Clermont, [mercredi] 10
janvier 1906. Ma chère Maman, Joseph a
envoyé un télégramme de félicitations
à Victor ce matin seulement, car nous n’avons connu la bonne
nouvelle qu’hier assez tard dans la soirée. Nous partageons
bien sa joie et votre satisfaction de voir vos fils en bonne passe
d’arriver, chose qui leur était bien due à tous les
deux. Il y a eu ici beaucoup d’heureux dans l’infanterie, puisqu’il y
en a sept de maintenus pour le corps d’armée contre un seul
seulement pour l’artillerie ! Quant à Joseph, qui aurait
dû être, par son numéro, au tableau depuis deux
ans (ce qui serait arrivé sans la malheureuse histoire du
général Tournier), cela aurait été une
réparation
si on l’avait mis cette
année. L’hiver prochain, il sera trop ancien, et ses chefs
mêmes ne le proposeront plus ; le candidat du tableau
prochain est déjà tout désigné. Il vaut
beaucoup mieux ne se faire aucune illusion et tabler de prendre
courageusement son parti. Joseph a beaucoup de courage et de
dignité dans cette épreuve ; pour lui, la vie n’a
pas changé, et je le retrouve toujours père parfait,
s’occupant de ses enfants, donnant ses leçons avec la
même patience, tâchant en un mot de remplacer par
beaucoup de travail ce qu’il n’a pas eu en satisfactions si
légitimes. Je suis beaucoup moins stoïque, et chaque
compliment de condoléances de nos amis retourne le fer dans la
plaie et me fait énormément de chagrin. Je serai donc
contente pour beaucoup de raisons de m’échapper deux ou trois
jours de Clermont en ce moment. Il reste convenu que je partirai
lundi 15 pour Lyon et prendrai le lendemain mardi le train pour
Ambérieu à 7 heures du matin. Je préfère
prendre ma place dans la voiture publique de Belley à
Yenne ; ne m’envoyez donc aucun véhicule. Je suis bien
bien heureuse à la pensée d’aller vous embrasser tous
deux ; cela fera près de quatre mois d’absence, et c’est
déjà bien long ! J’espère toujours que vous vous
déciderez à partir pour Tamaris ; nous vous
verrions avec peine passer tout l’hiver dans votre solitude à
Yenne, tandis que le printemps dans le Midi vous sera bien
agréable. Nous avons un temps affreux :
pluie et vent perpétuel, ce qui est fort
désagréable pour faire nos visites de jour de l’an. Du
reste, nous finissons à peu près cette corvée
cette semaine, en ayant fait quelquefois dix-huit dans notre
journée !… Je dîne jeudi 18 chez tante
Rivet ; tante Tabareau est un peu mieux, et j’aurai un plaisir
très grand à la voir, même si je n’ai rien à espérer.
Adieu, chère Mère
chérie ; nous vous embrassons mille et mille fois.
Constance J. Clermont, dimanche 21
janvier [1906]. Ma chère Mère, vous
n’avez eu qu’un petit mot de moi de Lyon ; malgré tout
mon désir, il m’a été impossible de vous
écrire plus longuement, n’ayant pas eu une minute à moi
dans ce tourbillon de famille : visites, dîners,
etc. J’avais pourtant bien envie de vous
raconter la suite de mes affaires avec la tante : j’ai d’abord
été remboursée des 40 francs que j’avais
avancés, puis elle m’a dit que l’oncle Rivet aurait le
lendemain quelques papiers à me remettre. Le jeudi, je suis
allée en effet chez la tante Delphine, et là, avant
dîner, l’oncle Théodore m’a remis pour 10 000
francs de valeurs : Camargue et produits chimiques d’Alès
et dette ottomane. J’ai donné un reçu de la somme et
j’ai su le lendemain par la tante, puis par Auguste, qui m’a lu
(confidentiellement) ce passage des dernières volontés
de cette pauvre tante, que je devais recevoir après elle
20 000. Le reçu des 10 000 sera donc
épinglé au papier renfermant les legs de la tante,
papier qui du reste ne sortira pas de la famille, Auguste
étant exécuteur testamentaire. Auguste nous a
laissé entendre (car j’avais Luisa avec moi) que Luisa
était sur le même pied que moi, et Mariano aussi ;
il nous a dit qu’on avait tenu compte des fortunes et que le
côté Rivet recevait trois fois moins que nous, ce qu’il
trouvait très naturel. Bref, dans toute cette affaire, l’oncle
Rivet et Auguste ont montré une très grande
délicatesse, et j’ai été extrêmement
touchée de l’affection qu’ils m’ont témoignée.
Je vais écrire (par tante Rivet) une grande lettre à la
tante pour la remercier de la part de Joseph et pour rassurer l’oncle
Théodore sur l’issue de mon voyage. J’ai en effet
rapporté mes titres cousus dans la doublure de mon manteau de
fourrure, car c’était trop volumineux pour que je puisse le
mettre dans un portefeuille, et un sac m’aurait
inquiétée. Mon voyage à Lyon a
été très agréable, et j’ai bien fait
à peu près tout ce que je désirais, même
de mener Lison à Fourvière, ce que je n’avais pu faire
l’année dernière. Les trois ménages Rivet sont
très bien installés. Luisa m’a reçue
admirablement, comme toujours ; elle vous écrira la suite
de toutes les histoires de Régis quand il y aura un prochain
numéro. J’ai retrouvé ici tout le monde
en bonne santé et bien content de nous revoir. Mille et mille tendresses. C. J. Il neige à gros flocons depuis
ce matin. Clermont, [vendredi] 26
janvier [19]06. Ma chère Maman, en voyant ce
froid rigoureux de ces jours-ci, je pensais que vous alliez
être bloqués par les neiges et je m’inquiétais
bien de vous ; mais voici le dégel, heureusement, et
même, aujourd’hui, un chaud rayon de soleil. Nous avons eu hier
– 14 degrés, et je m’estimais heureuse d’avoir si bien
réussi pour mon voyage la semaine dernière. Nous en
sommes revenues, ma fille et moi, en bonne santé, et je vais
essayer maintenant de travailler à me remplumer suivant votre conseil. La maladie de Lison en
décembre et peut-être plus encore ces soucis de
carrière, dont j’ai réellement souffert, sont
certainement cause de cet amaigrissement. Maintenant que j’en ai pris
mon parti, je suis beaucoup plus courageuse et confie tous les chers
miens et moi-même à la Providence, qui nous
ménagera peut-être une petite éclaircie dans
l’avenir. Je vois avec joie finir la série
des visites de jour de l’an ; je vais tout terminer cette
semaine, ce qui me donnera bien du temps libre l’après-midi,
quand mes filles seront dehors avec Françoise. Je vous avoue que je suis très
contente que vous ayez eu besoin du docteur Eyraud et qu’il ait
examiné votre jambe. Cela me confirme dans ce que je
pensais : que cela ne devait plus être grand-chose et que
quelques précautions seules vous étaient maintenant
nécessaires. Nous voyons donc avec une grande satisfaction
arriver le moment où vous pourrez recommencer vos promenades
sur le bateau de Tamaris et vous chauffer dans votre
véranda. J’ai reçu un bon petit mot
affectueux de Victor, avec [qui] j’ai joué à cachette,
soit à Lyon, soit à Yenne. Cela a été un
grand regret pour moi de ne point le voir. Auguste Rivet nous a annoncé sa
visite pour le 30 janvier ; il vient plaider à Riom, et
nous avons un grand plaisir à le recevoir ; mais sa
femme, étant obligée à quelques heureuses
précautions, ne l’accompagnera pas. Ce sera du reste
extrêmement court : à peine un repas entre deux
trains. J’ai aussi une bonne lettre de Luisa,
mais rien des Pierre Jaillard et de l’affaire de mon neveu
Jean. Adieu, chère, chère
Mère ; combien j’ai eu de plaisir à vous voir tous
deux ! je vous embrasse mille fois tendrement. C. Jaillard. Clermont, le [mardi] 6
février 1906. Ma chère Maman, nous sommes
littéralement ensevelis sous la neige depuis dimanche, et les
enfants sont obligés chaque matin de faire la trace dans la
neige pour aller en classe. Cela rend la circulation bien difficile,
et je gémis à la pensée de faire aujourd’hui
toutes mes dernières visites du mardi, que je n’ai pas
terminées. Hier, malgré cet affreux temps et les
bourrasques de neige qui ont duré toute la journée,
j’ai eu beaucoup de monde à mon jour. Il n’était
question que du départ du général en chef !
C’est un effondrement au quartier général, car Girardel
croyait être certain de voir renouveler son mandat. On lui a
caché la chose jusqu’au dernier moment, le bernant de belles
paroles, sans doute pour qu’il n’ait pas le temps de faire agir
toutes les casseroles et ministres de ses amis. Enfin, nous en voici
débarrassés, et ce n’est point nous qui irons à
la gare les accompagner et verser des larmes de crocodiles, car je ne
pardonnerai jamais au général sa fausseté envers
mon mari. On dit que Gallieni ne fera qu’une
étape ici, car une telle personnalité est
appelée à jouer un rôle plus important que celui
de commandant du 13e corps.
Dans tous les cas, nous jouirons d’avoir, ne fût-ce que
quelques mois, un vrai soldat ennemi des fiches et des
délations. Le général Girardel a réuni ce
matin tous les généraux et colonels, et je suppose
qu’il va partir incessamment, puisqu’il a remis son commandement
dimanche, jour où la nomination de Gallieni a paru à
l’Officiel. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui
trouvent inutiles, et même fâcheuses, les bagarres dans
les églises de Paris. En somme, cela a fait un effet
énorme dans le pays. Le gouvernement est obligé de
baisser pavillon, et je trouve que cette poignée de
catholiques risquant leurs vies pour défendre leur foi a droit
à notre admiration. Nous avons lu une masse de journaux ;
l’oncle Laurent nous en ayant envoyé des
quantités. Ce soir, nous allons à un grand
concert de bienfaisance au petit séminaire ; Pierre est
très fier de faire partie des 150 chanteurs de la chorale et
de débuter dans La
Création d’Haydn. Cela a
été pour lui un bon exercice musical. Avec leur
père, les enfants commencent à jouer des sonatines de
Clementi — du moins les deux grands, mais cela va si vite pour Lison
(qui est réellement bien douée) qu’elle aura
bientôt rattrapé ses frères. Nous attendions Auguste Rivet cette
semaine ; il devait venir plaider à Riom, mais l’affaire
a dû être renvoyée. J’ai écrit à
tout le monde à Lyon, ces jours-ci ; Luisa, tante
Tabareau, puis chez les Jaillard. L’affaire de Jean, mon neveu,
semble prendre une bonne tournure ; j’espère que ce
mariage se fera ; nous en serions personnellement très
satisfaits à cause de l’entourage de famille. Adieu,
chère Mère, et mille et mille tendresses à tous
deux. Constance Jaillard.
Clermont, [vendredi] 9
février [19]06. Ma chère Maman, Joseph a
retrouvé un des programmes qu’il avait faits et
distribués aux dames pour notre dernière séance
musicale. Il a pensé que cela pourrait vous intéresser
et me charge de vous l’envoyer, ainsi qu’une Martinière dont
il a le cliché à votre disposition si l’on voulait
faire faire des cartes postales pour l’été prochain.
Joseph fera aussi une autre Martinière que l’on voit
tout entière,
mais celle que je vous envoie a
peut-être encore plus de chic car on voit mieux le
château fort. Pour la séance de musique, j’avais fait
comme affiche un panneau de fleurs roses de Noël et houx
à baies rouges qui est destiné à faire une
seconde feuille de paravent. Nous nous réjouissons bien de
vous voir partis pour le Midi car ce temps est bien pénible.
La neige est tombée avec une telle abondance aujourd’hui que
la circulation dans les rues était fort difficile. Il aurait
fallu de véritables bottes pour affronter ces amoncellements.
Chaque trace était aussitôt recouverte par la neige qui
tombait en flocons serrés et tourbillonnait, poussée
par un vent qui nous aveuglait et nous coupait la respiration. Mes
filles ne sont pas sorties, bien entendu, d’autant plus que
Françoise, enrhumée, garde la maison. J’ai même
un peu ri à part moi, car j’ai fait venir solennellement le
docteur pour la voir parce qu’elle avait la colique depuis deux
jours. (Pour moi, je ne me serais pas donné la peine de
déranger la Faculté, mais avec les gens du peuple, ce
ne sont que les longues ordonnances et les potions qui sont
appréciées.) Donc, le docteur Fournial lui a
ordonné du bismuth, de l’eau albumineuse et de la
diète, et ce soir, elle est déjà
guérie. Nos bons amis les Beaudot, dont je vous
ai parlé souvent, partent dimanche soir pour Toulon, où
ils vont passer une quinzaine de jours chez M. Fontaine, commissaire
de la marine et marié à la sœur de Mme Beaudot. Ils
iront nous voir à Tamaris, probablement la semaine du 20
février. C’est la jeune femme qui fait de si admirables cuirs
repoussés, mais ne faites jamais allusion à ce talent
devant personne, car cela deviendra pour elle un gagne-pain. Son
père, le général Alléron, qui
était de l’infanterie de marine, avait eu Gallieni sous ses
ordres. J’ai été un peu
défrisée
aujourd’hui quand on m’a dit
que notre nouveau général en chef était
protestant et franc-maçon, et que c’était pour cela que
les loges s’étaient tenues tranquilles malgré le
départ de Girardel. Joseph ayant été
proposé par le général d’Entraigues et son
colonel pour les Palmes académiques (ce qui le touchait du
reste fort peu !), le général Girardel a mis sur
la feuille de proposition : " inutile de le
demander " ! C’est le dernier souvenir qui nous restera de
cette vieille ganache, malfaisante par sa bêtise. On dit que le
général Gallieni ne restera pas longtemps ici,
étant appelé à de plus hautes
destinées. D’un autre côté, voici
Étienne prêt à passer à
l’Intérieur ; on le trouve trop clérical pour nous
depuis sa circulaire relative aux enterrements dans les
hôpitaux militaires ! L’inventaire de la cathédrale
s’est opérée sans que personne n’ait été
averti, et je ne sais ce que l’on fera pour les autres
églises. Notre évêque est encore un trembleur et
ne se fera pas jeter en prison. On dit qu’à
Notre-Dame-du-Port, on va organiser de la résistance…
Je suis bien peinée de ce que
vous me dites pour ce pauvre Vallet. Nous ne savons si le mariage de mon
neveu Jean aboutira, car il y a des questions de santé du
côté de la famille de la jeune fille qui
inquiètent un peu ma belle-sœur. Il s’agit d’une demoiselle
Guitton, dont la mère est une Epitalon, belle-sœur de Philippe
Germain de Montauzan. Comme jeune fille, famille, c’est parfait, et
nous désirons bien que cela réussira. Il y a aussi huit
enfants, dont un jésuite (ô joie !…) ; un
oncle jésuite, aussi ! et un autre supérieur du
grand séminaire à Lyon. Vous voyez que ce serait dans
nos cordes. Adieu chers bien-aimés parents,
vite de vos nouvelles et mille tendresses. C. J. Clermont, [samedi] 17
février [1906]. Ma chère Maman, j’ai
éprouvé une bien grande joie en recevant hier soir (4
heures) votre lettre de Tamaris et celle de Luisa me donnant les
nouvelles de votre passage à Lyon. Enfin nous voici bien
rassurés sur cette misérable jambe qui nous a tant
tourmentés cet hiver ! Je suis ravie à la
pensée que vous pourrez reprendre un peu d’activités
grâce à une bonne bande, car ce sera pour votre
santé générale une chose bien importante. Quelle
joie de vous sentir délivrés de votre prison de Yenne
et prêts à profiter du bon soleil de Tamaris ! Je
jouis à la pensée de vos promenades en bateau, qui sont
pour papa une bonne distraction. Il est utile de voir quelquefois des
humains et le bon général et les Amilly ne sont
réellement pas suffisants pour vous donner ce qui manque
à l’austérité d’une séjour hivernal en
Savoie. Depuis ma dernière lettre, nous
avons eu le chagrin d’apprendre la mort de notre tante Mayet, suivant
de si près celle de son mari. Cela avait été son
désir de ne point lui survivre trop longtemps, et le bon Dieu
ne l’a point fait attendre. Elle a été enlevée
en huit jours par une pneumonie infectieuse et est morte
entourée de ses quatre fils, dont deux religieux. Joseph,
parti pour Paris le mercredi après-midi, a assisté le
jeudi aux funérailles à Saint-Thomas-d’Aquin. Il y a
retrouvé mon beau-frère Pierre, avec lequel il a
passé la journée. Retour hier matin après
s’être bien mouillé à Paris, où il pleut
toujours. Je suis très occupée ces
jours-ci à m’organiser un deuil le plus économiquement
possible. Je viens de faire teindre ma robe à carreaux verts
et bleus et j’espère que cela me suffira avec une vieille robe
grise de maison. Je quitterai le deuil pour la première
communion de Charles, le 7 mai. Nous avons eu aussi à nous
décommander de toutes les invitations que nous avions
reçues pour ces deux semaines et à envoyer quelques
cartes en deuil pour remplacer des visites. Nous n’enverrons pas de
lettres de faire-part, car cela intéresse si peu la
garnison ! il suffit que quelques-uns sachent que nous avons une
raison de refuser les invitations et de ne pas faire de visites de
quelque temps. Je vais assez bien, quoique ayant eu
quelquefois ces temps-ci une forte douleur de rhumatisme au pied qui
me faisait assez souffrir. Cela m’a passé depuis que la neige
est fondue ; mais quel gâchis ! Nous avons une boue
affreuse, et chaque jour, les enfants rentrent crottés
jusqu’aux oreilles. L’oncle Bravais a eu la bonté de
m’écrire au sujet de Pierrot, qui se plaignait un peu des
yeux ; c’était en effet un excès de travail
à la lumière et les lavages à l’eau très
chaude lui ont fait du bien. Remerciez bien l’oncle Victor de ma
part. Nos amis Beaudot sont à Toulon
depuis lundi dernier chez M. Fontaine, rue Dumont-d’Urville, 3. Ils
iront probablement vous voir la semaine prochaine, mais jamais ils
n’accepteraient à déjeuner, car Mme Beaudot est d’une
santé telle qu’elle suit des régimes et ne peut
dîner nulle part. Vous pouvez bien lui dire que je suis si
contente de travailler avec elle et d’avoir les conseils de son beau
talent, mais bien entendu
sans avoir l’air de savoir
à quoi lui sert son talent, puisque sa famille même ne
s’en doute pas. Elle est bien intéressante et bien
malheureuse. Mille affections aux Henry et aux deux
mioches, je vous embrasse tous bien bien tendrement. Constance. Clermont, [mercredi] 21
février [19]06. Ma chère Maman, j’espère
que papa est complètement remis de sa grippe, qui sera
forcément moins longue au bon climat de Tamaris que dans nos
froides régions. Ici, les gens qui en sont atteints ne peuvent
pas s’en débarrasser avant trois semaines, et on traîne
ainsi sans appétit et sans force. Nous avons eu la chance d’y
échapper, sauf Françoise, qui est bien remise
maintenant mais pour laquelle j’avais fait venir le docteur.
Ce pauvre M. Fournial a eu une alerte
ces jours-ci : son fils Pierre a eu une atteinte d’appendicite,
sans qu’il ait eût été souffrant
préalablement, puisqu’il était encore au
séminaire samedi matin. Il va mieux aujourd’hui et tout danger
est conjuré, mais quelle terreur que cette maladie si
foudroyante ! Tous les nôtres semblent se bien fortifier,
même Henri qui était resté bien maigre et qui
prend aussi des mollets. Je suis bien heureuse de ces belles
santés qui valent bien quelque chose pécuniairement
parlant. Notre deuil, en nous interdisant toute
sortie du soir, nous donne beaucoup de temps, et j’en profite pour
bien travailler. Je vais commencer les robes des petites pour la
première communion de leur frère. J’ai vu un charmant
modèle en voile gris argent forme Empire avec grand col de
broderie anglaise et volant de broderie assortie au bas des manches
courtes. Je vais faire venir un patron de Paris et confectionner avec
Françoise ces petites robes qui seront gentilles. Je n’ai pas
encore pensé à ce que nous pourrions donner à
Charles ; j’espère que tante Tabareau lui donnera sa
montre, mais elle ne m’en a pas parlé et je n’ose le lui dire.
Vous pourriez lui donner la chaîne (qu’Auguste avait
donnée l’année dernière à Pierre) ou bien
le chapelet. Il aura son missel que lui fait Mme Beaudot, à ma
grande confusion, mais elle y tient absolument et je m’arrangerai
pour me reconnaître d’une autre manière. Charles a aussi
son livre d’Évangiles et je ne tiens pas à ce qu’il ait
des masses de livres qu’on ne lit jamais. Dites à tante
Bravais que le volume de méditations de l’abbé Girodon
qu’elle a donné à Pierre est parfait. Nous le lisons chaque soir pendant que les
enfants se déshabillent et répétons
invariablement que le choix en a été très
heureux. C’est un volume qui leur sert à tous deux et avec
profit. Ces jours-ci, on est très
occupé à Clermont de la vente pour la bonne
presse ; j’y ai envoyé une petite potiche peinte par moi
qui a été immédiatement vendue dix francs. On
dit qu’il n’y faut pas paraître comme femmes d’officiers, aussi
j’y envoie mes filles acheter à quelques-unes de ces
dames. Demain, inventaire aux Carmes et
à Notre-Dame-du-Port, où toute la ville se porte en
foule. Je suis contente que Joseph soit de service et pris toute la
journée : il n’aura pas la tentation d’y aller.
Nous avons très beau temps, mais
froid le matin et le soir. Les enfants ont recommencé à
se servir du petit jardin après le déjeuner de midi et
François va se livrer aux douceurs du jardinage. Adieu, chère maman,
écrivez-moi bien longuement et recevez nos meilleures
tendresses. C. Jaillard. Donnez-nous bien exactement des
nouvelles de papa et de celles de vos jambes. Clermont, [mercredi] 28
février [19]06. Ma chère Maman, j’ai
éprouvé tout à l’heure une grande excitation en
lisant votre lettre et en apprenant l’état grave de tante
Tabareau, que j’ignorais absolument, car vous ne m’en parliez pas
hier. J’allais justement vous écrire pour répondre
à votre lettre que j’ai reçue à notre retour de
Saint-Étienne, où nous avons passé quelques
heures bien agréables. Nous sommes partis lundi à midi
cinquante, après avoir vu revenir de classe nos trois
garçons, qui n’avaient vacances que l’après-midi du
mardi. Arrivés à Saint-Étienne à cinq
heures et demie, nous nous y sommes trouvés à la gare
avec tous les Pierre Jaillard arrivant de Lyon, tous heureux et
radieux comme il convient à la circonstance. Nous sommes
allés tous à l’hôtel de France, où mon
beau-frère nous recevait
(ce qui était
agréable pour notre bourse), puis une fois habillés (en
noir, bien entendu, avec votre robe faite chez Mme Ducroix), nous
nous sommes dirigés en bande chez les Adrien Guitton. Ils
occupent avec les Epitalon, Germain de Montauzan, tout ce monde,
beaux-frères et belles-sœurs, un énorme
pâté de maisons où sont aussi les ateliers de
rubanerie des Epitalon. Mme Guitton, mère de la
fiancée, est une Epitalon, sœur de Mme Stéphane Germain
de Montauzan. Un autre Epitalon, à côté de qui
j’étais à table, est marié à la sœur de
Louise Nikly ; mais cette jeune femme, en couches depuis quinze
jours, n’était pas au dîner. Nous étions du reste
le nombre respectable de 48, rien que la proche proche famille, car
ce sont de véritables tribus. Le vieux père Epitalon
vit toujours et s’occupe de la fabrique. Il y avait aussi là
des Balaÿ. La jeune fiancée est fort
gentille, jolie, mais extrêmement petite, ce qui chiffonnait
bien mon cher neveu, qui a été surtout séduit,
je crois, par la famille et cet entourage si bien posé dans la
région. Il y a huit enfants : deux religieuses, un
jésuite, un fils marié, un autre ingénieur, un
quatrième au collège à Monaco (où se
trouve son frère le jésuite), la jeune fiancée
Valérie, et une dernière fille de 16 ou 17 ans.
À 11 heures du soir, nous avons
raccompagné tous les Lyonnais à la gare et sommes
revenus coucher à l’hôtel, car nous n’avions pas de
train de nuit. Hier matin, départ à 6 heures et
rentrée chez nous à midi, au moment où
arrivaient les enfants. J’avais écrit justement dimanche
à Luisa et une longue lettre à la tante lui racontant
en détails l’assaut de notre église des Carmes et mon
émotion en assistant à ces horreurs jusqu’au moment
où les gendarmes sont venus nous expulser en nous saisissant
par les épaules. Ce sont des choses inoubliables et nous en
verrons bien d’autres, puisque la loi sera probablement
refusée par le pape et que l’on défendra ses
églises peut-être au prix de sa vie. Je voudrais pouvoir cracher sur cette
canaille de Messimy. Ici, les deux jeunes lieutenants d’artillerie
commandés pour jeudi suppliaient Joseph de ne pas les envoyer.
Du reste, le général d’Entraigues, qui
remplaçait le général en chef, avait
donné l’ordre qu’aucun soldat ne fût employé
à cette sale besogne. Mme Marchand m’écrit qu’à
Blois, où l’inspecteur des forêts a jugé bon de
donner un bal la semaine dernière, sur 300 invitations, 220
ont répondu par un refus, les uns prétextant un
départ, les autres parlant de la tristesse des temps… ceux qui
s’amusent tant cette année ne sont pas dignes de s’appeler
catholiques, et il me semble que c’est le moment de mettre un peu de
plomb dans les cervelles. Je reviens à tante Tabareau et
suis réellement bien inquiète. Ce sera un très
grand chagrin pour moi de voir disparaître cette pauvre tante
qui a été toujours si parfaitement bonne pour moi.
À ce dernier petit séjour à Lyon, elle avait
été si affectueuse !… Je n’ai pas eu de lettre de Mme Beaudot
depuis sa visite à Tamaris, et je pense aussi qu’elle a
évité de m’écrire à cause de papa et
craignant de m’inquiéter. Je suis bien rassurée
à ce sujet, car nous l’avons vu souvent en effet avec ces toux
nerveuses que l’on fait céder difficilement. Je devrais vous
envoyer du sirop ou des pastilles au lactucarium d’Aubergier de
Clermont. Écrivez-moi vite, ma
chère Maman, j’ai trop peur de quelque mauvaise nouvelle de
Lyon. Nous vous embrassons de tout notre
cœur. Constance. Bien entendu, nous n’avions pas eu
l’idée d’aller voir Camille, étant repartis à 6
heures du matin !… Je vais écrire à tante
Irma et à Berthe de Barrin. On dit Gaston très
très malade. Clermont, [lundi] 5 mars
[19]06. Ma chère Maman, votre lettre du
2 mars m’a bien rassurée au sujet de la tante, mais ne m’a pas
expliqué ce qui s’était passé et pourquoi
l’oncle Bravais avait reçu un télégramme et
était parti quand il n’avait pas songé à bouger
en janvier lorsque la tante paraissait aussi malade ? Je n’ai eu
du reste pas un mot
de Lyon, ce qui me fait penser
que l’état n’a pas été aussi grave puisque
j’avais écrit dimanche dernier à la tante, par Luisa,
et que celle-ci m’aurait peut-être bien dit un mot de leurs
inquiétudes. Jusqu’à l’arrivée de
votre lettre, nous vivions dans un état pénible,
toujours dans l’attente d’une dépêche de Lyon ;
cela joint au mauvais temps (aujourd’hui, soleil admirable et
très chaud) et aux calamités accumulées dans les
journaux n’était point fait pour nous donner des idées
couleur de rose. Tout passe depuis hier, et
j’espère que vous pouvez enfin jouir du beau temps et
guérir vos rhumes en vous chauffant au soleil. Je vais vite
m’occuper des coiffures plus légères, chose que l’on
avait négligée ces temps-ci avec cet hiver
prolongé. Nous sommes très émus du
départ ce matin de troupes d’infanterie de Clermont à
destination de la Haute-Loire. Ils partent tous avec des balles
destinées aux malheureux catholiques qui se défendent
avec tant d’intrépidité. Dieu veuille qu’aucun de ceux
que nous connaissons n’ait à se reprocher de tels
assassinats ! Les esprits sont tellement surexcités que
l’on peut s’attendre à tout et tout semble instable. Qui sait
si nos maris demain appelés à choisir entre leur
uniforme de soldat et leur conscience chrétienne ne
rejetteront pas l’un pour ne pas avoir à trahir
l’autre ?… J’ai comme vous des moments de
désespoir en lisant les journaux si douloureusement
intéressants… … Interrompue par de nombreuses
visites, car c’est lundi et j’ai reçu aujourd’hui après
plusieurs semaines de réclusion. J’ai vu Mme Gagnon ravie car
son mari va probablement partir pour Yssingeaux et que va-t-il se
passer là-bas ? Avec cela, les dîners et les
soirées continuent et nous avons eu le plaisir d’en refuser
encore quatre ces jours-ci. Le courrier a passé : point
de lettres d’aucun côté… J’envoie donc celle-ci qui est
déjà en retard. Nous allons tous bien et vous
embrassons du plus profond du cœur. Constance. Les Beaudot doivent rester ici demain
soir après un voyage à Cannes et à Nice,
où Mme Beaudot espérait pouvoir s’entendre avec quelque
magasin. Je lui commande un missel pour la fiancée de
Jean. Clermont, [vendredi] 9 mars
[19]06. Ma chère Maman, enfin
j’espère que la chute du ministère va donner un peu de
répit aux pauvres militaires du 13e corps,
employés depuis huit jours aux pires besognes. Joseph a
été sur les dents pendant toute cette semaine, restant
quelquefois au quartier le soir jusqu’à minuit et y retournant
à 4 heures du matin ! Moi qui avais tant pleuré sa
batterie à cheval, j’étais bien contente ces jours-ci
qu’il ne pût partir avec ses camarades. Il enrageait
déjà suffisamment d’être obligé de donner
des hommes pour ce métier-là, et je voyais toutes les
familles d’artilleurs désolées du départ de
leurs maris destinés à jouer un rôle odieux ou
ridicule. C’est ce qui est arrivé pour plusieurs
localités de la montagne des environs de Clermont, où
l’on avait organisé la résistance. J’avais oublié de vous parler de
l’entrée jeudi dernier du général Gallieni. Nous
avons vu admirablement ce beau défilé du toit de la
chefferie, où un officier du génie de nos amis m’avait
fait monter avec tous les enfants. Le nouveau commandant du
13e corps a une tournure très jeune, mais il
a le visage fatigué et l’on dit qu’il a une dysenterie
perpétuelle. Nous ne savons trop que penser de lui, car les
avis sont très partagés : les uns disent que c’est
un vrai militaire, sans parti pris d’opinion, d’autres qu’il est
franc-maçon, ce qui a fait sa fortune, et qu’à
Madagascar, il a beaucoup laïcisé et a travaillé
de son mieux contre les missionnaires catholiques — son discours
d’entrée pouvant du reste être assez mal
interprété dans ce sens. Le général
d’Entraigues a au contraire répondu avec
énormément de chic
et d’élévation de
pensée. Nos garçons ont eu deux jours de
congé mercredi et jeudi pour compenser les jours gras, qu’on
passe sous silence dans les établissements religieux. Il
faisait un temps admirable et nous avons passé la
journée au parc Bargoin, mais la chaleur était telle
que, malgré les chapeaux de paille, je les ai tous
ramenés avec mal à la tête. Aujourd’hui, Charles
et Henri ne sont pas allés en classe, et je commençais
à me bien tourmenter à ce sujet, mais cette
après-midi, je crois qu’il s’agit simplement d’une violente
migraine ou coup de soleil et qu’il n’y paraîtra plus
demain. Je suis bien contente de savoir que
papa va mieux ; il est probable que cette toux passera
dès qu’il pourra s’aérer sérieusement.
Quant à la tante, si vous voulez
lui parler de la montre de Charles, je ne demande pas mieux,
étant très timide pour demander les choses, surtout
à quelqu’un qui nous a fait un si beau cadeau il y a peu de
temps. Je viens de lire un livre qui m’a
beaucoup intéressée : Angélique Arnaud, de Reynès-Monlaur. Cette histoire de
Port-Royal, dont je ne connaissais pas grand-chose, m’a fait grand
plaisir à lire. Je lis toujours aussi les mémoires du
général Trochu (ce cousin inconnu), mais je le trouve
réellement un peu ridicule, attaquant tout le monde pour se
défendre. Les Jaillard sont au troisième
ciel ; on cherche un appartement pour le jeune ménage
entre le bureau de mon beau-frère et la gare ! afin de
pouvoir aller plus facilement à Saint-Étienne. Le
mariage aura lieu tout de suite après Pâques, car il y a
aussi les élections, le ballottage, etc., etc., et il faut
qu’on soit, ou revenu de voyage, ou pas encore parti. La
première communion de Charles le 6 ou le 7 mai et un
baptême à Paris chez les Henri Mayet (où mon
beau-frère doit être parrain) empêchent de le
remettre à plus tard. Je ne comprends pas comment vous ne
parlez pas à tante Gabrielle du projet de son fils ; nous
faisons moins de cachotteries dans notre famille. Adieu, chère bien-aimée
Maman, nous vous embrassons tous deux mille fois. Const. J. Clermont, [mercredi] 14
mars [19]06. Ma chère Maman, je vous remercie
beaucoup d’avoir écrit à tante Tabareau pour la montre
de Charles, ainsi que du beau cadeau que vous m’annoncez pour ce cher
petit. Nous ne savons pas encore quelle en sera la destination,
voulant attendre de connaître ce qu’il recevra et ce qui lui
manquera : je pense que Mme Laprade lui donnera peut-être
le cadre du beau christ que nous avons acheté de sa part
l’année dernière pour Pierre ; il aura le livre
d’heures de Mme Beaudot, et s’il est trop élégant et
pas assez complet, nous achèterons un autre paroissien de
moindre valeur avec tous les offices. Nous demanderons probablement
le chapelet à son parrain Pierre Jaillard, puis la
chaîne de montre en argent ou L’Imitation à l’oncle Neyrat. Charles a
déjà des évangiles, et comme livres, ce serait
bien suffisant. Nous avions envie d’acheter avec votre
argent un lit (!) fer et cuivre comme celui de Pierrot. Avec le
sommier, cela revient à peu près à 45 francs,
mais Joseph a peur que vous trouviez cette idée bien saugrenue
pour la circonstance. J’y fixerais un beau sacré-cœur
brodé et cela deviendrait un objet presque pieux… Merci aussi pour Saint-Joseph, mais ne
recevant pas du tout actuellement à cause de notre deuil, je
préfèrerais un petit palmier qui durerait, ou bien
alors une toute petite
boîte de fleurs pour
parfumer le bureau de Joseph. Les temps sont réellement trop
malheureux pour que l’on fasse des dépenses superflues.
Espérons que nous reverrons quelques jours meilleurs pour 1907
et que nous pourrons aller fêter auprès de vous le plus
nombreux possible la date du mois de mars chère à notre
cœur. Pour la fête de Joseph, j’ai eu
l’idée de lui faire faire une petite gourmette d’argent pour
sa grosse montre de poche, et que j’ai fait terminer, en guise de
médaille, par un jeton de présence des Neyrat
échevins de Lyon. Ce sera original et je n’aurai plus honte de
la chaîne de dix-neuf sous de mon cher mari. Tous les garçons viennent
d’être bien enrhumés : j’ai gardé Henri
toute une semaine à la maison, et depuis lundi, c’est lui seul
qui va en classe, et ses deux frères à leur tour
restent au logis. Il y a énormément de grippes en ce
moment. La pauvre Mme Beaudot n’a pas eu de chance, car elle a
été malade pendant tout son séjour à
Toulon, et son mari, qui est rentré la semaine
dernière, a été obligé de la laisser
là-bas avec une forte bronchite… Elle ne pourra se mettre en
route pour rentrer que la semaine prochaine. Je l’attends
impatiemment pour lui voir commencer le missel de mon neveu Jean
Jaillard, ainsi que porte-monnaie et porte-cartes commandés de
Lyon ! Nous venons de recevoir la lettre de
faire-part de la tante Sélima ; j’avais écrit
à Berthe, qui m’a répondu, et je vais aussi envoyer un
mot à tous les autres. Je n’ai pas l’adresse d’Émilie
de Montgolfier ? On me demandait l’autre jour le nom de la femme
de Gaston, et je n’ai pas su m’en souvenir ? Il paraît en
effet que le malheureux va un peu mieux. Quant à Victoire,
j’irai savoir des nouvelles ici chez Mme de Matharel, qui est venue
m’en donner il y a quelques jours. Je ne me souviens pas si je vous ai
envoyé une des dernières photographies de Magdeleine,
debout, appuyée à un fauteuil d’enfant, avec un grand
col sur sa robe de velours ? Sinon, je vous en enverrai
une. Adieu, chère Maman ;
embrassez papa bien tendrement et recevez toutes nos
tendresses. C. Jaillard. Il paraît que la fille du
général Gallieni (mariée depuis quelques mois) a
été élevée chez les ursulines, que son
frère (qui n’a pas terminé ses études) les a
commencées dans des établissements religieux et est
actuellement à l’école Fénelon à Paris.
C’est une bonne note, qui nous fait plaisir après ce qui nous
avait été dit. Le général d’Entraigues
m’a dit l’autre jour que le colonel Nadal lui avait dit que Joseph
était un officier hors
ligne, qu’il l’avait
appuyé de son mieux cet hiver, mais qu’on lui avait
répondu qu’il y avait quelque affaire de casserolage… Clermont, [mardi] 20 mars
[19]06. Ma chère Maman, je vous fais
toutes mes excuses de n’avoir point encore répondu à la
lettre chéquarde
de papa, mais nous avons eu du
monde ces jours-ci, et je n’ai pas eu littéralement une minute
à moi. Nous vous sommes très reconnaissants de votre
beau cadeau au petit Charles et nous emploierons cet argent
probablement comme je vous le disais, puisque ce sera à la
fois utile et agréable à l’enfant. Quant à la
fête de Joseph, vous êtes trop bons de le gâter
ainsi, et cette somme passera plus utilement qu’en fleurs, qui ne
sont malheureusement pas trop de saison cette année. J’en ai
reçu pourtant un carton, d’admirables violettes de Parme de
Toulouse envoyées par mon fidèle et vieil amoureux
l’oncle Laurent… Joseph me charge de vous remercier
beaucoup ; nous lui avons fait une jolie fête dimanche
matin au retour de la messe, et les enfants lui ont offert de
modestes plantes de jacinthes qu’on est allé ensuite planter
dans le petit jardin. Je suis très contente que la
tante veuille bien offrir la montre de Charles ; il a
reçu hier une jolie médaille de Mme Marchand, qui est
en séjour à Clermont et que nous avons reçue
plusieurs fois ces jours-ci. (J’avais su par la tante
elle-même au mois d’octobre qu’elle avait payé à
Luisa des arriérés de comptes, mais j’avais compris que
c’était l’année dernière et je n’avais pas su
que c’était pour une aussi grosse somme. La tante me l’avait
dit un jour que nous causions de budget et que je lui disais que nous
étions très justes comme revenus, mais que, Dieu merci,
tout était payé à mesure et que nous n’avions
pas un sou de dettes.) Voici le mauvais temps qui recommence,
avec vent et bourrasques de neige, après quelques jours d’une
chaleur presque pénible. Les enfants vont bien, quoique
Charles tousse encore un peu la nuit, ce qui nous oblige à
quelques promenades pour lui administrer à boire chaud ou du
sirop. M. Beaudot est parti chercher sa femme,
et ils doivent arriver ce soir ; avec ce vilain temps, cela va
faire un transit désagréable. Nous aurons aujourd’hui Auguste Rivet,
qui plaide à Riom, et j’ai invité les L’Ébraly
pour dîner avec lui ce soir. M. L’Ébraly est en
correspondance avec lui sans le connaître. Je suis bien
contente de voir ce brave Auguste. Adieu, chère Maman ; je
vous écris un peu à la hâte, ne voulant pas
encore manquer ce courrier. Mille tendresses et remerciements
à tous deux. Const. Jaillard.
Clermont, [dimanche] 25
mars [1906] soir. Ma chère Maman, je ne sais pas
si je vous ai écrit depuis que nous avons eu la visite
d’Auguste Rivet mardi dernier ? Il est arrivé à 4
heures, nous l’avons fait dîner à 7 heures avec nos amis
L’Ébraly (il avait été souvent en correspondance
avec M. L’Ébraly sans le connaître), et après une
bonne soirée, que nous avons prolongée bien tard pour
avoir le plaisir de causer un peu de la famille, il est allé
coucher à l’hôtel Terminus pour repartir le mercredi
matin à 4 heures ! Nous avons eu par lui bien des
détails sur la tante Tabareau, qui semble absolument remise
mais qui continue à faire tous ses préparatifs pour le
grand départ. J’espère bien que nous la reverrons cet
été quand nous passerons à Lyon. Je regrette que
le mariage de mon neveu ait lieu à Saint-Étienne et
probablement pendant les vacances de Pâques, ce qui nous
donnera le désir de vite rentrer chez nous à cause des
enfants. Sans cette raison, nous aurions peut-être
poussé jusqu’à Lyon. Voici les élections
fixées au 6 mai, le jour de la première communion de
Charles, ce qui va nous priver de tous les hommes de la famille. Nous
comptions avoir mon beau-frère Pierre, qui est son parrain,
puis mon oncle Neyrat, qui semble en bon état de santé
actuellement. Déjà privés de vous deux, nous
serons bien navrés si nous n’avons personne de notre
famille. Nous avons depuis lundi dernier un
froid très rigoureux avec beaucoup de neige, succédant
à une chaleur extraordinaire ; les enfants sont tous
guéris de leurs rhumes et les parents vont bien. Pourtant,
j’ai eu encore cette douleur au pied qui doit être un vulgaire
petit rhumatisme. Joseph trouve toujours que je ne mange pas assez et
voudrait stimuler mon appétit, mais quand j’augmente mes
repas, cela me fatigue l’estomac. Aujourd’hui, adoration
perpétuelle au petit séminaire avec nombre d’exercices
religieux auxquels j’ai accompagné les enfants à toutes
les heures de la matinée et de la journée. Comme le
temps n’était pas agréable, on ne regrettait pas de
n’avoir point le temps pour se promener. Je n’ai rien d’intéressant
à vous raconter aujourd’hui et vous envoie mon " Petit
Cœur " pour combler le vide de ma lettre. Elle est tellement
gentille, notre petite mignonne, mais tellement gamine aussi qu’elle
fait de nous tout ce qu’elle veut. Adieu, chère Maman, mille
tendresses à tous deux et bien des choses aux Henry.
Const. J. Clermont, [mercredi] 4
avril [19]06. Ma chère Maman, je pense que
Mariano a dû vous quitter et qu’il a bien profité de son
petit séjour à Tamaris avec le beau temps dont vous
devez jouir depuis quelques jours. S’il pouvait durer pour les
vacances de Pâques, nous serions si contents de mettre à
exécution le petit tour au Mont-Dore dont je rêve depuis
dix ans ! Nous emmènerions nos deux aînés
qui se promettent aussi une grande joie de cette excursion. Mais il
faut de la chaleur pour fondre les neiges du Sancy, que nous
voudrions ascensionner, puis faire le pèlerinage fameux de
Vassivière. Ces jours-ci, on s’occupe des retraites
de carême : j’en suis une à la cathédrale
l’après-midi et les enfants commencent demain.
Françoise y va tous les matins à cinq heures et demie,
et la semaine prochaine, ce sera le tour de Joseph et des deux
domestiques hommes. Nous avons de nombreux départs
dans la garnison : d’abord les Gagnon, qu’un cinquième
galon emmène à Toul !… Or, M. Gagnon ne veut pas y
aller et il demande sa mise à la retraite pour aller se fixer
à Lyon avec sa famille. Ils ont une grosse fortune et des
propriétés importantes près de Mâcon qu’il
leur sera plus facile de surveiller de là-bas. D’autres
ménages partent aussi, qui vont faire du vide dans notre
cercle habituel. Mariano se fait de grandes illusions au
sujet de Joseph, attendu [1°] que pour passer commandant l’année prochaine (comme vous le dites),
il aurait fallu être au tableau cette année, 2° que l’hiver prochain, il n’y a plus
aucune chance pour qu’on s’occupe de lui, et 3° que s’il passe
jamais à l’ancienneté, avec le peu de nominations que
l’on fait dans l’artillerie, il faudrait encore plus de quatre ans
pour écouler les numéros avant lui, et dans quatre ans,
il arrivera à l’âge de la retraite. C’est donc un calcul
très simple à faire et qui, malgré toutes les
assurances optimistes des uns et des autres, ne peut avoir d’autre
solution. Du reste, d’ici là, et du train
dont vont les choses, il faudra s’estimer heureux d’avoir encore sa
tête sur ses épaules. Cette pauvre France nous semble de
plus en plus malade, et voilà qu’aux douloureuses profanations
des églises viennent s’ajouter les horreurs de la catastrophe
de Courrières, qui dépassent en épouvante tout
ce que l’on pouvait imaginer. Des dépêches
affichées dans la ville nous ont appris ce soir qu’on avait
encore découvert un mineur vivant après vingt-quatre
jours d’agonie dans cet enfer. C’est à vous faire dresser
d’horreur les cheveux sur la tête… Voici les élections encore
renvoyées, et la réunion des évêques
peut-être aussi retardée de ce fait. J’espère que
cela ne changera rien pour nous ici et que la première
communion restera fixée au 16 mai. La date du mariage de mon
neveu va être probablement changée, puisque Jean voulait
ne pas être parti
ou être revenu de son voyage de noces pour les
élections. Il y aura un dîner la veille à
Montravel, propriété que possèdent les Guitton
aux environs de Saint-Étienne. Le mariage aura lieu dans une
chapelle. Le jour du mariage, déjeuner de famille où
nous serons fort nombreux car ce sont des tribus ! Je mettrai la veille la robe de soie
noire que vous m’avez donnée avec un corsage bas dont on
voilera le décolletage par un boléro fait avec mes
points de Venise (une sorte de boléro-col à petites
manches courtes dont nous avons vu un modèle
ravissant)… Le jour du mariage, j’aurai une belle
robe en mousseline de soie noire garnie de volants de Chantilly et
d’étroits velours noirs que j’ai perlés (en paillettes
noires) dans le courant de mon hiver. Cette robe de mousseline de
soie sera passée sur un transparent en satin merveilleux blanc
dont Marie Jaillard m’a fait cadeau pour ma fête. Je crois que
ce sera très joli. Avec cela, probablement un chapeau tout en
fleurs de mauve, hélas (puisque nous ne quittons pas le
deuil). Vous ai-je dit que nous venions de lire
un ouvrage absolument sanglant d’André Gaucher :
Son Excellence M.
Merlou ? Je le recommande
à papa, car il est bon de connaître à fond la
malpropreté de nos gouvernants. Le livre a paru en
février. Adieu, chère bien-aimée
Maman. Nous vous embrassons tous deux mille fois. Constance J. Clermont, [lundi] 9 avril
[19]06. Ma chère Maman, j’allais me
coucher avec le remords de ne pas vous avoir écrit
aujourd’hui, puis un beau mouvement m’a ramenée près de
mon encrier, et je vous griffonne ces quelques pages à 11
heures du soir. Hier, dimanche des Rameaux, la
journée a été très absorbée par
les offices, les enfants ; et le soir, la réunion
hebdomadaire de musique, qui est transportée au dimanche
depuis le carême. Aujourd’hui, c’était mon dernier
lundi avant les vacances, et j’ai eu du monde toute la
journée, puis à dîner le capitaine Mignot, dont
la femme est à Lyon actuellement. C’est un ancien camarade de
Victor, du lycée, de Saint-Cyr et de l’École de guerre,
et il aime à me parler de lui en rappelant leurs communs
souvenirs de jeunesse. Comme lui, il est au tableau et passera
commandant en même temps que Victor. Ces messieurs sont
allés ensuite au sermon à la cathédrale,
où il y a un bon prédicateur pour la retraite des
hommes. J’ai reçu une lettre de Mme
Bertrand, qui me dit qu’on parle de Mariano à Grenoble comme
successeur du lieutenant-colonel de La Pintière aux chasseurs
alpins. Nous en serions bien heureux et souhaitons que cela
réussisse. Vous me dites que Luisa ne
répond pas à vos questions relativement aux ressources
qu’aurait le jeune ménage, et de son côté, Luisa
me dit que vous ne répondez pas à ses lettres !…
Je n’y comprends plus rien. Il est de toute évidence qu’il
faudrait assurer une situation à Régis, puisque M.
Charrat offre de le prendre et qu’on ne pourrait pas faire ce mariage
avant que Régis ait quelque chose de fixé à ce
sujet. Mais il faut bien se mettre dans la tête que c’est un
garçon très
difficile à marier
à cause des questions de santé de sa famille et qu’il
ne retrouvera peut-être jamais tant de qualités réunies dans un
mariage. Cette jeune fille, en somme, lui apporterait à peu
près la même dot que Mlle Guitton à mon
neveu ; plus tard, elle aura une jolie fortune. Nous croyons
donc que, très
sérieusement, il faut
examiner ce projet et conseiller Luisa, qui se sent bien seule pour
prendre des décisions aussi graves… Je suis bien contente de vous sentir
entourés d’une partie de vos enfants et petits-enfants et vous
charge de toutes mes affections pour mes belles-sœurs,
spécialement pour France… Joseph m’emmène
coucher ! Je n’ai que le temps de vous embrasser bien tendrement
en vous remerciant pour les petites chemises annoncées. Encore
nos tendresses à tous deux. Constance. Clermont, [vendredi] 13
avril [19]06. Ma chère Maman, je n’ai pas
encore reçu de lettre de Luisa me confirmant la nouvelle que
vous me donnez, mais nous pensons aussi que la chose doit être
décidée en principe pour le plus grand bonheur de
Régis. Et au fait, plus nous y
réfléchissons, Joseph et moi, plus nous trouvons que
c’eût été extrêmement imprudent
d’écarter cette idée de mariage, les conditions de
jeune fille et de famille étant telles que Régis ne
pouvait pas espérer voir se renouveler cette chance juste au
moment où son âge et sa situation plus établie
eussent rendu la chose plus raisonnable. Joseph, qui met comme première
qualité dans un mariage : la santé, me dit que dans les conditions où se
trouve Régis et avec son grand désir de se marier, il
n’hésiterait pas une minute à l’approuver des deux
mains dans son choix. J’espère que cette brave Luisa aura
été bien éclairée par ses lumières
d’en haut et que tout se conclura pour le plus grand bonheur de son
fils, que nous aimons si tendrement. Mais que de soucis, mon
Dieu ! Chez ma belle-sœur, on est aussi
plongé dans tous les préparatifs de la noce ; eux
en sont maintenant au second acte, qui consiste à s’occuper de
la corbeille et à préparer un appartement. Ils viennent
d’en louer un de cinq pièces seulement (gare la future
famille !) dans la rue Sala, n° 5. Prix raisonnable, bien
agencé et agréable. Le mariage aura lieu probablement
le 8 mai ; nous logerons tous, la veille, chez les Guitton, qui
ont une assez vaste installation à la campagne, et la semaine
suivante, les Pierre Jaillard viendront à Clermont pour la
première communion de Charles. J’ai reçu une lettre de tante
Rivet m’annonçant l’arrivée de la montre de mon fils,
ainsi que d’une gourmette offerte par ce bon Auguste, qui traite mes
enfants comme des neveux. Je vais vite confectionner quelque chose de
joli pour Cécile et pour Caroline. Les enfants vont être en vacances
à partir de ce soir, et nous projetons d’aller tous au sermon
de la Passion à la cathédrale, où il y a un
très bon prédicateur, extrêmement érudit
et intéressant : le chanoine de La Villerabel.
Voici la pluie ce soir pour terminer le
Vendredi saint. Que de tristesses de tous côtés et de
menaces dans l’air, sans compter ces épouvantables
catastrophes qui nous glacent de terreur ! Toutes les
permissions sont suspendues à cause des grèves, et
après avoir marché contre les églises, il faudra
défendre la peau de ces bourgeois imbéciles.
Adieu, chère, chère
Maman ; nous sommes bien unis de cœur avec vous. Const. Clermont, mardi soir 17
avril [1906]. Ma chère Maman, j’ai
écrit tellement de lettres cette semaine que je ne me souviens
plus si j’ai répondu à la dernière reçue
de Tamaris. Au matin de Pâques, j’ai eu quelques pages de
Luisa, très heureuse de la décision de son fils et
m’annonçant les fiançailles pour le soir même.
Voilà au moins un mariage qui n’aura pas traîné,
et je vois le moment où il se fera avant celui de mon neveu
Jaillard, dont on parle pourtant pour le 8 mai ! En somme, nous croyons que Régis
fait une très bonne affaire et nous avons toute raison de nous
réjouir, car cette jeune fille est charmante, dit-on, et elle
aura une belle fortune plus tard. Luisa me dit qu’on parle du
commencement de juin pour le mariage ; je voudrais bien que ce
fût avant le 10, ou même avant la Pentecôte, afin
que nous puissions y aller, car Joseph va être pris par ses
écoles à feu, et je n’irai pas sans lui, bien entendu.
Ce sera une occasion de nous retrouver tous qui nous fera un immense
plaisir. Si le mariage de Jean Jaillard est
fixé au 8, ce sera la semaine de liberté de
Joseph ; aussi faisons-nous toutes sortes de plans : entre
autres celui de partir la veille à 5 heures du matin, car nous
n’avons pas de train plus tard nous amenant à
Saint-Étienne assez tôt pour repartir pour Montravel. Le
soir du mariage, même inconvénient : nous n’aurons
plus de train pour rentrer à Clermont, et je fais le projet de
prendre un billet aller et retour Saint-Étienne – Lyon pour aller coucher chez Luisa, passer avec elle
la matinée du lendemain, voir la jeune fiancée et tante
Tabareau, et revenir par Saint-Étienne, Thiers, à
Clermont par le train d’une heure. Joseph resterait deux jours de
plus à Lyon, voulant aller à Ambérieu et voir un
peu plus longuement la famille. Aujourd’hui, nous avons reçu un
télégramme nous annonçant la mort, prévue
depuis quelque temps, de notre oncle Perret. Joseph, qui est à
l’attache au quartier cette semaine, ne peut absolument pas aller aux
funérailles, qui ont lieu jeudi. C’est un gros regret pour
lui, mais il sera déjà obligé de se faire
remplacer pour la première communion de Charles,
peut-être pour le mariage de Régis, et il ne peut abuser
de ses camarades ni ennuyer le colonel par des demandes
perpétuelles de permission. Nous avons passé une belle
fête de Pâques avec tous nos chers enfants et le
ménage Beaudot, que nous avons eu à
déjeuner. J’occupe les enfants de mon mieux sans
l’aide de Joseph, qui est très pris ces jours-ci. Hier, nous
avons passé, par un temps délicieux, la journée
au parc Bargoin avec nos amis Beaudot. Aujourd’hui, j’ai mené
toute la bande s’ébattre toute l’après-midi dans une
magnifique châtaigneraie à une demi-lieue de Beaumont.
Je m’assois sur un tronc d’arbre et je fais la lecture pendant que
les enfants s’amusent. Nous avions mené avec nous
Geneviève L’Ébraly, dont la maman est encore au lit
pour un accroc de santé. Demain, grand départ de toute
la journée en break pour aller déjeuner à La
Fontaine du Berger, et jeudi, les enfants sont invités avec
moi à la campagne chez la comtesse de Buyer, qui nous a pris
en grande tendresse. Tante Rivet a envoyé à
Charles un livre qui me fait bien plaisir : c’est la
Quinzaine de Pâques.
Nous n’avons pas encore
acheté le lit de votre part, car il nous faut prendre des
mesures dans la chambre ; dans tous les cas, l’argent est mis de
côté dans ce but. Adieu, chère Maman, mille choses
affectueuses à tous là-bas, et recevez les tendresses
de nos enfants. Const. Clermont, le [lundi] 23
avril 1906. Ma chère Maman, je reçois
ce matin votre lettre du 21 et vous y réponds de suite pour
éviter de nouveaux croisements de correspondance. Luisa
m’écrit aujourd’hui que la date du mariage de Régis est
fixée au lundi 28 mai. J’espère que cette date ira
à tout le monde. J’allais justement écrire à
Luisa de ne pas s’inquiéter de nos convenances, attendu qu’on
est peu certain du lendemain dans le temps où nous vivons et
qu’un officier peut d’un jour à l’autre être retenu
à son poste. J’allais lui dire qu’entre le 5 et le 7, nous
préférions beaucoup le 7, car les enfants ont quatre
jours de congé pour la Pentecôte, et Joseph ne voulait
pas les laisser dans ces conditions. Si c’est le 28,
l’inconvénient n’existe plus pour nous, et je voudrais bien
que cela vous allât à tous. Mais quel mois chargé pour
nous ! un mariage le 8, une première communion le 16, un
autre mariage le 28 !… Cela va faire de grosses dépenses,
mais comme il semble que nous arrivions à la révolution
ou à la fin du monde, notre modeste fortune n’est pas plus en
sûreté dans les coffres du Crédit lyonnais.
Monsieur de Torsiac (directeur de la Société
générale à Périgueux) disait à
Joseph qu’on avait pris des mesures pour ensabler et inonder
immédiatement les caves afin d’éviter le
pillage. Nous sommes comme vous absolument
terrorisés en lisant les journaux ; c’est bien vraiment
la main de Dieu s’abattant sur le genre humain et le commencement de
l’abomination de la désolation dont parle
l’Écriture… La mort terrible de ce malheureux
Gaston m’a profondément impressionnée ; que de
deuils et de douleurs pour tous !… Je ne suis pas de votre avis pour le
cadeau, que vous pensez faire très beau avec 500 francs. Ils
devraient acheter des couverts, puisque tante Tabareau donne le
piano. À ce sujet, j’ai écrit à Luisa que Joseph
avait autrefois de très fortes réductions sur le prix
des pianos, et qu’il serait bien aise, si on lui fait les mêmes
avantages, d’en faire bénéficier tante Tabareau.
Comme toilette, votre velours violet
(le velours et le violet sont très à la mode) se
porterait très bien encore à la fin de mai ; vous
pourriez faire faire un beau fichu, col ou pèlerine de
dentelles blanches ; il y en a de très grandes
variétés de modèles. Si vous avez l’idée de faire
ranger vos dentelles noires sur votre soie noire, ce serait aussi
très joli. Je sais que ma belle-sœur fait quelque chose
d’analogue pour le mariage de son fils. Pour moi, c’est gaze de soie
noire et Chantilly sur fond de satin blanc, don gracieux de ma
belle-sœur. Je vais me décider à un chapeau noir et
blanc, au lieu de violet comme je l’avais pensé
d’abord. Je suis obligée de vous laisser
brusquement, car on vient me chercher pour voir un travail de missel
que j’ai fait faire à Mme B[eaudot]. Adieu, chère et
chère Maman ; à bientôt. Const. Clermont, [dimanche] 29
avril [19]06. Ma chère Maman, on fait à
Clermont aussi de formidables préparatifs de défense
pour le Premier mai ; Joseph, avec tous les officiers de la
garnison, ne quittera pas son quartier depuis 6 heures du matin. Il y
couchera peut-être. Défense aux ordonnances de mettre
les pieds dehors ; nous gardons le nôtre à la
maison et François fera les courses indispensables. Ici, je
crois qu’il n’y a absolument rien à craindre, mais dans les
grandes villes et centres industriels, tout est à
craindre. Au milieu de cela, préparatifs
de première communion et de noces. Je n’ai même pas pu
essayer mes robes, car j’ai été prise ces jours-ci par
des douleurs névralgiques dans le dos qui n’ont
cédé qu’à l’aide de sinapismes. Je n’ai donc pas
bougé de chez moi ces jours-ci, et c’est Joseph qui s’est
occupé des enfants pendant les derniers jours des vacances.
Ils sont rentrés vendredi matin, et je sors aujourd’hui pour
aller à la messe. Il fait du reste un temps affreux — pluie
à Clermont, neige sur le puy de Dôme —, et nous
continuons à nous chauffer. Nous avons été
douloureusement émus vendredi par un télégramme
de Paris nous annonçant la mort d’une ravissante petite fille
de 19 mois de notre cousin le docteur Henri Mayet. Cette enfant, dit
la dépêche, a été tuée par un meuble dans le nouvel appartement où ses parents
s’installaient rue de Varenne. C’est épouvantable et nous nous
demandons ce qui est arrivé ! Ces pauvres Mayet,
déjà si éprouvés cette année, ont
deux petits garçons, et on attend un autre bébé
dans huit jours !… Ici, nous avons la charmante femme du
colonel Nérand, du 121e, qui
est au plus mal depuis quatre jours sans qu’aucun docteur puisse dire
de quelle maladie : elle a beaucoup de fièvre et ne peut
respirer. C’est une utile mère de famille de quatre
garçons, et on se demande vraiment ce que le bon Dieu fait en
frappant des gens si nécessaires. Nous étions très bien
avec les Nérand et madame, très bonne musicienne, avait
fait il y a peu de temps de la musique à deux pianos avec
Joseph et Mme la générale d’Entraigues. Je réponds à vos
questions, ma chère Maman : papa peut très bien
aller au mariage de Régis en redingote et cravate
blanche ; cela se fait parfaitement l’après-midi. Pour
votre chapeau, cela me paraît fort bien, à la
description. Et pour vos dentelles noires ou blanches, vous pouvez
les utiliser en pèlerine, col, boléro ou
écharpe, très à la mode cette
année. À quel hôtel
descendez-vous à Lyon ? Nous bouleversons toutes nos
combinaisons pour la vingtième fois, les Jaillard ne pouvant
se décider à choisir une date. Du reste, on parle
maintenant du 26, et cela nous serait à peu près
impossible d’assister aux deux mariages, ne pouvant laisser les
enfants cinq jours (!) sans nous. Si la date du mariage de Jean est
le 29 et que Joseph puisse se faire remplacer (car c’est sa mauvaise
semaine), nous partirions l’après-midi du dimanche, pour
arriver à Lyon pour coucher ; lundi, mariage de
Régis, lunch.
Nous renoncerions au dîner de la veille chez les Guitton
à la campagne, car ce serait trop précipité,
puis nous préférerions rester à Lyon avec vous
tous en famille le soir. Nous partirions le mardi matin de bonne
heure par Saint-Étienne, habillage à l’hôtel,
conduite à la campagne (commune de Villars, à 6
kilomètres de Saint-Étienne), assisterions au mariage,
lunch, recoucherions le soir à
Saint-Étienne (car nous ne pourrions rentrer à
Clermont) et repartirions le mercredi à l’aube pour être
chez nous le mercredi à midi. Tout cela sera très bien
si le mariage de Jean est le 29 et si Joseph peut se rendre libre. Je
serais navrée si nous étions empêchés au
dernier moment par le service de mon mari et je regretterais bien
aussi nos frais de toilette. Comme chapeau, je le fais noir et blanc,
décidément. Adieu, chère, chère
Maman ; nous vous embrassons mille fois. Const. J. Luisa nous envoie une photo de la jeune
fiancée, qui nous semble agréable et de jolie
tournure. Clermont, [jeudi] 3 mai
[19]06. Ma chère Maman, vous avez
dû voir par les journaux que la journée du
1er mai avait été des plus calmes
pour Clermont, et que les énormes préparatifs
militaires n’avaient pas été utilisés. Joseph,
parti à 5 heures du matin pour le quartier, n’est
rentré qu’à 10 heures du soir. Il nous avait fait
beaucoup de recommandations en partant, mais tout ayant
été des plus tranquilles, nous sommes sortis comme
à l’ordinaire, les enfants sont allés en classe, et les
filles se sont promenées paisiblement avec moi. Par exemple, à peine
étions-nous couchés, à 11 heures du soir, qu’on
est venu carillonner à la porte pour donner ordre à
Joseph de faire tenir prêts des escadrons pour les
grèves de Saint-Étienne et autres lieux !… Les
artilleurs sont absolument furieux ; eux qui ne doivent jamais
marcher qu’avec des canons sont employés maintenant à
charger comme de la cavalerie ordinaire ou à marcher comme
l’infanterie. Tout le reste en souffre, il n’y a plus ni instruction
ni préparation, et nous arriverons, avec ce
métier-là, à n’avoir plus d’armée. Que
tout cela est triste et quel dégoût de tout l’on
éprouve parfois ! Nous allons, j’espère, nous
reposer de toutes ces tristesses avec notre première communion
le 16 ; nous espérons un peu que l’oncle Neyrat pourra
venir avec Pierre et Marie Jaillard. Il le fera s’il se sent assez
fort pour affronter ensuite la fatigue du mariage de mon neveu, qu’il
doit bénir. Nous voudrions bien que ce soit le 29, afin de ne
faire qu’un voyage et d’éviter quelques frais, car cela nous
fait un terrible mois de mai avec une première communion et
deux mariages ! Il s’agira de faire quelques économies
après… Nous avons commandé pour Régis une
douzaine de couteaux de table, une douzaine de couteaux à
dessert et le service à découper (en nacre blanche avec
viroles et bouts d’argent aux manches). Je crois que ce sera bien
joli. Pour Jean Jaillard, nous avons donné un fort beau missel
fait par notre amie et dans le genre de celui donné à
Cécile. Devant, les armes de la famille Neyrat avec une belle
ornementation, et derrière, le monogramme du Christ avec la
devise : Dieu vous garde. Mme B[eaudot] a fait pour Charles un
superbe missel dont il ne se servira pas souvent ! Si le mariage de mon neveu Jean a lieu
le 29, nous ne logerons pas chez les Jaillard, car leur maison sera
bien encombrée, et ils auront bien à faire. Nous
pourrions descendre à l’hôtel de Rome le dimanche
très tard et y coucher par conséquent deux nuits. Mais
si vous êtes hôtel Bellecour, c’est là que nous
irons, car cette petite entrevue
sera si courte qu’il vaut mieux
loger au même endroit pour se
profiter un peu.
Est-ce que les Mariano et les
Victor viendront ? Quels cadeaux font-ils à
Régis ? Combien de temps restez-vous encore à
Tamaris ? Je vous embrasse mille et mille
fois. Constance. Clermont, [mardi] 8 mai
1906. Ma chère Maman, une lettre de
tante Gabrielle reçue à l’instant me donne de vos
nouvelles, ce qui me fait toujours un bien grand plaisir. Tante
Bravais a la bonté d’envoyer à Charles un ravissant
petit portefeuille, qui fait le bonheur de mon fils. J’attends qu’il
ait une minute de liberté pour remercier sa tante, qui est
vraiment trop bonne d’avoir pensé à lui. On a un peu
honte d’être toujours pour sa famille une occasion de
dépense : tantôt des baptêmes, des
premières communions, des mariages. Bref, c’est un impôt
perpétuel qui me rend bien confuse. Voici la chaleur depuis deux jours,
arrivant si brusquement que nous fermons seulement aujourd’hui nos
fourrures, qui ont marché
jusqu’à présent.
Je remets ma maison en ordre en l’absence de Joseph, qui est parti
hier pour Lyon et Ambérieu. On le pressait tant d’aller
là-bas qu’il n’a pas voulu attendre la semaine du mariage de
ses neveux (semaine, du reste, où il ne sera pas libre et sera
obligé de demander un remplaçant). Puisque le mariage de Jean Jaillard a
lieu avant celui de Régis (le 26 mai), la maison de ma
belle-sœur sera un peu débarrassée, et j’espère
que nous pourrons loger chez elle le samedi au retour de
Saint-Étienne. Cela nous évitera deux nuits
d’hôtel. Nous pourrons nous voir paisiblement le dimanche, et
nous repartirons le lundi pour Clermont à 4 h 23.
J’espère que le lunch
sera terminé à
cette heure-là et qu’en nous pressant un peu, nous pourrons
prendre ce train, ce qui nous accommoderait fort, ne voulant pas trop
laisser nos enfants sans nous. Aurez-vous un dîner la veille,
pour le mariage de Régis ? Charles reçoit, comme son
frère, beaucoup de cadeaux : l’oncle Laurent lui a
envoyé un superbe buvard qui lui fait bien plaisir. Vous ai-je
dit que tante Rivet lui avait donné une belle Quinzaine de Pâques ? J’ai beaucoup à faire ces
jours-ci pour tous mes derniers préparatifs ; aussi ne
puis-je vous écrire bien longuement. Mme Nérand a une
pleurésie, succédant à un état que l’on
croyait être une de ces méningites à forme
nouvelle. On dit qu’elle s’en sortira. Un enfant Gagnon a
été aussi en danger par une bronchite, suite de
rougeole mal sortie. Tous les nôtres vont très
bien. Adieu, chère et chère
Maman ; mille tendresses. C. J. Et ces horribles
élections ! il y a de quoi donner la chair de
poule… Clermont, [mardi] 15 mai
1906. Bien chère Maman, Vous ne me dites pas le jour de votre
départ et je vous écris à tout hasard à
Yenne, où ma lettre vous attendra peut-être. Il me
semble qu’il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit,
puisque vous me demandez si Joseph est allé à
Lyon : il est parti en effet lundi dernier pour revenir mercredi
soir ici après une journée passée à
Ambérieu. Vous voyez qu’il n’a pas perdu son temps, puisqu’en
arrivant, il est allé voir tante Tabareau, l’oncle Neyrat,
Luisa ; dîner chez ma belle-sœur, coucher chez elle ;
le lendemain, déjeuner à Ambérieu ; le
soir, retour à Lyon, où il était invité
par ses vieux amis Chartier et Mortamet, et mercredi matin,
départ pour rentrer au foyer familial. J’ai eu tellement à faire ces
jours-ci qu’il m’a été impossible d’écrire, car
j’avais encore assez de choses en retard à terminer avant le
grand jour. Ce qui a compliqué les choses a été
que depuis huit jours, Lison est toute languissante, ne mangeant
rien, très jaune, et naturellement, je me suis un peu
monté la tête à son endroit. Elle a eu un petit
semblant de fièvre qui paraît avoir cédé,
mais je suis bien contrariée car depuis sa maladie de
décembre, elle allait fort bien et avait une mine superbe. Si
elle avait la moindre chose, adieu les noces et le plaisir que je me
promets de vous revoir tous !… Je ne sais encore où nous
coucherons à Lyon ; je verrai ce que ma belle-sœur me
dira et si elle insiste pour nous avoir. Ce n’est que le dimanche
soir que nous pourrons dîner avec vous (merci), car nous
repartirons le lundi par le train de 4 h 23 et nous
écornerons même un peu le lundi si c’est
nécessaire. Notre petit Charles est très
très sage et très recueilli ; combien nous sommes
heureux de le voir dans de telles dispositions !… Merci pour
votre lettre ; il priera bien demain pour vous tous, et votre
place vide nous serrera bien le cœur. Nous vous embrassons, chers Parents
bien-aimés, du fond du cœur. Constance. Nous serons contents quand vous aurez
quitté Toulon. L’oncle Neyrat ne vient pas ; nous
n’aurons que mon beau-frère, ma belle-sœur et le petit
Stanislas. [Mercredi] 16 mai
1906. Chère Maman bien aimée,
combien nous vous avons regrettés tous deux aujourd’hui, en ce
beau jour sans nuage qui va devenir pour nous encore une des plus
heureuses étapes de notre vie !… Le petit Charles
était si recueilli ce matin, si affectueux, et il a tant
prié pour vous avec sa petite âme toute blanche… Il est
plus expansif que Pierre et savait trouver un joli mot affectueux
pour chacun, s’exerçant tous ces derniers soirs à faire
prier sa petite sœur pour que le bon Dieu lui accordât la
grâce d’une bonne première communion. Sur les onze
premiers communiants du petit séminaire, il y avait cinq fils
d’officiers (il y en a de sept familles différentes au petit
séminaire), et je vous assure que c’était un beau
spectacle de voir tous ces uniformes d’artilleurs agenouillés
après les enfants à la table sainte. Nous avons mon beau-frère et ma
belle-sœur tout seuls, l’oncle Neyrat n’ayant pas eu le courage
d’affronter le voyage si près de celui de
Saint-Étienne. Ce soir, nous n’aurons donc qu’un dîner
de famille, et c’est samedi que je recevrai M. le supérieur,
plusieurs abbés du séminaire, M. le Curé, le
capitaine Mulsant, le capitaine de Boutray (dont les fils ont fait
leur première communion ce matin). Ce ne sera qu’un
dîner d’hommes, et nous ne garderons à table que nos
deux grands garçons. Demain, messe d’actions de grâces
et pèlerinage du petit séminaire à
Notre-Dame-du-Port. Les enfants ont été
confirmés après la messe ce matin. Mon
beau-frère repart à 10 heures ce soir pour une
réunion de maîtres de forges et un baptême chez
nos cousins Henri Mayet. Ils ont eu hier une petite fille
(heureusement), et cela les consolera peut-être un peu de leur
malheur. Adieu, chers Parents bien
aimés ; combien nous vous aimons profondément et
tendrement ! Je n’attends pas Charles pour envoyer ma lettre,
car on ne nous le donne ce soir qu’à six heures et
demie. Encore adieu. Constance. Clermont, [dimanche] 20 mai
1906. Ma chère Maman, ci-joint les
images de première communion de Charles (les deux cènes
pour vous et papa, les autres pour les bonnes, Christine et les
petites fermières). Nous sommes retombés dans la
solitude bien vite après la première communion, car mon
beau-frère Pierre est parti pour Paris le soir même
baptiser une petite Mayet, et ma belle-sœur le lendemain soir pour
Lyon, où elle a encore tant à faire avant le mariage de
son fils. Nous partirons décidément
vendredi pour Saint-Étienne en emmenant Lison, qui mourrait
d’envie d’assister au mariage de son cousin Jean et qui sera
soignée et choyée par ses cousins Jaillard. Nous
reviendrons le samedi soir coucher à Lyon chez ma belle-sœur
et y laisser notre fille avec ses cousins pendant les deux
après-midi où nous avons besoin de notre liberté
à Lyon. Je suis bien aise de ne pas laisser tant d’enfants ici
sans nous, et la facilité de laisser Lison chez ma belle-sœur
m’encourage à l’emmener avec nous. Je me réjouissais de vous voir
un peu longuement dimanche, mais cela va être bien court,
puisque vous arrivez si tard. Je vous remercie de votre bonne
invitation à dîner pour le dimanche soir ; nous
l’acceptons pour Joseph et moi, mais j’espère que vous pourrez
peut-être ce soir-là nous réunir à nos
frères et sœurs présents à Lyon, puisque le
lundi, nous partirons à 4 heures. Du reste, le lundi, vous
irez peut-être souper tranquillement chez Luisa. Enfin,
chère Maman, vous nous feriez un bien grand plaisir (puisque
vous avez l’intention d’inviter vos enfants à dîner) de
les inviter pour le dimanche, à n’importe quelle heure. Nous
déjeunerons le dimanche matin chez les Jaillard, et
l’après-midi, nous irons voir tante Tabareau. Espérons
que nous aurons un temps un peu moins froid que ces jours-ci ;
nous avons recommencé à faire du feu et nous voici
bientôt au mois de juin ! Hier soir, nous avons eu à
dîner M. le supérieur du séminaire (qui est un
homme bien éminent) et quelques abbés professeurs des
enfants, puis des officiers pères des petits premiers
communiants de mercredi. Nous n’avions que des hommes. Aujourd’hui, fête de
Notre-Dame-du-Port, qui n’attire plus la foule des étrangers
de jadis, lorsque la procession existait. Je monte à vêpres à
la cathédrale avec Joseph et les enfants. Adieu, chère, très
chère Maman ; je vous embrasse tous deux bien
tendrement. C. J. J’enverrai les images des petites
fermières dans ma prochaine lettre. [Clermont-Ferrand,]
vendredi matin [25 mai 1906]. Ma chère Maman, nous sommes
enchantés à la pensée de dîner et de
passer la soirée en famille dimanche soir. Remerciez bien papa
de cette gâterie à laquelle nous sommes très
sensibles. J’irai à la gare vous recevoir et connaître
vos plans. Je vous mènerai Lison avant dîner, mais je la
reconduirai pour dîner chez sa tante avec ses cousins afin
qu’elle se couche de bonne heure et que nous soyons plus tranquilles
le soir sans elle. Nous partons tout à l’heure. Françoise pourrait-elle me
prendre la mesure de l’espace compris sous le siège de la
petite voiture ? Ma belle-sœur nous donne un panier de voyage
à mettre pour nos courses, et je voudrais bien avoir la mesure
exacte. Françoise, qui nous organisait des cartons
l’année dernière, comprendra ce que je veux
dire. Adieu, chère, chère
Maman ; mille tendresses. C. J. Clermont, [vendredi]
1er juin [19]06. Ma chère Maman, je ne vous ai
pas écrit ces jours-ci, ne sachant pas bien où vous
prendre, et j’ai chargé Luisa de vous donner de nos nouvelles.
Nous avons été si heureux de cette fête de
famille, et j’aurais dû déjà tellement vous
remercier de nous avoir réunis la veille à tous nos
frères et sœurs ; nous en avons été
particulièrement reconnaissants, Joseph et moi, étant
plus privés que les autres des douceurs de ces réunions
de famille. J’aurais été bien contente aussi de pouvoir
échanger mes impressions avec vous, mais notre fuite
précipitée lundi ne nous a permis de voir personne.
Nous avons eu juste le temps nécessaire de faire nos paquets
et de partir pour la gare, où nous attendait Mme Bal, qui a
voyagé avec nous jusqu’à
Saint-Germain-au-Mont-d’Or. N’avez-vous pas eu bien chaud à
Lyon pendant ces quelques jours ? Ici, la chaleur a
été intenable depuis mardi, mais ce soir, on sent qu’il
a dû pleuvoir quelque part, car l’atmosphère s’est bien
rafraîchie. Charles a trouvé moyen de
prendre une légère petite angine, depuis notre retour
heureusement, car je me le serais reprochée s’il avait
été malade en notre absence. Au contraire, tout s’est
très bien passé, et nos amis Beaudot se sont
occupé des garçons le dimanche, les ont
promenés, fait dîner, etc. J’ai beaucoup regretté de ne pas
pouvoir dire adieu à tante Tabareau ; j’espère que
vous le lui aurez dit de ma part. Cette bonne tante semblait
désirer me voir seule, car lorsque je l’ai remerciée de
ce qu’elle avait donné à Joseph, elle m’a dit :
" Il y a encore quelque chose, mais je pense que je te verrai
cet été ? " Je ne sais si elle sera encore
à Lyon à la fin de juillet, quand nous irons à
Limonest, vraisemblablement. Nous sommes très satisfaits,
Joseph et moi, du mariage de Régis, qui nous semble
réellement très bien assorti à son
caractère et à ses goûts. Cette jeune femme a
quelque chose de très doux, et de bons et beaux yeux
intelligents agréables à regarder. J’espère que
Luisa se repose un peu ; elle en avait bien besoin. Adieu, chère Maman ;
dites-moi vite si votre voyage à Lyon ne vous a pas
fatigués ni l’un ni l’autre. Vous étiez très belle
lundi. Nous vous embrassons mille fois.
C. J. J’ai toujours oublié de vous
remercier des chemises de " Petit Cœur ", que nous avons du
reste oubliées chez ma belle-sœur ; je ne les ai pas
encore vues, mais elles me font grand plaisir. Clermont, [vendredi] 8 juin
[19]06. Ma chère Maman,
déjà une semaine depuis ma dernière
lettre ! c’est bien long et je suis toute confuse de ce retard,
mais nous avons été absents deux jours, j’ai eu du
monde hier soir, et toutes ces raisons m’ont retardée en
toutes choses. Et d’abord, Charles étant
complètement guéri de ce petit mal à la gorge
que le docteur a simplement soigné avec une anodine purgation,
nous avons songé à mettre à exécution
notre projet de voyage au Mont-Dore. Les garçons avaient trois
jours de congé ; aussi, après avoir
solennisé pieusement la Pentecôte par l’assistance aux
offices, nous sommes partis le lundi à 5 heures du matin pour
le Mont-Dore (notre petit baluchon sur le dos, car nous devions faire
une partie de la route à pied). Chemin de fer jusqu’à
Laqueuille, puis de Laqueuille au Mont-Dore par La Bourboule.
J’étais ravie de connaître ce pays si beau dont je vous
avais tant entendu parler. Nous sommes arrivés au Mont-Dore
vers huit heures et demie du matin, avons déjeuné et
sommes partis par le Sancy par un temps admirable ; mais nous
avons encore trouvé beaucoup de neige et sommes arrivés
assez péniblement au sommet à cause de cela. Vue
splendide, sans un nuage à l’horizon ; nous étions
ravis. Pour la descente, nous avons passé par le puy Ferrand,
que nous avons escaladé, et sommes tombés dans la
vallée de Chaudefour, que nous avons suivie toujours à
pied jusqu’à Chambon, où nous sommes arrivés
à 6 heures du soir, mourant de faim. Nous avons trouvé
à y dîner et à y très bien coucher. Le
mardi matin, départ pour le lac Chambon. Murol et le
château de Murol, une des plus imposantes ruines que je
connaisse, et que l’État fait entretenir. Descente (toujours
à pied) sur Saint-Nectaire, où nous sommes
arrivés pour déjeuner à midi et où nous
avons pris à 4 heures du soir le courrier qui nous a conduits
à Coudes pour reprendre le train de Clermont. Nous avions avec
nous Pierre et Charles seulement, les autres ne pouvant marcher assez
pour une course aussi longue. Les trois petits s’étaient bien
comportés pendant notre absence et avaient mangé force
cerises et gâteaux pour se consoler. Mercredi a été
employé aux préparatifs d’une sélect réunion de musique que nous avons eue hier et qui a
été en tous points réussie. Joseph
lui-même a trouvé que son quatuor vocal avait
marché parfaitement et " qu’ils avaient tous
chanté comme des dieux ! " On a donné les
Myrtes de Schumann (suite de pièces),
Mignon, du même auteur et qui ne ressemble en
rien au malheureux et infirme Gounod, un quintette de Boisdeffre, des
pièces pour piano seul de Castillon, etc. J’ai regretté
que diverses raisons d’absence ou de deuil aient empêché
bien des gens d’accepter notre invitation, car nous devions
être près de cinquante et cela s’est réduit
à un peu plus de trente. Ce sont du reste les adieux, car le
régiment part lundi matin jusqu’au milieu de juillet. Nous
voilà réduites à l’état de veuves, ce qui
est fort ennuyeux, surtout quand on a des bandes d’enfants. Je vais
avoir passablement à faire ! Enfin, espérons que
Joseph aura le beau temps et verra Bourges sous des couleurs moins
désagréables que jadis, où il avait eu toujours
des torrents inondant les tentes et rendant la vie là-bas
insupportable ! J’ai reçu une bonne lettre de
Luisa ; j’espère qu’elle ne s’est plus ressentie de son
indisposition. Je vais lui écrire pour nos combinaisons
d’été. Je pense qu’il est inutile de nous gêner
pour les Victor, qui ne viennent jamais à La
Martinière, et que nous pouvons songer à une
organisation avec les Henri, Luisa, Mariano ? Du reste, les
Henri n’y passeront vraisemblablement pas plus de quinze jours, et on
pourrait se succéder avec France. Je vous demande cela, car
nous serions naturellement disposés à céder la
place à ceux qui ne sont pas venus depuis si longtemps —
seulement, il faudrait que nous le sachions à l’avance pour
nous retourner d’un autre côté. La tante serait, je crois, très
contente d’aller chez vous cet été, car elle me disait
tristement qu’il n’y avait de place nulle part pour elle cet
été. Donnez-moi des nouvelles du rhume de
papa. Recevez mes mille tendresses.
C. J. Je pense que vous avez écrit
à tante Stéphanie combien j’ai trouvé jolie et
gentille la jeune Marie Nikly. Clermont, [mercredi] 13
juin [19]06. Ma chère Maman, combien vos deux
bonnes et grandes lettres m’ont fait plaisir dans ma solitude !
j’aurais voulu y répondre longuement ce soir, mais Mme
d’Entraigues arrive et veut absolument que j’aille chez elle
dîner ce soir avec des Lyonnaises et quatre ou cinq femmes
d’officiers dont les maris sont aussi aux écoles à feu.
Entre nous, cela m’assomme absolument, et je
préfèrerais infiniment rester avec mes enfants et me
coucher de bonne heure ; mais c’est presque un service commandé, et je me résigne. Pour la question de La
Martinière, il serait évidemment bien agréable
que les ménages n’ayant pas la question des vacances à
examiner puissent y aller avant le mois d’août ; c’est
évidemment très délicat à demander,
puisque France a peut-être envie d’y aller parce que nous y
serons. Je vais écrire à Victor pour être
fixée et pouvoir faire nos plans, car si nous n’allions pas en
Savoie, nous renoncerions aussi à Limonest et verrions
à nous arranger d’un autre côté. Ce serait plus
compliqué cette année à cause de la question de
Françoise qui est enceinte et que je dois laisser au mois
d’octobre chez sa mère. Le poupon doit arriver fin novembre et
je ne compte pas la ravoir avant la Noël. Tout cela complique
beaucoup. Quant à la question de
cuisinière, cette jeune Antoinette ne pourrait pas du tout
faire pour La Martinière, car il faudrait une personne un peu
forte pour cuisiner pour tout le monde, et si nous n’avions que cette
enfant, elle laisserait tout le soin de la cuisine aux autres (qui
n’en veulent point) et ne serait bonne qu’à aider.
Françoise me parle d’une fille Tellissent que vos bonnes connaissent peut-être et
à laquelle on pourrait parler pour les deux mois d’août
et septembre. J’ai dit à Luisa d’écrire à ses
amies de Belley, au cas où l’on ne trouverait rien à
Yenne, car il faudrait pouvoir organiser quelque chose de pratique.
Pour coucher, nous avons fait des combinaisons qui nous permettraient
d’être quatre ménages avec nos domestiques, ceux de
Marguerite et celle de Luisa, et la cuisinière. J’ai trop peu
de temps ce soir pour vous expliquer nos plans. Je n’ai pas voulu
passer cette journée sans vous écrire un mot.
J’ai de très bonnes nouvelles de
Joseph. Les enfants sont sages, mais j’ai bien à faire.
Mille et mille tendresses. C. J. Clermont, dimanche 17 juin
[1906]. Ma chère Maman, nous aurons sans
doute encore cette fois une lettre croisée ; pourtant, je
n’attends pas la vôtre, ayant un petit moment à moi ce
soir pour venir causer avec vous. J’ai eu à faire par-dessus
la tête cette semaine et je me repose un moment ce soir avec
délices après une journée des plus laborieuses,
qui s’est terminée au petit séminaire, où nous
avions une belle procession dans les jardins. Nous y avions beaucoup
d’amis des deux sexes et je regrettais Joseph au milieu de toute sa
petite bande bien recueillie. Pierre était très fier
d’être thuriféraire
et s’acquittait très
gravement de ses importantes fonctions. Tous les jours de la semaine, je suis
bien prise, car ma matinée jusqu’à midi est
employée d’abord à une petite messe (qui est ma
récréation), puis à des tours de
maison et au travail de Lison. Aussitôt après le
déjeuner, leçons de piano aux garçons. De 2
heures à 6 heures (qui est mon seul temps libre), j’ai
toujours cinquante choses en retard : correspondance, visites,
travail de couture ou autres. À 6 heures, je recommence les
répétitions avec les garçons jusqu’à 9
heures du soir. Quand tout le monde est couché, j’ai mes
comptes, la lettre à Joseph, et enfin mon lit, que j’ai bien
gagné et que je retrouve avec plaisir pour ne plus parler et
me reposer le gosier. Mercredi soir, Mme d’Entraigues est
venue m’enlever pour dîner chez elle et il m’a
été impossible de refuser, quoique cela me
gênât bien. Elle m’a conduite hier en voiture voir Mme
Gallieni, qui recevait pour la première fois, et faire
différentes autres visites à de nouveaux arrivants. Il
y a en ce moment une bonne recrue de braves gens : les
D’Hagerue, capitaine d’artillerie, qui ont leur fils au petit
séminaire, et le colonel d’infanterie d’Izarny, qui y met
aussi le sien. Cela va faire un petit noyau d’enfants bien
élevés et tout à fait dans nos
idées. Joseph arrive demain à
Bourges ; il a été très content de ses
routes, faites d’une manière très agréable et
avec un temps frais bien appréciable en cette saison. Il m’a
écrit des détails très intéressants sur
tout ce qu’il a vu, surtout à Bourbon-l’Archambault, où
il y a des ruines curieuses de château et de chapelle.
Avez-vous quelques
éclaircissements sur les projets des Victor ?
Réflexion faite, je n’ai pas osé leur écrire
pour leur demander leurs plans d’été, car j’avais trop
l’air de les mettre au pied du mur. Il serait pourtant bien simple de
s’arranger ensemble : puisque ni les Henry ni les Victor ne
voudraient faire un long séjour à La Martinière,
ils devraient s’y succéder et s’entendre entre eux, puisque ce
sont les seuls qui ne veulent pas faire un long établissement
là-haut. Luisa nous a trouvé une
cuisinière qui serait la sœur de la sienne, libre cet
été et qui viendrait à 30 francs par mois,
voyages payés. Elle fait bien la cuisine et me semble
réunir les qualités désirables. J’ai même
écrit à Luisa pour lui demander si je pourrais
l’emmener à Clermont et la garder jusqu’à la fin de
décembre, car Françoise, qui doit faire ses couches fin
novembre chez sa mère, ne rentrera pas avec nous en octobre,
et je serais bien contente d’avoir quelqu’un de connu pour la
remplacer. Si elle ne peut pas faire, je parlerai à la jeune
Antoinette pour cet intérim. À La Martinière, nous
avons décidé que Gonzague logerait avec ses cousins et
prêterait sa chambre aux deux domestiques amenées par
Luisa. Quand le jeune ménage Régis viendra, je prendrai
ces deux bonnes dans le cabinet à toilette d’en haut,
où je ferai en temps ordinaire coucher Lison (car nous
prendrons, Joseph et moi, la chambre aux baies avec Magdeleine, les
domestiques François dans notre ancienne chambre, les
garçons dans celle au midi). Quand je prendrai les bonnes en
haut, je mettrai Lison dans notre chambre. Luisa accepte cet
arrangement, qui laissera la grande chambre libre pour les Henry ou
les Victor. Je pourrais toujours prendre un enfant de plus en haut si
c’était nécessaire. Sur ces belles combinaisons, ma
chère Maman, je vous souhaite le bonsoir et vais regagner
paisiblement mon lit en vous embrassant tous deux bien
tendrement. Const. Clermont, [dimanche] 24
juin [19]06. Ma chère Maman, j’ai
été bien peinée par la nouvelle de la mort
d’Esther du Peloux, ma
demi-marraine, que j’aimais
tant autrefois dans mon enfance et ma jeunesse, et que
l’éloignement seul m’avait fait un peu négliger pendant
ces dernières années. Je voudrais bien savoir aussi la suite
de l’affaire de Maurez : lequel des enfants était
malade ? le cadet m’avait semblé bien délicat
l’année dernière, et on voit quelquefois de
malheureuses familles où l’on ne peut pas élever un
seul garçon. Combien l’on devrait remercier Dieu du bienfait
de la santé quand on le possède !… Je vois arriver la fin de
l’année scolaire avec joie, espérant qu’elle ne nous
apportera pas de complications de santé. Ces temps-ci, Henri
tousse beaucoup et a bien petite mine (mais rien qui ressemble
à la coqueluche, qu’il a déjà eue, du reste). Je
pense qu’il a surtout besoin de repos et de grand air, ayant beaucoup
grandi, sans engraisser car il est maigre comme un clou. Pierrot
s’est trouvé mal ce matin à jeun à la messe au
séminaire. Excès de chaleur. Je l’ai gardé
paisiblement toute l’après-midi à la maison au frais
dans nos grandes pièces bien noires, et j’espère que ce
n’est qu’une fatigue passagère. On l’avait bien soigné
au séminaire, étendu sur un lit, on lui avait
administré un cordial, et c’est un abbé qui me l’a
ramené, tout à fait remis, du reste, et sans que j’aie
eu le temps de m’inquiéter. Joseph m’écrit qu’ils ont aussi
une très forte chaleur à Bourges, et que la vie sous la
tente est assez pénible dans ces conditions, mais ils n’en ont
plus pour bien longtemps maintenant, puisqu’ils seront de retour le
12 juillet après huit jours d’étapes. Mme de Matharel m’a dit aujourd’hui
qu’elle avait vu le nom de Pierre Goybet sur la liste
d’admissibilité au Borda.
Espérons que le
succès total viendra nous réjouir en
vacances ! Vous me direz votre impression sur le
jeune ménage que vous avez dû avoir ces jours-ci.
On me dit que les prix seront
fixés probablement au 18 juillet. Je ne sais quel jour nous
partirons, mais nous ferons dans tous les cas une étape
à Limonest et une autre à Ambérieu, où
Mme Laprade nous veut absolument cette année. Pour La Martinière, je n’aime
pas beaucoup ces bonnes couchant dans la cuisine. Ce n’est pas propre
et ce serait bien gênant le soir et le matin quand on voudrait
y entrer de bonne heure. Nous pourrons parler à Gâche
pour cette chambre de Jean, mais au point de vue lits, je n’en sais
pas assez le compte. Je croyais pourtant qu’il y en avait
quatre dans la prison, qui pourraient faire pour les
trois Goybet et pour Gonzague. Nous ferons nos changements de chambre
quand nous arriverons ; seulement, si Marguerite voulait prendre
les lits de paillasse pour ses fils et nous donner des lits cages
pour nos domestiques, cela nous est égal, à moins que
mon gros François n’enfonce les lits cages. Si elle veut faire
ce changement, il faudrait prendre ces lits avant notre
arrivée pour ne pas avoir l’air de prendre aux
domestiques. Seulement, qu’on ne touche pas les
nôtres. J’avais pensé qu’avec François, qui est
extrêmement adroit, je pourrais reprendre en haut notre ancien
lit de bois de l’île Barbe qui est dans la chambre des
Gignoux ; cela en donnerait un de plus pour la
communauté, car Joseph et moi nous en contenterions et
donnerions en bas le lit de fer, un peu plus étroit, mais
suffisant pour un jeune ménage. L’autre lit de fer serait
à la disposition générale. Je vous dis tout cela
afin de donner un lit de plus, mais ne parlez à papa d’aucun
arrangement, car nous sommes assez grands pour les faire
nous-mêmes. Écrivez-moi bien souvent,
chère Maman, sans compter avec moi, car j’ai bien à
faire en ce moment, et vos lettres sont ma grande joie. Je vous embrasse mille et mille fois
tendrement. Const. Est-ce que Jeanne ne me
connaîtrait personne pour octobre, novembre et
décembre : Mme Perret-Laprade demande aussi une
cuisinière de 25 à 35 ans ? Clermont, [lundi] 2 juillet
[19]06. Ma chère Maman, nous sommes
très reconnaissants à papa, qui continue à
gâter son filleul et ces beaux 20 francs vont aller grossir la
réserve des enfants pour les mauvais jours qui ne sont
peut-être pas bien loin du train où vont les
choses. Nous ne pouvions rien recevoir de pire au 13e corps
que celui que l’on nous envoie, et ce sera le règne en grand
de la casserolerie, car c’est un ardent franc-maçon. On dit que madame cultive
l’alcool, le tabac et le tennis !… J’espère qu’une visite
par an suffira pour remplir nos devoirs de subordonnés.
J’espère qu’il arrivera pendant notre absence. Je ne sais encore ce que nous allons
décider pour notre départ, car les Pierre Jaillard vont
peut-être faire un petit voyage, et je ne voudrais pas attendre
leur retour pour aérer les enfants, qui ont tous bien
travaillé et n’ont pas trop bonne mine. Dans ce cas-là,
si nous brûlions Limonest, nous nous arrêterions quelques
jours à Ambérieu et serions à La
Martinière tout à fait au commencement
d’août. Toute notre organisation de
cuisinière ayant été changée par la faute
de celle que Luisa avait retenue, je viens d’écrire en
désespoir de cause à la jeune Antoinette, car la Marie
de Luisa cuisinerait et Antoinette pourrait lui aider [Cette construction transitive indirecte,
aujourd’hui obsolète, précisait alors que le sujet
" prête une assistance momentanée, pour un objet
déterminé, et le plus souvent pour un travail qui
demande des efforts physiques. (…) Ce tour tend à
vieillir " (Dictionnaire
de l’Académie française, 8e
édition, 1931). — NDLR.]. Je suis en correspondance avec Luisa pour
cela. Voilà les Victor au frais
à Saint-Gervais ; je crois qu’ils ont bien fait cette
année de renoncer à La Martinière avec tout ce
monde, ce qui aurait semblé bien incommode à France,
qui aime ses aises. Vous souvenez-vous par hasard de la
largeur et de la longueur de notre table de salle à manger de
La Martinière ? car nous apporterions une nappe de
famille, ce qui sera bien nécessaire cette année,
où nous économiserons ainsi le blanchissage et surtout
remédierons à la pénurie de linge. Je n’ai rien d’intéressant
à vous raconter, car je ne vois personne à part Mme
Beaudot. Elle vient de recevoir sa nièce du Tonkin, une
gentille petite fille d’une douzaine d’années qui lui est
confiée par son beau-frère. Je ne sais ce que je vous écris,
car je fais faire une dictée à Lison et je m’impatiente
à chaque mot, tant je trouve aujourd’hui ma fille
bouchée. Adieu, chère Maman, encore merci
à papa de gâter ainsi mon Pierrot ; je vous
embrasse mille et mille fois. J’ai d’excellentes nouvelles de Joseph,
qui rentre au camp ce matin, enchanté de son tour. Constance. Clermont, [vendredi] 6
juillet [1906] soir. Ma chère Maman, j’ai reçu
votre bonne lettre tout à l’heure au retour du concours
hippique où la générale d’Entraigues avait voulu
absolument m’emmener. Elle y avait mis une si aimable insistance que
je me suis laissée faire, quoique cela ne m’amusât
guère, et que j’y ai mené Lison, qui s’est beaucoup
amusée. C’est moins intéressant pour nous qui n’avons
pas cette année les deux régiments d’artillerie avec
les cavaliers qui nous intéressent et tous les ménages
que l’on rencontre à l’hippique avec plaisir. Depuis ma dernière lettre, j’ai
eu une réponse de la jeune Antoinette, qui viendra
décidément à La Martinière et sera
à la disposition de celle de ces dames qui arrivera la
première. Nous lui donnerons 25 francs par mois. Je lui offre
la même chose pour l’emmener avec moi en Auvergne. Bien qu’elle
ne puisse pas me rendre de très grands services, je
préfèrerais avoir cette fille connue et si brave, et me
donner un peu plus de peine ou prendre dehors quand ce sera
nécessaire. Elle me dit qu’elle se décidera seulement
quand elle m’aura vue à La Martinière. Autre bonne chose : j’ai une
lettre des Pierre Jaillard, qui ne font décidément pas
de voyage et qui nous attendent à Limonest pour le plus
longtemps possible. J’en suis très heureuse, car cela m’aurait
beaucoup peinée de ne pas les voir un peu cet
été. Comme Joseph sera libre la semaine du 23, c’est
probablement ce jour-là que nous partirons tous afin de passer
nos premiers jours de vacances en famille. Nous y resterons une
quinzaine de jours et je pense que Joseph pourra venir nous y prendre
pour aller aussi deux ou trois jours à Ambérieu.
Cela repoussera donc notre
arrivée en Savoie vers le 10 août environ ; cela me
peine bien de retarder le moment où je vous verrai, mais d’un
autre côté, il est bien bon pour nous tous de nous
revoir en famille de temps en temps. Ces petites vacances me
reposeront bien après un mois un peu fatigant. Joseph a été
chargé par le colonel d’un travail à Bourges qui le
retient là-bas deux ou trois jours de plus, mais qui le fera
revenir ici bien avant la colonne, puisqu’il évitera les
étapes et prendra le chemin de fer. Je l’attends donc dimanche
ou lundi au lieu de jeudi, et je n’ai pas besoin de vous dire avec
quelle joie ! Tous les gens qui
réfléchissent un peu sont navrés de
ce que l’on nous envoie au 13e corps.
C’est un véritable désastre, dont il est
malheureusement trop possible déjà de calculer toutes
les conséquences. J’ai vu Jeanne de Saint-Genys et Jean
de Matharel au concours hippique. Victoire était un peu
souffrante et n’était pas venue. Adieu, chère, chère
Maman, mille bonnes tendresses de vos enfants. Const. Clermont, [mercredi] 11
juillet [19]06. Ma chère Maman, je crois ne pas
vous avoir écrit depuis le retour de Joseph dimanche à
4 heures du matin. Nous avons été bien contents de nous
revoir et de reprendre notre bonne chère vie familiale qui me
manquait tant depuis un mois. Nous avons passé la
journée paisiblement pendant que nos fils allaient au concours
hippique avec la femme d’un capitaine, Mme de Boutray. Mardi, nous avons reçu à
déjeuner et une partie de la journée un des lieutenants
du 36e qui a été victime d’un accident
de cheval aux écoles à feu à Bourges. Il a
reçu un formidable coup de pied qui lui a démoli la
mâchoire et lui a fait une large entaille sous le menton. Il
aurait pu être assommé et peut s’estimer heureux d’en
être quitte à si bon marché. Nous lui avions fait
préparer des mets faciles à avaler, et les enfants
étaient tout émus de voir leur ami M. Jambon la
tête tout entourée de bandelettes comme une momie
d’Égypte. Aujourd’hui, nous nous sommes
laissés entraîner à aller à La Grangefort
chez les Matharel. Jean est venu nous chercher, Joseph et moi, en
auto à la gare d’Issoire, et nous avons trouvé chez lui
tous les Saint-Genys, qui ont une très charmante famille. Leur
fils, arrivé de la veille, vient d’être retoqué
au baccalauréat. Il était aux Chartreux à
Lyon. Nous avons passé une très
agréable journée, très aimablement reçus
par toute notre bande de cousins, et nous avons revisité le
château, qui, à la seconde vue, est réellement
légèrement
truqué et me rappelle un
peu un décor d’opéra comique. Retour à la gare
dans un beau break attelé magnifiquement. Tout respire l’opulence chez les
Matharel, c’est très luxueux comme domesticité, et l’on
sent en toutes choses la grande fortune et les grandes
allures. Je croyais vous avoir dit que j’avais
écrit, aussitôt votre lettre, à Valentine et
à cette malheureuse Antoinette Philip, que je plains
tant ! Nous avons du reste échangé plusieurs
lettres avec Valentine ces temps-ci à cause de certains
chapeaux auvergnats qu’elle m’avait demandé de commander pour
ses filles. Vous me direz vite les impressions de
Pierre Goybet pour son examen oral. Nous partons décidément
le 23 pour Limonest, bien heureux de nous retrouver tous chez notre
bonne sœur Marie ; je n’ai écrit à personne notre
changement de plan ; je vais seulement le dire à tante
Tabareau, que je voudrais bien voir à Lyon. Adieu, chère Maman, mille
tendresses à tous deux. C. J. Clermont, [mardi] 17
juillet [19]06. Ma chère Maman, encore une
année scolaire tombée dans le gouffre dont rien ne
revient ! C’est demain la distribution des prix, et j’assiste
à la joie de mes enfants commençant leurs vacances avec
un retour mélancolique sur cet autrefois où nous
éprouvions les mêmes sentiments et qui a passé si
vite… J’espère que tous auront en mains quelques nominations
sinon des prix, car ils sont fort disputés, et les enfants,
tout en ayant fait de très bonnes classes cette année,
n’étaient pas tout à fait dans les premiers. Henri
pourtant l’a été sur toute la ligne, et je compte sur
lui pour nous couvrir de gloire. J’ai reçu aussi une lettre du
professeur de Lison me disant qu’elle figurerait au palmarès,
ce qui va la combler de bonheur. Je commence aussi mes
préparatifs, car nous partons lundi prochain avec Joseph, qui
aura sa semaine avec nous à Limonest. Il faut profiter de ces
bons jours pendant qu’on les a, car ils ne dureront pas toujours, et
avec notre nouveau chef de corps, on peut s’attendre à tout.
Il paraît qu’il est haineux et sectaire, et le
général d’Entraigues augure très mal de notre
pauvre 13e corps livré à de telles mains. Il
a commencé à exiger le départ du chef
d’état-major, le colonel Guérin, dont le nom a
été prononcé bien souvent ces temps-ci à
propos de l’affaire Dreyfus. Le pauvre colonel est envoyé
à Brest !… Le général Bazaine est
ami intime de Clemenceau et de Perrin. Vous voyez, chère
Maman, que tout cela n’est pas gai et qu’il y a loin des
espérances de jadis aux réalités
présentes. J’ai reçu une lettre de Luisa,
qui ne peut pas arriver à La Martinière avant la fin de
juillet, devant aller d’abord chez Mme Canaple. Je la verrai donc
à Lyon la semaine prochaine et je m’en réjouis
fort. Vous me raconterez l’arrivée des
Mariano et comment ils se sont organisés à La
Martinière ; j’espère que ce brave Pierre sera
reçu, et que nous passerons de bonnes vacances heureux de son
succès. Adieu, chère Maman, j’ai encore
plusieurs lettres à écrire ce matin et c’est mon
dernier moment de liberté car les enfants seront en vacances
à partir de midi. Nous vous envoyons nos meilleures
tendresses. Constance. Limonest, [mardi] 24
juillet [1906]. Ma chère Maman, nous sommes
arrivés hier à Limonest après un voyage bien
chaud, mais que les enfants ont pourtant bien supporté.
À Vaise, nous avons pris le tramway pendant que notre bagage
montait avec un camion envoyé par mon beau-frère. Ce
système a eu l’avantage de nous faire arriver beaucoup plus
tôt et plus facilement à la campagne, où toute la
famille nous attendait sous les débris d’arc de triomphe et de
guirlandes avec lesquels on avait reçu la veille le jeune
ménage Jean Jaillard. Joseph repart vendredi à 4
heures, et comme nous avons ce jour-là un rendez-vous chez
Me Charrat, le notaire, nous ne descendrons
à Lyon que ce jour-là. Je viens d’écrire
à Luisa pour savoir si elle sera encore chez elle et si nous
pouvons lui demander à déjeuner, car si elle est
déjà partie, je m’arrangerai pour lui demander un autre
rendez-vous. Je crois que tante Tabareau doit être aux Masmes,
et j’y monterai après le départ de Joseph
vendredi. Nous sommes bien heureux de ce que vous
nous dites au sujet de Pierre Goybet et nous aurons grand plaisir
à nous retrouver tous à La Martinière.
Je voudrais bien qu’on ne touchât
pas trop nos affaires dans nos chambres ; une année, ma
petite armoire avait été ouverte, et comme j’y ai
maintenant une assez forte provision d’eau-de-vie, je tiens bien
à ce que cela reste fermé. Toutes les cannes à
pêche, outils de jardin, avaient été aussi
dispersés il y a quatre ans, ce qui nous avait bien
contrariés ; nos lampes, cuvettes (qui sont à
nous), de même. Comme Joseph a des munitions et diverses choses
de chasse, il ne voudrait pas qu’on lui touchât tout
cela. Je vous écris bien à la
hâte, car nous sommes tous réunis, et la pluie (ô
joie !) vient de faire rentrer tous les enfants, qui tournoient
autour de nous. Je vous écrirai plus paisiblement un de ces
jours, mais je tenais à vous donner des nouvelles de notre
voyage. Adieu, chère Maman, mille et
mille tendresses de vos enfants. C. Jaillard. Limonest, [lundi] 30
juillet [1906]. Ma chère Maman, je n’ai pu vous
écrire tous ces jours-ci, car au milieu de tout ce monde, il
est bien difficile de s’isoler et d’écrire à tête
reposée. Depuis vendredi, Joseph nous a
quittés ; je l’ai accompagné à Lyon,
où nous avons déjeuné chez Luisa avec son jeune
ménage. Gonzague était tout au désespoir de son
échec du matin, dont il s’est consolé en passant
brillamment l’examen du samedi. Nous avons fait une petite visite
à tante Tabareau (que j’avais déjà vue la
veille), qui partait pour Les Masmes. Il est convenu avec elle que
j’irai y déjeuner jeudi prochain. Je verrai en passant
à Lyon mon oncle Neyrat, qui revient de
Saint-Pierre-de-Chartreuse, souffrant cruellement d’un zona. Je crois
qu’il ne montera pas à Limonest avant mon départ, ce
qui nous prive de la messe ici. Au village, c’est bien loin, et je ne
me sens plus le courage d’y grimper chaque matin comme jadis.
Nous partons lundi soir pour
Ambérieu et arriverons à Yenne mercredi ou jeudi
suivant le désir de Mme Laprade. Je vous écrirai
exactement en vous priant de nous retenir une voiture, soit Buliard,
soit votre voisin, à votre choix. On nous prenait pour les
deux courses de Brens à Yenne et de Yenne à La
Martinière 13 francs avec les bagages. François
prétendait que Buliard nous le ferait à
moins ? Nous nous arrangerons pour arriver
dîner chez vous à midi, afin de pouvoir monter le soir
à La Martinière, car je ne voudrais pas vous donner
l’embarras de nous coucher. Françoise (qui ne pourra pas
redescendre) ira coucher chez ses parents le soir de notre
arrivée, et je ne monterai à La Martinière
qu’avec François. Ce sont des combinaisons assommantes cette
année, avec l’état de Françoise. Je pense que
Luisa arrivera à peu près en même temps que
nous. Adieu, chère Maman ; nous
vous embrassons bien tendrement ; tous vont très bien et
j’ai de bonnes nouvelles de Joseph. Merci à vous du fond du
cœur. Constance. Limonest, vendredi 3
août [1906]. Ma chère Maman, je vois que je
me suis bien mal expliquée, puisque vous avez compris que
Françoise ne monterait pas à La
Martinière ; je vous disais simplement que, puisqu’une
fois là-haut, elle ne pourrait plus en descendre facilement,
je préfèrerais la laisser un jour ou deux à
Yenne afin qu’elle voie sa mère et même le docteur ou la
sage-femme. Elle me semble énorme, et je ne serais pas
étonnée qu’elle se fût trompée d’un mois,
ce qui m’arrangerait singulièrement bien. J’ai reçu une lettre de Mme
Laprade qui insiste tellement pour nous garder un peu plus que, sous
peine de la contrarier, je me décide à n’arriver
à Yenne que le vendredi. Je serai sans Joseph, qui ne peut
quitter Clermont en l’absence de son collègue en permission.
Il ne sera pas de semaine
mais du moins présent au
corps pour s’il arrivait quelque chose. Nous quitterons donc Limonest lundi
soir et arriverons à Ambérieu à 7 h 51 afin
d’éviter la chaleur. Nous y passerons les mardi, mercredi et
jeudi, et vous arriverons le vendredi pour dîner à midi.
Si réellement
cela ne vous gêne pas
trop de nous coucher, j’en serais très contente pour pouvoir
causer paisiblement avec vous. Comme vous le dites, François
pourrait monter notre bagage à La Martinière en ne nous
laissant que la malle indispensable pour nos effets, et nous
pourrions monter le samedi matin ou le samedi après-midi. J’ai
l’intention de laisser Françoise jusqu’au lundi matin, et son
mari viendrait la chercher avec Paulette et la petite charrette en
faisant les commissions. J’ai déjeuné hier avec
Luisa aux Masmes ; Gonzague est chez les Duquaire à
Bourbon-Lancy, il rentre samedi, et c’est ce qui vous explique
pourquoi Luisa n’est pas partie plus tôt pour Yenne. Elle
compte prendre lundi le train de 5 heures du matin pour avoir plus
frais, mais bien entendu, elle vous aura écrit. Elle
était aussi bien aise d’attendre l’installation du jeune
ménage. (Entre parenthèses, je trouve cette jeune
Marguerite absolument
charmante.) Comme Luisa restera à La
Martinière jusqu’à la fin d’octobre, vous aurez bien le
temps de la voir paisiblement. Pour nous, ce sera plus rapide et il
faudra tâcher de se bien
profiter. Je regrette moins de
ne pas être à La Martinière avec cette atroce
chaleur, car je n’aurais pas le courage de descendre à Yenne
aussi souvent que je le désirerais. Je prends mes vacances
ici, car à La Martinière, ce sera moins commode.
J’oublie de vous dire que nos deux
filles peuvent bien encore cette année coucher dans les petits
lits ; il vaut mieux réserver le lit cage, car nous en
aurons besoin plus tard, quand nous y serons tous. Nous ferons nos
changements de lits quand nous serons là-haut. Si nous
couchons chez vous, mes domestiques iront à Landrecin, et
quant à mes fils, vous pouvez les mettre seuls, soit en haut,
soit en bas, sans personne à côté d’eux ;
cela leur est bien égal. Le bonheur actuel, ce sont les
baignades, et ils vont tous ces jours-ci dans une grande piscine chez
les frères du Sandar, à côté des Pierre
Jaillard. Combien j’ai envie de vous voir, ma
chère Maman ! il me semble que cela recule toujours, mais
il est de mon devoir de m’arrêter à
Ambérieu. Comme voiture, vous nous retiendrez
votre voisin ; nous n’avons que 220 kilogrammes en tout (point
d’excédent). Mille et mille tendresses, chère
Maman et cher Père. Constance. Ambérieu, mercredi 8
août [1906]. Ma chère Maman, un petit mot
pour vous confirmer notre arrivée pour vendredi à Yenne
[à] midi et vous prier de nous envoyer voiture pour nous et
voiture pour nos bagage (à Brens) (si celle qui doit nous
mener ne peut pas prendre nos huit colis, qui pèsent 220
kilogrammes). Je suis bien bien heureuse à la
pensée de vous voir vendredi, et il me semble que ce jour tant
attendu n’arrivera jamais. Je n’ai pas répondu à une
bonne lettre de Luisa, mais nous aurons, Dieu merci, le temps de
causer à notre aise à La Martinière. Bonnes nouvelles de Joseph, dont je
reçois des lettres tous les jours. J’aurai bien des choses
à vous raconter et ai bien hâte de me retrouver entre
vous deux. Adieu, chère Maman ; je
vous embrasse tous deux bien tendrement en attendant vendredi.
Constance. La Martinière, lundi
[13 août 1906]. Ma chère Maman, je vous
écris au crayon de la terrasse, n’ayant pas le courage de
remonter chercher un encrier. Nous voici bien contents et bien
installés, très satisfaits d’avoir fait notre nouvelle
installation de chambre. Tous les livres sont très bien
rangés dans le bahut de la salle à manger, et j’ai
à ma disposition les deux placards de la chambre que j’occupe.
J’ai donc débarrassé ma petite armoire, qui restera
à la disposition de ceux qui habiteront ce côté.
Les enfants viennent de partir pour se baigner au Flon : les
garçons avec François, les filles avec
Antoinette. Marguerite n’a pas d’autres nouvelles
de son mari ; si vous êtes prévenus avant elle,
ayez la bonté de la faire avertir. Si elle a une lettre de son
côté, elle vous le fera dire par le facteur. Merci beaucoup pour les beaux
gâteaux, qui apparaîtront le 15 août et que nous
mangerons à votre santé. Marguerite est très
contente des tabliers. Quand leur bastringue de Yenne sera
fini, je serai bien contente d’aller vous voir. Nous serons très bien servis
avec nos six domestiques et pourrons bien remuer un peu. Bonnes nouvelles de Joseph, qui a
repris sa semaine et a bien à faire ; il espère
toujours que nous pourrons nous donner rendez-vous en Ardèche
la semaine prochaine. Adieu, chère, chère
Maman ; mille et mille tendresses pour tous deux. Constance. Nous aurons des lits pour tout le
monde ; celui qui sert à Yenne au raccommodage servira
à Riquette ; comme matelas, c’est suffisant. Clermont, [lundi] 13
août [19]06. Ma chère Mère,
Vous voilà réunis
à cette bonne Constance, et elle m’écrit tout le
bonheur qu’elle a eu de vous trouver l’un et l’autre en bonne
santé. Je voudrais bien pouvoir aller vous
porter ma part du bouquet de fête, mais je suis encore à
l’attache jusqu’au commencement de septembre et je dois
attendre. Je tourmente un peu Constance pour
qu’elle vienne me retrouver près de Tournon ; nous
ferions ainsi la moitié du chemin et aurions à causer
de beaucoup de choses. Avec les domestiques si sûrs qu’elle a,
je crois qu’elle pourrait le faire, et nous en serions bien heureux
l’un et l’autre. Enfin, elle verra dans sa sagesse ce qu’il est bon
et convenable de faire. Recevez bien, ma chère
Mère, nos meilleurs vœux et toute l’assurance de notre
affection. Remerciez bien aussi mon père de la démarche
qu’il vient de faire auprès de l’oncle Adrien ; je doute
que cela réussisse (un vieux militaire n’est plus bon à
rien), mais nous regretterions de ne pas avoir tenté tout ce
qu’on peut. Votre fils bien tendrement
affectionné, J. Jaillard. La Martinière, mardi
[14 août 1906]. Ma chère Maman, je vous envoie,
avec mes bien tendre vœux de fête, une modeste couverture de
livre que j’ai confectionnée à votre intention. C’est
un de mes premiers essais et moins joli que je ne voudrais, mais j’ai
voulu vous donner un petit échantillon du travail auquel je me
livre en ce moment. Je descendrai vous voir un de ces
jours, la maison étant bien organisée maintenant. Tout
marchera sur des roulettes. Luisa va très bien, et nous
faisons bien ménage toutes les trois. Je ne vous écris que ces
quelques lignes, car nous avons M. le Curé à
déjeuner, et je l’entends qui arrive. Florentin descend toutes nos lettres
car, les enfants ayant rencontré le facteur, ils ont pris le
courrier, et toute notre correspondance d’ici est restée en
souffrance à La Martinière. Toutes les lettres de
fête vont être en retard. Merci infiniment pour ce que vous me
dites des 10 francs mis en réserve pour Lison. Je
reçois à l’instant ses deux accessits, dont elle est
bien fière. Mille tendresses, chers bons
Parents. Constance. Rien de Mariano. Nous n’avons point de lit à
faire ranger, et mes fils n’ont besoin d’aucun autre matelas, mais
peuvent vous demander un autre traversin. Boucieu-le-Roi, jeudi matin
[23 août 1906]. Ma chère Maman, on me dit qu’une
lettre écrite ce matin doit vous arriver demain à
Yenne ; aussi, je ne résiste pas au plaisir de vous
écrire un petit mot pour vous raconter mon voyage. Il s’est
fort bien passé malgré la chaleur, qui a
été extrême de Saint-André-le-Gaz à
Lyon. À Perrache, j’ai trouvé
mon beau-frère Pierre, Marie-Louise Poidebard et Auguste
Rivet, que j’avais avertis de mon passage. L’entrevue a
été courte mais m’a fait grand plaisir, et nous avons
convenu de déjeuner vendredi matin tous ensemble au buffet de
la gare de Perrache. J’arrive en effet à 10 h 50 et on repart
une heure après pour Saint-André-le-Gaz. Auguste m’a
raconté que les couches de sa femme avaient été
bien pénibles : une nuit et un jour tout entier !
Enfin, tout va bien maintenant, et elle peut nourrir son fils, qui a
été baptisé samedi. De Lyon à Tournon (où je
ne suis arrivée qu’à 7 heures du soir), j’ai
voyagé seule délicieusement, avec un bon livre et une
vue ravissante sur les bords du Rhône, que je n’avais pas revus
depuis longtemps. Joseph m’attendait si content et si heureux
à Tournon, et nous avons repris le train pour Boucieu (ligne
du Cheylard) après avoir pu semer agréablement Mlle Casagrande, qui est
venue me voir à la gare de Tournon et est repartie ensuite
pour Valence. De Boucieu-le-Roi, trois quarts d’heure
de marche dans les bois et la montagne avec un homme muni de
lanterne. C’était fort amusant. Nous sommes arrivés
à ce ravissant chalet de M. Casagrande à 10 heures du
soir et y avons trouvé un accueil charmant et un copieux
souper, qui a été suivi de musique jusqu’à 1
heure du matin !… Vous ne vous imaginez pas comme c’est
drôle de me trouver dans cette maison de vieux garçon,
où je suis choyée comme une reine. Ce matin, pendant
que ces messieurs pêchent dans un étang, je m’enfonce
dans la bibliothèque, qui est fort bien garnie, et je lis
paisiblement installée sur la terrasse, d’où la vue est
très belle. Il y a un château des De Chazotte pas
très loin de là. Adieu, chère Maman, mille
tendresses et à tout à l’heure, puisque j’arriverai peu
après ma lettre. Constance J. [La Martinière,
septembre 1906.] Ma chère Maman, Joseph
m’écrit qu’il arrivera mardi matin [probablement 11 septembre 1906. —
NDLR.] par le premier train
(à 9 heures du matin), sauf télégramme le lundi.
Je compte donc aller à sa rencontre avec Pierre et Charles
mardi matin. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient et que
Joseph ne soit pas fatigué par son rhume, nous resterons
à dîner chez vous tous les quatre et remonterons
l’après-midi en voiture. Vous aurez la bonté de me
faire retenir une voiture à un cheval chez Buffavard pour
porter la malle de Joseph et nos provisions de Yenne à La
Martinière. Il arrivera par le courrier, et je prie Jeanne de
retenir une place au courrier de Brens pour mardi matin, car à
cause de la foire, il pourrait y avoir du monde. Si vous
préférez que nous ne dînions pas ce
jour-là chez vous, nous reviendrons vous voir un autre
jour. À bientôt, chère
Maman, et recevez mes bien vives tendresses. Constance. Je suis au regret de n’être pas
allée la semaine dernière jusqu’à
Grenoble. Clermont, [jeudi] 4 octobre
1906. Ma chère Maman, mon petit
torchon de papier au crayon de l’autre jour ne comptait pas, et
j’avais voulu vous donner seulement des nouvelles de notre voyage et
de notre rencontre très agréable avec Victor.
Notre malle (qui avait dû filer
sur Bordeaux) a été retrouvée et nous est
arrivée sans avarie le surlendemain et sans trop nous
gêner, car c’étaient toutes mes affaires
personnelles. Nous commençons à nous
organiser, mais les deux premières journées ont
été plutôt pénibles, car Magdeleine,
fatiguée sans doute du voyage, les a passées dans son
lit, me disant tout le temps qu’elle avait " mal à la
tête en
dedans ". J’avais l’esprit
frappé par la mort avant-hier à l’âge de 5 ans
d’un de nos petits voisins, Raymond Pajot, dont le père,
avocat, est un de nos amis. Ce pauvre enfant a été
enlevé par une méningite, et je voyais
déjà ma fille avec la même maladie !
Heureusement, elle va bien aujourd’hui et s’est promenée avec
nous au jardin des Plantes sans éprouver la moindre
fatigue. J’étais assez embarrassée
avec mes deux hommes pour tout partage, car impossible de trouver une
femme de ménage convenable. François s’est
multiplié et m’a offert de faire la cuisine (il s’en tire fort
bien) ; l’ordonnance fait les appartements, et je pourrai avoir
trois journées par semaine ma vieille petite Marie pour
repasser, laver et raccommoder. De cette manière-là,
nous nous en tirerons sans mettre de visages inconnus à la
maison, ce que je redoutais vu les expériences que je vois
faire autour de moi. Cette absence de Françoise aura
l’avantage de former son mari pour la cuisine, ce qui peut nous
être très utile. Il fait une chaleur étouffante,
une poussière affreuse, et tout est hors de prix. Les pommes
de terre valent de 18 à 22 francs les 100 kilogrammes !…
Nous allons essayer d’en faire venir du Jura, où elles sont
plus abordables. Les enfants sont rentrés hier au
séminaire avec des classes bien organisées. Pierre va
faire cette année anglais et allemand sérieusement,
mais comme il travaille très bien, nous ne lui ferons plus
faire ses études au séminaire. Il n’ira là-bas
que pour les classes, ce qui lui fera probablement gagner du temps.
Les deux petits continueront à être externes
gardés. Nous allons faire commencer le violon à Pierre.
J’avais bien envie de demander à tante Tabareau de nous aider
pour ses premières leçons comme elle l’a fait pour
d’autres neveux, mais je n’ai pas osé, pensant que la musique
ne lui semblerait peut-être pas un art bien utile… (Voulez-vous
que j’écrive à tante R[ivet] pour l’affaire d’Annonay
ou voulez-vous le dire à Luisa ? Je ferais tout pour
empêcher un semblant de brouille, car c’est trop triste en
famille.) Je viens de répondre à un
tas de cartes et de lettres de faire-part arrivées en notre
absence. Il y a beaucoup de deuils à Clermont, ce qui
permettra aux pères et mères de famille de rester un
peu en paix cet hiver. Je pense que la place de domestique
à La Martinière sera recherchée
dorénavant, puisqu’elles enlèvent le cœur de tous les
cochers ! Je crois bien que Pierre ne fera pas une aussi bonne
affaire que François… Je souhaite bien à Luisa de
pouvoir s’arranger avec la mère de la Josette de Traize, qui
travaille comme un cheval et n’est pas exigeante pour le gage.
Chère Maman, je vous charge de
mille affections pour les Victor, que j’aurais eu tant de plaisir
à voir. Cela va vous reposer de tout le mouvement de ces
vacances. Nous avons passé de bien bons
jours à La Martinière, et nous vous sommes bien
reconnaissants, mes chers Parents. Joseph me charge tout
spécialement de vous le redire. Mille tendresses. C. Jaillard. Joseph sera vraisemblablement
de semaine du 27 au 3 novembre. Je vous redirai les dates
fixes dans quelques jours. Il irait volontiers à Annonay si
cela coïncide avec une semaine de liberté. Clermont, [mardi] 23
octobre [19]06. Ma chère Maman, je n’ai pas eu
le temps de vous écrire depuis mon dernier petit billet
écrit bien à la hâte pour ne pas vous laisser
sans nouvelles trop longtemps. Depuis notre dernière lettre,
j’en ai reçu une d’Auguste me disant que la tante lui avait
écrit de remettre à Joseph pour 2 500 francs de titres
à compte sur ce qu’elle ferait peut-être plus tard si
cela lui était possible. Je n’ai pas besoin de vous dire
combien nous sommes reconnaissants à la tante de ce qu’elle
fait pour nous, continuant à cette génération ce
qu’elle a fait si généreusement pour l’autre et se
préparant ainsi un chœur éloquent de toutes ces petites
voix d’enfant qui ne l’oublieront pas. Nous mettrons de
côté toute cette somme, qui est spécialement
destinée à nos filles pour commencer leur dot avec
la somme de bonnes qualités que nous
tâcherons de leur inculquer. Joseph part cette après-midi
pour Lyon, jeudi Ambérieu, et le soir retour à Clermont
pour ne pas me laisser trop longtemps seule avec le souci des
enfants. Ma maison marche très bien avec
mes deux hommes et la vieille Marie trois fois par semaine ;
mais je suis beaucoup plus esclave, ne perdant pas de vue mes filles
les jours où je n’ai pas l’aide de ma petite vieille.
François fait très bien la cuisine, et l’ordonnance
(qui est pâtissier) pourrait nous nourrir de délicieux
gâteaux !… L’autre jour, ayant beaucoup de gibier à
utiliser (Joseph avait tué dans la même semaine 25
grives, 3 perdreaux et un lièvre), j’ai donné un
dîner aux ménages Bournazel [et] Beaudot et aux
abbés François et Morange. J’avais eu quelques jours
avant le collègue de Joseph capitaine adjudant major au
36e : marquis
Leschevin de Prévoisin, [le] commandant Arsac et le lieutenant Jouchon.
Tout a marché dans la perfection. Mon rhume est à peu près
guéri et mon estomac va bien mieux, grâce aux eaux
minérales. Je vais prendre de la Viola
granulée pour me remonter un peu. Tous les petits et Joseph vont
très bien. Pierre a été troisième
à la première composition de thème latin, ses
devoirs de mathématiques ont été très
bien notés, mais il n’y a pas eu encore de composition. Vous
ai-je dit qu’il apprenait anglais et allemand ? Chaque jeudi, M.
l’abbé François emmènera en promenade quelques
élèves d’allemand pour causer avec interdiction de
parler français. Pierre et Charles en seront, mais pas encore
Henri, qui est trop jeune. Je ne sais pas si je vous ai dit que
nous avions reçu un beau violon de mon beau-frère
Camille Jaillard, qui en avait deux chez lui et qui a eu la
bonté de faire ce cadeau à ses neveux. Pierre commence
ses leçons (deux demi-heures par semaine) à partir de
la Toussaint. Nous avons un temps chaud — même
trop chaud : ce doit être malsain, certainement. Toutes
les fenêtres sont ouvertes, et notre jardin nous est bien
utile, quoique tout desséché et inarrosable, car on
ménage l’eau, qui pourrait arriver à manquer.
Vous nous direz quand Joseph devra
écrire au capitaine Amat ? J’abrège, car Pierre est
rentré. Adieu, chère Maman, je vous embrasse tous du
fond du cœur. Constance J. Clermont, [lundi] 29
oct[obre 19]06. Ma chère Maman, je suis bien en
retard envers vous, mais c’est mon refrain habituel, car je n’ai
jamais une minute de tranquillité et je ne peux m’habituer
à vous écrire de simples petits mots. J’aurais dû pourtant remercier
tante Tabareau, dont les instructions ont été suivies
exactement. Auguste a remis de sa part à Joseph cinq
obligations des produits chimiques d’Alès, et mon mari lui a
donné un reçu général (sous forme de
lettre) de tout ce que la tante nous avait donné depuis le
mois de janvier dernier. Remerciez encore bien chaleureusement cette
bonne tante, car nous lui sommes fort reconnaissants de toutes ses
bontés. Joseph a eu la chance de voir à Lyon le brave
père Louis et tous les Rivet en plus de notre famille
personnelle. Ces deux journées de voyage ont donc
été agréablement employées, et pour le
retour, jeudi soir, il a voyagé avec Auguste, qui s’en allait
à Périgueux au congrès des jurisconsultes
catholiques. Auguste nous a fait une petite visite dimanche à
Clermont. Il est arrivé à 6 heures du matin, a
déjeuné avec nous et a repris le train d’une heure. Je
lui ai su bien bon gré d’avoir allongé son voyage pour
nous faire cette aimable visite. On a tant de joie à revoir
les siens quand on est loin de tous comme nous ! J’avais bien raison quand je trouvais
que Joseph avait parfaitement bien fait en répondant au
général Bazaine que dans les conditions qui lui
étaient faites, il n’avait plus rien à demander. En
effet, nous connaissons deux officiers supérieurs auxquels
même question a été faite ; ils ont
répondu en énumérant tous leurs griefs, toutes
les vilenies dont ils avaient souffert dans leur carrière, et
Bazaine, après avoir eu le plaisir de les entendre se
plaindre, leur a dit : " Je pense que vous n’avez pas
à vous étonner, étant donné vos
sentiments cléricaux !… " L’un d’eux demande sa
retraite. Joseph n’aura pas eu du moins à se reprocher de
s’être abaissé à implorer un individu qui hait
tout ce que nous respectons et que nous aimons. Le colonel,
après beaucoup de compliments et de protestations, a dit
à Joseph qu’il voudrait encore le mettre numéro 1,
mais…, mais…, mais… Bref, il passera au second rang du
régiment, ce qui fera forcément le troisième ou
quatrième du corps d’armée, puisqu’il y a deux
régiments. Il n’y a donc pas d’illusion à se faire, et
nous pourrons attendre le tableau cette année sans
émotion, sinon sans amertume. Nous sommes bien consolés par
nos enfants, qui sont réellement bien gentils et dont le
travail nous donne toute satisfaction ; espérons que le
bon Dieu leur donnera la réussite en ce monde s’Il ne la donne
pas à ses parents. J’oubliais de vous dire que Joseph
était allé à Ambérieu jeudi et y avait
déjeuné ; cela a été une courte
visite. Je vais bien maintenant et n’ai plus
mal à l’estomac, mais comme j’ai envie de voir
réorganiser ma maison ! Françoise ne semble pas
branler au manche ; c’est désolant… Adieu, ma chère Maman ; je
suis contente que vous ayez eu tous ces jours-ci ces visites de
famille. Nous vous embrassons tous
tendrement. C. J. Clermont, [mardi] 6
nov[embre 19]06. Ma chère Maman, nous avons
été bien émus hier en lisant ce petit entrefilet
dans tous les journaux annonçant l’attaque du
mécanicien d’Henry à Tamaris. Je viens de leur
écrire, mais c’est sur vous que je compte pour avoir quelques
détails. Merci, chère Maman, d’avoir
pensé à la fête de notre petit Charles ;
nous vous en sommes bien reconnaissants ; nous lui avons
immédiatement donné 1 franc dans sa poche pour ses
menus plaisirs, et le reste est allé rejoindre le petit
magot que nous faisons peu à peu pour les enfants. Avec ce
système, il commence à être respectable, car nous
réunissons toujours tout ce qui nous est donné pour les
enfants et que nous leur diviserons plus tard en parties
égales. Je suis bien contente de la
générosité de la tante au sujet de La
Martinière ; c’est une réparation dont nous
jouirons tous beaucoup et qui nous permettra de nous réunir
tous les ménages, ce qui est notre rêve. J’espère que la tante n’est pas
plus souffrante ; ce que vous me dites d’elle m’inquiète
un peu. Voici la question du buste
terminée ; nous en sommes bien aise, quoique, entre nous,
je trouve qu’il aurait été mieux à Annonay,
où votre famille a laissé de bons souvenirs. Mais bien
entendu, je garde mon opinion et n’en fais part à
personne. En causant des Mariano, nous nous
demandions s’ils avaient songé pour Adrien à un nouvel
engagement, qui ne peut se faire qu’au mois d’octobre (l’année
prochaine, par conséquent) et qui lui permettrait de sortir
aussi au bout de deux ans.
Cela aurait l’avantage, en
rendant le jeune homme libéré aussi vite,
de le garder vite, mais de plus
dans sa famille, ce qui serait bien appréciable. Je vais très bien, et tout
marche passablement, quoique je sois bien ennuyée de n’avoir
pas Françoise. Pourvu que tout marche bien et qu’elle ne soit
pas obligée de prolonger trop après ses couches !
Je crains les jumeaux pour elle, car elle doit être
monstrueuse, vu ce qu’elle était avant notre
départ. J’envoie aujourd’hui une petite
merveille de col (fait par Mme Beaudot) à la fille de Marthe
Eyraud, dont le mari était venu voir Charles cette
année à La Martinière. Je serai censée
l’avoir fait, et vous ne direz pas non si on vous en parle par
hasard. Adieu, chère Maman ; ce
n’est qu’un petit mot aujourd’hui, car j’ai bien à
faire. Mille et mille tendresses. C. J. Je vous ai dit que France m’avait
envoyé de très jolies choses à utiliser pour mes
filles ; quelques jours après, j’ai reçu deux
ravissantes robes que Mme Gagnon me priait d’accepter en
véritable amie. Ils sont en garnison à Nancy. J’ai
accepté sans vergogne, car elles sont absolument charmantes et
toutes doublées de soie. Cela m’évitera d’en faire cet
hiver, ce que j’apprécie de toutes manières.
Clermont, [dimanche] 11
novembre [19]06. Ma chère Maman, je n’ai pas
reçu de réponse d’Henry, et je suppose que l’incident a
dû être grossi par les journaux, puisque vous ne savez
rien de plus que l’entrefilet qui a paru dans plusieurs feuilles de
Paris. J’ai écrit aussi à Marie
Forcheron et à Fernand ; c’est triste de voir
disparaître ainsi tant de membres de la famille : quatre
du côté Montgolfier, trois dans la famille de Joseph en
un an ! Nous aurions pu ne pas quitter le deuil depuis dix-huit
mois… J’espère que la tante ne vous
donne plus d’inquiétude et qu’elle pourra faire son voyage de
retour sans trop de fatigue. Est-ce que son départ est
fixé ? Racontez-moi la cérémonie pour lui
apporter le bon Dieu. J’ai été très
émue de ce que vous m’annoncez au sujet de Lucie
Rumilly ; c’est une véritable surprise pour moi, et je
compatis d’autant plus au chagrin d’Isabelle que je vois ce
même déchirement ces temps-ci bien près de
nous… Pour ces pauvres Belly, c’est
absolument navrant, et je compatis bien à leur peine ; il
y a des chagrins pour tous en ce monde, même pour ceux qui
paraissent les plus heureux et les plus insouciants. En ce moment, on fait une nouvelle
organisation au petit séminaire pour essayer de sauver cette
maison d’éducation si parfaite en tous points. On est d’autant
plus acharné ici à sa perte qu’elle a enfoncé le
lycée à tous les examens, et cette année d’une
manière encore plus éclatante. Tous leurs
élèves ont été reçus. Nous sommes
bien soucieux de toutes ces questions, surtout après tous les
sacrifices que nous avons faits pour sauvegarder l’éducation
chrétienne de nos fils. (Ne dites rien à Mariano de la
question d’engagement en octobre pour son fils, car nous aurions
l’air de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas ; j’ai
reçu hier une lettre aigre-douce de Marg[uerite] parlant des
vertus de ses enfants, des siennes, de ce qu’elle avait
supporté à La Martinière, etc., etc. Cela m’a
beaucoup peinée, et je ne veux m’occuper en rien de leurs
affaires.) Nous allons tous très bien, et
voici le beau temps revenu avec un peu de froid ; nous pourrons
reprendre nos courses du jeudi. Je termine vite, car voici l’heure de
vêpres, et j’y mène les garçons. Adieu, chers Parents bien
aimés ; mille tendresses. Const. J. Clermont, [samedi] 17
novembre [19]06. Ma chère Maman, d’après
ce que vous me dites, le séjour de tante Tabareau à
Yenne doit approcher de sa fin, et vous avez peut-être en ce
moment la visite de tante Rivet venant la chercher. La
température s’est bien réchauffée ces
jours-ci ; les enfants vont toujours au séminaire sans
manteaux et avec leurs gros uniformes du dimanche. J’éviterai
peut-être de leur acheter des pardessus. Je fais venir à
mes filles, avec l’argent que vous leur avez donné quand nous
partions au mois d’octobre, deux jolis cols imitation d’hermine.
C’est joli pour les enfants et doux au visage. Je me suis
décidée après de longues hésitations
à demander au Louvre un choix de vêtements de fourrure
pour moi, mais dans les prix doux, car je ne veux pas dépasser
une centaine de francs. Depuis ma dernière lettre, je
n’ai rien de bien intéressant à vous raconter, notre
vie étant tout uniforme et consacrée
spécialement à l’éducation des enfants. Que de
peine et de sollicitudes de tous les instants de 7 heures du matin
à 9 heures du soir ! À ce moment-là, les
derniers étant fourrés dans leur lit avec le chapitre
d’Évangile que je vais régulièrement leur lire
dans leur chambre, nous poussons un ouf ! de soulagement et je
me carre dans un fauteuil au coin du feu avec un livre à lire
ou une lettre en retard à faire. Ces jours-ci, nous avons lu toute la
polémique des journaux de Blois au sujet de notre excellent
ami le docteur Marchand. Il vient de demander sa retraite, ayant
attendu pour cela ses trente ans de service, mais avant cela, on a
essayé de ternir sa réputation en le traitant
d’incapable, d’affreux clérical, dur pour tous ceux qui
n’affichaient pas des sentiments religieux. L’Humanité a eu des articles très violents contre
lui ; il a demandé une enquête, qui se termine bien
entendu toute à son honneur. Vous voyez, chère Maman,
comment l’on traite nos amis ! Il n’est pas étonnant que
nous soyons si bien notés
avec des connaissances triées sur le volet comme les
nôtres ! Nous n’avons jamais été liés
d’amitié qu’avec des gens de ce genre-là, ce dont nous
nous faisons gloire. Il y a beaucoup de fièvres
typhoïdes ici en ce moment ; chez un notaire cousin des
L’Ébraly, il y en a trois, dont la mère et deux fils
qui vont au séminaire. Nous obligeons les enfants à
boire de l’eau minérale, que l’on dit moins
microbée. Encore une méningite chez un
officier de nos amis, le capitaine Gastine, fils d’un ancien colonel
de Joseph. C’est une petite fille de l’âge de Magdeleine ;
elle a trois médecins, et ce soir arrive un grand
spécialiste de Paris… mais hélas !… Adieu, chère Maman, mille
tendresses à père et à vous, et à la
bonne tante. C. J. Clermont, [samedi] 24
nov[embre 19]06. Ma chère Maman, c’est bien
vilain de ma part d’avoir attendu votre lettre et ce chèque
mirifique pour vous écrire. Je suis toute confuse de ne vous
avoir pas donné signe de vie cette semaine et pas même
remerciée de ce que vous me promettiez ! J’ai l’air
d’avoir attendu ce beau cadeau, et pourtant, ce n’était point
dans ma pensée, mais le temps m’a manqué absolument. Je
vous suis très reconnaissante, chers Parents, de me
gâter ainsi, et cela va en effet payer une partie de mon
manteau de fourrure et calmer mes remords de conscience de m’acheter
à la fois cette année une robe et un
vêtement ! Nous avons été bien
attristés cette semaine par la mort de la pauvre petite
Gastine il y a huit jours. Le spécialiste de Paris (qui,
hélas, ne l’avait pas guérie !) est arrivé
trop tard, et c’est une douleur de plus pour ces malheureux parents.
Ils restent avec quatre petits garçons qui ne peuvent leur
remplacer cet amour de petite fille, qui avait juste l’âge de
Petit Cœur. Les fièvres typhoïdes chez les Ragier ont
empiré ; le camarade de Pierre au séminaire
était mourant ce matin ; il avait eu la nuit
dernière quatorze hémorragies intestinales, et on ne
pensait pas qu’il passât la journée. Là aussi, ce
serait un grand malheur ; ces braves Ragier n’ont que deux
fils ; celui-là est l’aîné, quatorze ans,
très intelligent, beau et grand garçon charmant et
travailleur. Nous sommes consternés et faisons de tristes
réflexions sur le peu de sécurité de cette
pauvre vie ; les biens de la santé, de la fortune sont
bien peu de chose, on croit les tenir, ils nous
échappent. Pour le moment, les santés sont
excellentes ici, et chacun suit son petit bonhomme de chemin
paisiblement. Je soupire toujours après
Françoise, qui devait bien certainement savoir que ce serait
aussi long ; vous verrez que nous en aurons encore jusqu’au
milieu de janvier. Je suis tout à fait à l’attache, ne
voulant pas perdre de vue nos filles les jours où je n’ai pas
la vieille Marie. Elle vient trois fois par semaine, et ces
jours-là, je me libère de toutes mes occupations
retard. Je n’avais pas vu cet incendie des
chantiers de La Seyne. À ce propos, irez-vous à Tamaris
cet hiver ? Joseph a écrit la semaine
passée au capitaine Amat, lui disant que vous étiez
très satisfaits de votre domestique. Je regrette que tante Tabareau soit
partie, car en effet, voici le beau temps. Adieu, chers Parents, mille tendresses
et mille merci. C. Jaillard. Clermont, [mardi] 4
décembre [19]06. Ma chère Maman, comme il y a
longtemps que vous ne m’avez écrit ! car je compte
à peine votre petit billet hâtif de l’autre jour ;
je voulais y répondre de suite, pourtant, pour vous obliger
à vite me redonner de vos nouvelles, mais j’ai eu trop
à faire la semaine passée. J’ai eu à travailler
pour une vente pour les pauvres, et cela m’a pris les rares moments
de liberté dont je dispose encore. J’ai été
très flattée de voir enlever rapidement six petits
plateaux, deux porte-cartes en cuir et un beau tube à
parapluies que j’avais peints. C’est le général
d’Entraigues qui l’a acheté vingt francs, me donnant ainsi le
plaisir de participer largement à la vente sans vider mon
porte-monnaie. Le pauvre jeune Ragier, qui
était resté la semaine dernière quatre jours
sans connaissance après de nombreuses hémorragies,
avait repris connaissance samedi. Dimanche, on le disait
sauvé, et on vient de nous apprendre qu’il est mort cette nuit
à minuit. La sœur du docteur Gourdiat (famille de Lyon
établie à Clermont) est aussi mourante de la
fièvre typhoïde. Cela commence à me faire bien
peur pour les enfants. On nous a dit aussi que cette petite Gastine
était morte d’une de ces terribles méningites
cérébro-spinales que l’on dit contagieuses et dont on
vient de signaler deux cas mortels dans les casernes ici. Voici une lettre bien noire, mais le
moyen d’être gai avec tant de préoccupations de toutes
sortes ? Rien de nouveau chez Françoise,
qui doit attendre paisiblement pendant que nous trimons ici. En
définitive, elle me manquera un quart de l’année, et ce
n’est point drôle ! Son mari fait tout ce qu’il peut pour
la remplacer, mais si on nous enlève les ordonnances, comme
c’est à prévoir, le service ne sera pas commode. Voici
nos breaks d’artillerie, que l’on jalousait tant, supprimés
pour le moment ; on tend à tout démocratiser,
espérant nous dégoûter de plus en plus du
métier. Du reste, si le nouveau projet de loi passe, c’est
l’année prochaine que nous irons planter nos choux, puisque
Joseph sera atteint par la limite d’âge. Il faudra tâcher
de trouver un peu de beurre pour y mettre avec… Nous n’avons emporté aucun livre
par mégarde ; attendu que les enfants ne faisaient ni
italien, ni physique, la confusion était impossible. Par
contre, Fredey a gardé l’arithmétique que Pierrot lui
avait prêtée, mais nous en avons racheté une
autre ici. N’en parlez pas, c’est sans importance… Adieu, chère, chère
Maman ; nous vous envoyons nos meilleures tendresses.
C. J. Clermont, [dimanche] 9
déc[embre 19]06. Ma chère Maman, combien j’ai
été contente de voir votre écriture sur autre
chose que vos petites cartes de ces temps derniers ! Vos bonnes
lettres me manquaient infiniment, et quoiqu’on n’ait rien de bien gai
à dire, cela fait du bien d’épancher son cœur de temps
en temps. J’ai un poids de moins aujourd’hui dans
mon esprit, car François est venu m’apporter triomphalement ce
matin la bienheureuse dépêche, riant et pleurant tout
à la fois… Le voilà père de famille d’un petit
Jean, ce qui a provoqué chez mes enfants l’étonnement
le plus grand et le désir de voir ce poupon que Lison aurait
tant désiré pour sa maman ! Elle était un
peu déconfite, trouvant que le bon Dieu s’était
trompé d’adresse… Si tout va bien chez Françoise,
ce que j’espère, ma maison pourra peut-être enfin se
réorganiser au milieu de janvier. J’aspire à ce
moment-là, car malgré toutes les bonnes
volontés, j’ai bien de la peine, et Joseph n’est pas content
de me voir me fatiguer ainsi par ce surcroît de besogne. Voici
surtout un moment où, malgré la tristesse des temps que
nous traversons, nous serons obligés de sortir un peu plus,
quand ce ne serait que pour ces interminables visites de jour de
l’an. Ces temps-ci, nous avons passé
d’enterrements en enterrements. Celui du jeune André Ragier
jeudi a été particulièrement émouvant. On
avait conduit une cinquantaine d’enfants du séminaire (dont
mes fils aînés), qui ont été fort
émus. Toute la ville s’y trouvait pour donner un
témoignage de sympathie à ces malheureux parents. Leur
second petit garçon va un peu mieux ; on le
sauvera ; et quand à la pauvre mère, la douleur
l’a galvanisée au point de la faire tenir debout (à
peine convalescente elle-même) pour assister à toute
cette déchirante cérémonie. Pour nous, les santés continuent
à être fort bonnes, et nous n’avons pas encore eu depuis
la rentrée un jour d’absence au séminaire pour les
trois garçons. Ils avalent tous les matins leur huile de foie
de morue, à laquelle j’attribue beaucoup de vertus
préservatrices. Demain, nous attendons le jeune
ménage Jean Jaillard en visites de noces à Clermont,
Paris, etc. Nous les logeons à l’hôtel, bien entendu, et
sommes bien contents de cette visite. On fait toujours de la musique à
la maison le lundi, chants et instruments variés. En ce
moment, on prépare plusieurs fragments des Maîtres chanteurs et l’Oratorio de Noël de Saint-Saëns. Pierrot se
réconcilie avec le violon. Adieu, chers Parents bien
aimés ; nous vous embrassons mille fois. Constance. Clermont, [samedi] 15
décembre [19]06. Ma chère Maman, François
a été très touché de vos
félicitations et vous en remercie bien ; j’espère
que tout marche à souhait à Landrecin, quoique les
nouvelles soient rares maintenant que Françoise ne peut plus
écrire. Son mari attend tous les courriers avec impatience et
est bien souvent déçu en ne recevant rien de sa
chère femme. Ce petit bonhomme a eu l’esprit de venir au monde
le dernier jour de beau temps ; on a pu le baptiser dès
le lendemain et l’emmener en nourrice ; mais combien cela est
triste pour ces pauvres gens : l’un ne connaissant pas son fils,
l’autre séparée de lui immédiatement ! Au
premier signal, François partira pour Yenne chercher sa femme,
mais je crains que ce ne soit pas de sitôt. Pour comble de guignon, ma
fidèle Marie (qui remplace Françoise de loin en loin)
est au lit malade, et je me débrouille sans elle. Mais tout cela est peu de chose
à côté des malheurs qui nous entourent, nous
pressent, nous submergent pour ainsi dire ! Voici encore le fils
d’un officier (16 ans) que l’on enterre demain ! puis ces
questions religieuses qui tiennent la vie comme suspendue
actuellement. La révolution s’approche à grands pas, et
il ne se passera pas un an avant que les prisons ne soient
encombrées de catholiques et que nous n’ayons eu tous à
défendre notre foi et notre vie. À moins que l’Allemagne,
profitant de la guerre civile, ne tombe sur nous à
l’improviste… Comme préparatifs lointains
à la guerre, on aura des cours pratiques à la
Croix-Rouge, et tous les membres de la société sont
invités à y assister et à essayer de
décrocher au bout de l’année son diplôme
d’infirmière. Nous avons eu lundi et mardi la visite
du jeune ménage Jean Jaillard allant à Paris et dans
l’Est pour quelques jours. Cette petite halte à Clermont nous
a été très agréable en nous faisant
connaître davantage notre nièce, qui est si bonne, si
gentille, pleine d’attentions et adorée de mes enfants.
Adieu, ma chère Maman ; je
vous embrasse tous deux tendrement. Merci encore pour
Françoise. Nous vous envoyons nos tendresses. C. J. Clermont, [vendredi] 21
décembre [19]06. Ma chère Maman, je suis encore
tout émue du douloureux spectacle auquel j’ai assisté
ce soir absolument par hasard. Je me suis trouvée rue Pascal
au moment où monseigneur a quitté
l’évêché. Nous étions groupés dans
la cour, il a passé entouré de quelques vieux
prêtres, je me suis avancée pour lui présenter
les respects de Joseph, il s’est arrêté pour nous
bénir chacun… ; il pleurait et nos larmes aussi se sont
mises à couler. Puis il est parti à pied entouré
de ses prêtres et de quelques hommes et suivi d’une
poignée de gens (une centaine environ). Halte à
Notre-Dame-du-Port, où il nous a dit quelques mots et a
béni la foule, puis nouveau calvaire jusqu’à la
chapelle des carmes déchaux près du cimetière
(il va habiter momentanément la maison des missionnaires
diocésains, qui est bâtie tout à
côté et dont cette église dépend).
Pendant cette longue route de
l’évêché aux Carmes déchaux, il me
semblait que nous suivions un cercueil, refaisant cette route
parcourue tant de fois déjà derrière la
dépouille de quelque ami… C’était triste, triste, et je
pleurais silencieusement sans avoir le cœur remonté par
l’exaltation des belles manifestations catholiques. Chère Maman, j’ai l’âme
tellement au noir ces jours-ci que j’ai peine à penser
à autre chose et que la vue de nos chers enfants
appelés à traverser de si mauvais jours me cause une
indicible tristesse. Pour le moment, les chers petits, tout
en se rendant compte des temps difficiles que nous traversons et en
pleurant la messe de minuit où les quatre aînés
devaient aller, ne songent guère qu’à leur patinage. On
a inondé des cours au séminaire et Pierre et Charles
sont fanatiques de cet exercice. Joseph est même convié
par les abbés à se joindre à ses fils les jeudis
et les dimanches où il gèlera comme ces
jours-ci. On musiquera à la maison un peu
nombreux jeudi 27, mais j’ai demandé à tout le monde,
vu la tristesse de ce moment, de venir sans aucune
cérémonie, sans toilette, et avec son ouvrage, pour
donner à ces réunions cette année un cachet
d’extrême simplicité. Adieu, chère Maman bien
aimée ; je vous embrasse tous deux bien tendrement en
vous souhaitant bon Noël. Constance. Clermont, [mercredi] 26
décembre 1906. Ma chère Maman, j’ai eu une
surprise des plus agréables en ouvrant ce matin cette
enveloppe à la contenance féerique ! C’est une
année où l’on réduit tout, et vous, chers
Parents, vous nous garnissez la bourse généreusement.
Joseph se joint à moi pour vous en remercier de tout cœur, car
en bon père de famille, il se réjouit de voir ainsi
s’arrondir le petit pécule destiné aux enfants pour les
mauvais jours qui, hélas, viendront assez vite ! Nous
achèterons à chacun d’eux un objet de votre part :
accessoires de poupées pour les filles, soldats de plomb pour
les garçons (probablement abonnement à un journal), et
la grosse part sera placée comme à l’ordinaire.
Avec les autres étrennes
reçues pour eux, nous avons garni leurs souliers la nuit de
Noël, et hier matin, pendant que les deux aînés
ramassaient sans illusion
dans leurs souliers un beau
théâtre d’ombres chinoises articulées, les trois
plus petits poussaient des cris de joie en découvrant leurs
cadeaux : poupées pour les filles (qui sont mamans dans
l’âme !) et boîte à peinture pour
Henri. À part cette petite
éclaircie, nous avons passé une assez
mélancolique journée de Noël. Point de cloches,
point de messes de minuit, mais en revanche, les églises
combles pour les offices où nous sommes allés
fidèlement depuis une première messe du matin
jusqu’à la grand-messe et aux vêpres à la
cathédrale. Il y avait un épais tapis de neige
après quelques jours de gelée très dure. Mais
aujourd’hui, dégel affreux, pluie et vent terrible toute la
journée. Les garçons sont navrés de voir leur
patinoire convertie en cloaque ! Ils entrent en vacances samedi
prochain. Demain, nous avons une réunion
de musique un peu nombreuse, mais j’ai demandé à tout
le monde, à cause des événements actuels,
à ce que l’on vînt sans toilette et avec son
ouvrage. J’oubliais de vous dire que nous avons
été bien heureux de lire lundi soir dans un journal de
Paris la mutation de Mariano et la nomination de Victor. Nous leur
avons écrit immédiatement nos félicitations.
J’espère que Victor trouvera un moyen d’éviter l’Est.
Son camarade Meignat, qui devait être mieux en cour que lui (bien que placé vingt rangs
après) a pu avoir Grenoble ! J’enrage un peu et aurais
bien voulu pareille chance à Victor. Je suis bien ennuyée de ce que
vous me dites au sujet de l’amaigrissement de Mariano. Il devrait
consulter sérieusement et venir se soigner à Royat cet
été ; nous le dorloterions de notre mieux.
Adieu, chers Parents bien aimés,
encore merci du fond du cœur pour vos trop belles étrennes. Nous vous embrassons mille
fois. Constance. Clermont, [vendredi] 4
janvier [19]07. Ma chère Maman, combien je vous
remercie de vos bonnes lettres, auxquelles la paresse qui suit le
jour de l’an m’a empêchée de répondre plus
tôt ! Puis nous avons eu le 2 janvier une petite alerte
pour Lison. Après une nuit agitée, elle a eu un
très fort accès de fièvre ; nous avons fait
venir le docteur, qui a ordonné quinine et potion à
l’analgésine. Bref, après deux jours de lit et une
transpiration extraordinaire, l’enfant a été tout
à fait guérie et aujourd’hui, elle joue comme à
l’ordinaire. C’est moi qui ai de bonnes névralgies dans la
tête, ce qui me contrarie bien pour les vacances des enfants.
Les premiers jours, ils ont beaucoup patiné avec leur
père — même Henri, qui se tient très bien. Sans
le dégel, Lison aurait aussi commencé. Je comptais formellement que
Françoise pourrait rentrer le 15 janvier, dernière
limite, et j’avais encore obtenu une prolongation de son billet
jusqu’à cette date. Mais aujourd’hui, François est dans
le désespoir, car il reçoit une lettre où sa
femme dit qu’elle a rechuté pour la seconde fois, qu’elle ne
peut prendre que du lait, et encore à peine, et qu’il ne peut être question de revenir
avant la fin de janvier. Elle a vu le docteur plusieurs fois. Je
viens donc, chère Maman, vous demander de me rendre un
service : puisque nous ne pouvons pas savoir la
vérité sur son état, voudriez-vous interroger le
docteur Eyraud afin de savoir positivement si Françoise a
quelque chose d’extraordinaire, car je ne vois plus la fin de mes
misères. Si elle était réellement malade, François irait la voir cette semaine.
Est-ce qu’on nous dit la vérité ? est-ce qu’on me
tire des couettes (pardon de l’expression) ? Attendant de huit
jours en huit jours, je n’ai eu qu’une organisation de maison
transitoire, mais cet état ne peut plus durer si je ne dois
pas espérer avoir Françoise avant un mois ou deux… Ma
chère Maman, je compte donc sur vous pour éclairer
cette situation assez embrouillée ; que l’on nous dise
toute la vérité. Je n’ai que le temps de vous
écrire ces quelques lignes, ne voulant pas manquer le courrier
de ce soir. Mille et mille tendresses et merci de
vos lettres. Constance. Nous attendons le jeune ménage
Laure pour les examens de Max : École de guerre… Pourquoi
Victor n’a-t-il pas demandé une place qui était libre
ici au 92e comme on le lui conseillait ? Joseph et Constance
Jaillard – Goybet (" la famille Jaillard " [2/2],
supplément au n° 51, 8c, et " la famille
Goybet ", supplément au n° 39, 15) sont les parents
d’Henri Jaillard, de Lison [Louise] de Raucourt et de Magdeleine
Lepercq (dite ici " Petit Cœur "), et le gendre et la fille de
Marie Goybet (" la famille Bravais ", supplément au
n° 63, 7). Ces lettres, conservées par Henri et Anne
Joubert, citent nombre de leurs parents, dont l’arbre
simplifié figurant en pages centrales situe les plus
proches. La radicalité de
certains jugements émis sur tel d’entre eux ou sur tel
officier présumé franc-maçon, l’intransigeance
des opinions s’expliquent par l’intimité de cette
correspondance et reflètent la violence du conflit social qui
se traduisit : Le catholicisme
exprimé dans cette correspondance apparaît à la
fois social et légaliste, comme l’attestent notamment les
commentaires sur la catastrophe minière de Courrières
et sur ses suites (1 099 victimes d’un coup de grisou ou de
poussier survenu le 10 mars, qui provoqua des grèves contre la
négligence d’alertes antérieures et contre l’abandon
des sauvetages dès le 14 mars alors que quatorze
rescapés remontèrent tout seuls fin mars et mi-avril)
et sur le 1er mai (date à laquelle le congrès
de la Confédération générale du travail
avait décidé dès 1904 que " les
travailleurs cesseront d’eux-mêmes de travailler plus de huit
heures " au lieu de onze, mot d’ordre qui ne fut finalement
suivi que par 200 000 à 300 000 salariés sur
plus de 8 millions). Pierre
Jaillard. in La gazette de l'île Barbe supplément au n° 65,
été 2006