Souvenirs dAfrique

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Le serpent me regarde. Face à moi, au milieu du chemin, ce nest pas un boa, au contraire : il est très mince, court, mais aussi il est blanc Et cest sa race. Moi aussi, je suis blanche, cest aussi ma race, et jimagine sa frayeur. Cest la première fois que je vois un serpent daussi près ; lui, cest la première fois quil voit une femme blanche ; cest normal nous sommes en Côte-dIvoire, plus précisément à Orbaff, à 60 kilomètres dAbidjan.

[Quinze mois dexotisme à Orbaff]

De décembre 1963 à février 1965, je passe quinze mois dans ce village à la demande de monseigneur Yago, évêque de Côte-dIvoire.

Les habitants terminent la construction dune école privée catholique de filles qui sera léquivalent de lécole publique mixte. Les religieuses sont attendues pour le mois de janvier 1964, lorsque leur habitation sera prête à les accueillir.

En attendant, lécole pourrait commencer pour la classe de cours préparatoire, mais pour cela, il faut trois éléments :

1° la salle de classe : elle est prête ;

2° le groupe délèves : il est là ;

3° lenseignante, et ce fut moi avec mon « niveau brevet détudes du premier cycle » en poche.

Je débarque ainsi dans ce village de brousse et je vais vivre ce mois de décembre en plein cur dune société inconnue, inattendue et surprenante.

À mon arrivée, je suis confiée à trois personnes très différentes qui seront chargées de ma protection et de mon confort. Il sagit du père missionnaire, un vieil homme bourru qui noie sa solitude dans le whisky et qui voit le communisme partout et surtout dans la lecture de La Vie catholique. Ensuite, il y a le « chef chrétien » du village [Difficile de lui donner un âge, mais je le situe entre 55 et 65 ans. NDLA.], haute autorité respectée de tous. Il se tient très droit, ne sourit jamais ; il mimpressionne un peu, mais je comprends très vite que tant que je suis sous sa protection, il ne peut rien marriver sauf bien sûr le serpent blanc. Enfin, la troisième personne : Odette, nièce du précédent personnage, jeune fille de 14 à 15 ans. Elle vit avec moi, me prépare mes repas, dort sur une natte à côté de moi, mapprovisionne en eau quelle va chercher au marigot [Lieu dapprovisionnement en eau de toilette, de vaisselle ; également berceau du sorcier. NDLA.] pour ma toilette. Elle est en dernière année décole primaire, elle est adorable, gentille, ne me laisse jamais seule, tout en étant très discrète. Il mest souvent arrivé de penser à elle avec le regret de ne pas savoir ce quelle est devenue.

Il y avait Nicolas, lunique épicier de lunique rue du village et oncle dOdette, très serviable lui aussi, mais, souffrant en permanence du ventre, il était persuadé davoir un margouillat [Gros lézard. NDLA.] dans lestomac.

En compagnie dOdette, en fin de journée, nous écoutons Claude François, Richard Antony et Guy Mardel sur mon petit électrophone à piles.

Dans la journée, jai mon petit groupe délèves, une vingtaine, à qui japprends à lire, à écrire, sur des ardoises dans un premier temps, puis avec porte-plume et encrier sur le cahier par la suite. Lapprentissage du calcul se fait à laide de capsules de bouteille de vin en couleur. Pour me remercier de les instruire (mais je suis là pour ça), elles mapportent des bananes, des avocats fraîchement cueillis jen ai encore leau à la bouche.

[Quelques souvenirs marquants]

Un soir, la petite Odile a quitté la classe, comme dhabitude ; peu après, ses camarades sont venues me prévenir quelle venait de mourir. Je suis allée dans sa case, elle gisait dans les bras de sa maman [Qui ma expliqué que tous ses enfants mouraient au même âge et de la même façon. NDLA.]. Quelques jours plus tard, une manifestation à lencontre du « sorcier du marigot » était organisée par toute la population. Ce serait lui le responsable, il fallait donc lui apporter de la nourriture dans le marigot. Je nai pas pu assister jusquau bout (pas autorisée à voir le sorcier), mais cest en revenant que jai vu le serpent.

Un autre souvenir ou anecdote, qui se passe après linstallation des trois religieuses. Je suis désormais sous le même toit quelles, nous avons une salle à manger commune, et prenons les repas ensemble. Elles ont un dortoir dans une pièce carrée. Ma chambre est séparée de leur dortoir par la salle à manger. Je suis indépendante ; le soir, après le repas, je prépare la classe du lendemain, corrige les devoirs et écoute la radio. Alors, quelle nest pas ma surprise, un jour en revenant de lécole, cest-à-dire à deux pas, de ne plus trouver mon lit ! Il avait été déménagé par les religieuses, qui pensaient quil valait mieux que je dorme près delles, dans la quatrième cellule restée vide. Jen suis restée coite Et comme il était tard, jai passé la nuit au « couvent ». Une seule, car le lendemain, alors quelles étaient parties toutes les trois, jai rapporté mon lit comme jai pu dans ma chambre, en leur expliquant à leur retour que leur décision nétait pas la mienne, et je réintégrai ma chambre dorigine. Cela dit, nous nous sommes toujours bien entendues.

Encore un souvenir marquant : peu après mon arrivée, Odette ma emmenée à une « petite fête » de nuit. Les femmes dansaient autour du feu, seule lumière dans la nuit. Accompagnées par les tam-tams, elles recevaient, en remerciement de leurs danses, des pièces de monnaie que les hommes mettaient dans la bouche, mais je nai pas eu la signification du rituel et du pourquoi de la danse.

[Retour à notre mode de vie à Abidjan]

Le serpent me regarde Je recule de plusieurs pas en attendant quil séloigne, puis je passe.

Peu après, jai arrêté ce travail à Orbaff pour continuer dans la même voie, à Abidjan, ravie de cette expérience, mais bien contente de retrouver un mode de vie plus proche de ma culture.

Sabine [Di Trapani].

Dis-moi, n° 17, hiver 2005-2006, p. 5.

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 in La gazette de l'île Barbe n° 66, automne 2006

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