méconnus et ses titres contestés. Aussi M. Charvériat fut-il élu membre de l'Académie, presque à l'unanimité, dans la séance du 2 décembre 1879. Par son vote, notre Compagnie devançait ainsi la haute appréciation de l'Académie française.
Mais si complet que fut l'ouvrage qui l'a fait connaître du monde savant, Charvériat ne crut pas encore que son œuvre fût entièrement achevée. C'est pourquoi on l'a vu, mettant à profit les nombreux matériaux qu'il avait réunis, revenir, à plusieurs reprises, sur divers épisodes qu'il n'aurait pu étudier dans tous leurs détails sans altérer, sur quelques points, l'économie de son grand travail.
Ainsi en est-il notamment du récit de La Bataille de Fribourg, au sujet de laquelle il relève plus d'une erreur commise par quelques-uns des historiens l'ayant précédé, ce qui lui valut des remerciements flatteurs du duc d'Aumale, historien du prince de Condé. Ainsi en est-il aussi de la révolte de Wallenstein, sujet demeuré longtemps problématique mais sur lequel il se prononce nettement en disant que si Wallenstein est devenu rebelle, c'est parce qu'il se voyait condamné, de sorte que sa révolte aurait été non pas la cause mais la conséquence de sa condamnation.
Et il en est encore ainsi de bien d'autres sujets se rattachant de même à son grand travail. Tantôt c'est le tableau horrible et lugubre de la peste en Allemagne, pendant la guerre de Trente Ans ; tantôt le portrait de quelques-uns des plénipotentiaires français chargés de la négociation de la paix de Westphalie ; tantôt encore une étude intéressante de la politique de Louis XIII et de Richelieu, où se révèle toujours son esprit judicieux et impartial.
La liste de tous ces travaux pourrait paraître bien longue ici, et il suffit qu'on en retrouve le titre à la suite de cette notice. Remarquons seulement que pendant longtemps, Charvériat avait étudié seulement des sujets étrangers à l'histoire de notre pays. Mais, par un hasard heureux, il est arrivé, un jour, qu'il a été amené à nous donner un excellent chapitre de l'histoire de nos provinces. Tel est le récit des guerres de la Ligue dans le Mâconnais, le Beaujolais et le Charolais entre les années 1589 et 1595. Or, s'il l'a retracé avec un soin attentif, c'est parce qu'il avait retrouvé, dans nos archives municipales, la correspondance du chef ligueur, Nagu-Varennes, pendant le cours de ses opérations militaires.
Ce chef ligueur possédait alors le château de Varennes, près de Beaujeu. Au cours des troubles religieux, ce château avait été pris et pillé par les protestants, en 1583, et cela avait suffi, comme on le comprend aisément, pour que son possesseur se fût attaché au parti de la Ligue, que soutenait, avec la plus grande énergie, le consulat lyonnais. Nommé gouverneur de Mâcon, Nagu-Varennes fut chargé ainsi du commandement de toutes les troupes qui devaient opérer dans les environs de cette ville. De là, une correspondance suivie avec les échevins lyonnais, qui nous éclaire, jour par jour, sur les événements de cette guerre.
Sans doute, plus de trois siècles nous séparent de cette époque si agitée ; mais comme Charvériat était devenu, de nos jours, par héritage de famille, possesseur du château de Varennes, retraite aimée, qui a été le témoin de ses travaux incesssants et de ses joies de famille, et où il devait mourir, on comprend tout l'intérêt qu'il attachait à ces souvenirs, et combien il était satisfait de nous faire un récit, dont la plus grande partie a été communiquée à l'Académie, pendant le cours de l'année 1903. Assurément, notre Compagnie ne l'a point oublié. Mais c'est le dernier travail qu'il nous ait laissé, le dernier souvenir littéraire que je puisse rappeler, en parlant de sa vie et de ses travaux.
C'est à ces travaux, sans doute, que toute sa vie fut consacrée. Mais n'oublions pas néanmoins qu'il en consacra aussi une grande partie soit à nos œuvres de bienfaisance, soit à l'éducation de ses enfants.
C'est pour ces derniers qu'il se livra notamment à tant de voyages et d'excursions, lui fournissant toujours l'occasion d'un enseignement pratique et des plus variés.
Un professeur de la faculté de droit de Poitiers que j'ai déjà cité [M. Prévôt-Leygonie. - NDLA.] nous a laissé, à ce sujet, un récit plein de charme et d'intérêt, en nous retraçant la biographie de son fils aîné, François Charvériat, mort prématurément en 1889, professeur à la faculté de droit d'Alger, à la suite d'une courte maladie - si courte que son père n'eut pas même le temps et la satisfaction de le revoir avant sa mort ; car c'est en s'embarquant à Marseille, pour Alger, qu'une dépêche vint lui apprendre le terrible dénouement.
Le tableau de la douleur et des angoisses éprouvées, à ce moment, par notre regretté confrère, retracé, à plusieurs reprises, par des plumes amies, nous a appris ainsi que la perte de ce fils, tant pleuré et si digne de l'être, est bien certainement l'événement le plus douloureux qui soit venu troubler le cours d'une vie si calme et exempte de la moindre ambition. Car nous ne devons pas oublier qu'à plusieurs reprises il refusa les fonctions, qui lui furent offertes, de président de notre Compagnie.
Telle a été, Messieurs, la vie d'Émile Charvériat. J'ai parlé déjà suffisamment de ses travaux. Mais je ne dois pas oublier que ces travaux ne consistent pas seulement dans des œuvres écrites. En tout et partout, il aimait, avec un soin scrupuleux, à se rendre un compte exact de ce qu'il voyait, aussi bien que des faits rappelés dans les documents qu'il était appelé à étudier.
C'est ainsi que, dans le cours de ses voyages, il avait l'habitude de dessiner le panorama des montagnes qui se développait sous ses yeux. Tel est notamment le panorama que l'on contemple du Semnoz, inséré depuis par Adophe Joanne dans son Guide en Savoie.
Mais le travail de cette nature auquel il a apporté le plus de soin est le panorama que l'on contemple de Fourvière et qu'il dessina d'abord du haut de l'ancien clocher. Ce dessin, auquel il consacra plusieurs années de sa vie, fut publié d'abord en 1881, à l'échelle de 10 millimètres par mètre, puis il a été agrandi, en 1887, à celle de 70 millimètres et, finalement, il a été peint sur lave émaillée, en 1894, au sommet de la tour nord-est de la nouvelle église.
Si donc quelques-uns de nos confrères font, un jour, l'ascension de cette tour, ils sauront que le dessin panoramique qui s'y trouve reproduit est l'œuvre de notre regretté confrère. Et c'est ainsi que son souvenir demeurera attaché, d'une manière constante, au monument religieux qui représente, au loin, la manifestation la plus éclatante de la foi chrétienne dans notre ville.
Et nous devons nous en féliciter, car c'est bien là qu'il nous plaît de voir demeurer attaché le souvenir de l'ami d'Ozanam et du grand chrétien que fut Émile Charvériat.
A. VACHEZ.
Président de la classe des Lettres
de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon.
Notice biographique lue dans la séance de l'Académie du 6 juin 1905.
A. Rey, imprimeur de l'Académie, Lyon, 1905.
in La gazette de l'île Barbe n° 61, été 2005