Voilà trois semaines que, descendu dun
Boeing 707, je posais le pied sur le sol de Port-Boué,
laéroport dAbidjan, sur le coup de 6 h 30 et sous
une averse caractéristique de la saison des pluies. Jai 42
ans, mais depuis mon envol dOrly, je suis devenu un jeune homme
partant pour laventure africaine ! Un rêve vite
dissipé : un collègue mattend, nous nous engouffrons
dans une luxueuse auto et il me dépose à lhôtel
administratif, « au cur dune capitale de
1 600 000 habitants ». Désabusée et
amère déception. Heureusement, au pays des sorciers, on peut tout
espérer : quelques jours plus tard, mon vu est exaucé
et me voici dans cette délirante 403 qui défie les
règles les plus élémentaires de
sécurité. Vers 17 heures, nous arrivons au premier
village, attendus par toute la population. « Monsieur
Joseph », vénéré comme un messie, est
embrassé, cajolé, félicité et abondamment
fêté. Après de longues minutes, il me
présente au chef du village et à ses deux
épouses : à sa droite, la première en titre,
souriante, me salue dun geste de bienvenue, puis je me tourne vers
sa gauche, vers la seconde épouse. Et là, surpris,
déconcerté et infiniment intimidé, le rouge de
la confusion menvahissant, je dois, les yeux dans les yeux, serrer
la main qui mest tendue par une très jolie jeune femme
vêtue dun long pagne descendant de la ceinture aux chevilles
! (Lhabitude naissant de la profusion, ce périple aura au
moins eu lavantage de me vacciner contre ce genre de situation
!) Le lendemain matin, petit déjeuner de
fruits et de café agrémenté de lait
concentré Nestlé en tube (la civilisation nous rattrape
!). Nous entreprenons notre mission par les visites successives de
trois vastes clairières, taillées et
débroussaillées à coups de machettes dans la
forêt, proposées en vue de limplantation de la future
bourgade, puis retour au village. Alors que le soleil nous dit quil est midi, le
chef nous invite à partager son repas. Entre nous trois, seuls
convives, et par politesse, la conversation se déroule en
français. Tandis que lépouse la plus
âgée, allant et venant, nous offre les plats de sa
composition, je me plais à lui faire comprendre que son
« foutou » [purée consistante à base de
banane, de racines de manioc ou dignames. NDLA.] (à la viande de singe) ma
été une révélation de la cuisine
ivoirienne. Très flattée (après traduction),
elle apporte de juteuses mangues, clôturant ainsi son festin.
Totalement repu et espérant un café apaisant pour mon
palais enflammé par labondance du piment, je vois sapprocher
la jeune épouse me présentant un plantureux
deuxième foutou ! Prévenant mon esquisse de refus,
Joseph me glisse subrepticement : « Non, non, cest rituel.
Repousser ce plat serait une offense envers notre
hôte. » Résigné, à
demi-congestionné, mais souriant, je me sers aussi petitement
que le permet la bienséance. Gavé et dans les affres
dune laborieuse digestion, je tente, mentalement, dévaluer
le calvaire de mon estomac si le chef eut été le
seigneur de quatre ou cinq concubines ! Par bonheur, anticipant une honteuse somnolence
arrive le si désiré café, abondant, odorant et
corsé, me procurant quelques minutes de rémission dans
la fraîcheur relative de la case ombragée et
ventilée, avant que nous ne nous dirigions vers
lassemblée. En effet, à linitiative de Joseph, les
planteurs de quatre ou cinq hameaux sont ici réunis pour
débattre du choix de la clairière où sera
implantée leur future bourgade. Sur la place, 200 à 300 personnes nous
attendent, discutant ou bavardant, assis à lombre de
majestueux fromagers. Encadré par les vieux (les
sages), le chef, volubile, présente M. Joseph Aka (que tous
connaissent !), lequel me présente à son tour en
qualité « dingénieur urbaniste,
chargé par le ministre » Bien évidemment, la palabre se
déroule en dialecte, Joseph me traduisant les
péripéties, les chicanes et contestations de la
controverse. Après deux bonnes heures déchanges davis
plus ou moins impartiaux sur les ressources en eau, les avantages,
risques et aléas comparés de chacune, la
quasi-unanimité retient la deuxième clairière
visitée. Laccord se conclut par le partage collectif dun
breuvage de lait de noix de coco fermenté, sans omettre, avant
de boire, den verser quelques gouttes sur le sol
« à la mémoire des
ancêtres ». La nuit est noire, et même plus que noire
! Sans lune, la brillance des étoiles, tels des milliers de
minuscules clous, scintille dans la vaste échappée de
ciel que découpe la forêt. Près de
léquateur, nous avons lavantage de contempler
simultanément la Croix du Sud et, au nord, le Petit Chien. Que
nous sommes infimes sous cette voûte infinie ! Sensation encore
amplifiée par les immenses arbres, géants de la nuit
qui nous emprisonnent, Joseph et moi, sortis à lécart
du village. Lentement, jémerge de lenvoûtement,
inquiété par les bruits. Il ny a jamais un silence
total dans la forêt tropicale : appel dun mâle, plainte
dune proie, chuchotements proches, fouissage dun phacochère,
battements dailes Je redoute un barrissement, et ce nest que le
frôlement furtif dune mangouste dans les herbes qui me fait
sursauter ! Nostalgique, monocorde et intimement
douloureuse, la voix de Joseph évoque, dans lobscurité
de la nuit, son enfance, les jeux, les bagarres, lautorité
bienveillante du père, la connivence des mères, la
sagesse des vieux, les coutumes, les sortilèges, sa
forêt, sa tribu Dans le mystère de la nuit tropicale,
nous ne sommes plus que deux simples et humbles
hommes. Julien
[Jaillard]. Dis-moi, n° 17, hiver 2005-2006, p. 1-2.
in La gazette de l'île Barbe n° 66, automne 2006