Coopération, surprises et confidences africaines

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La 403 fonce dans un épais brouillard de poussière rouge. Le chauffeur nen a cure, chantonnant une mélopée de sa tribu, ignorant les dangers que représente notre voiture. Anxieux, je redoute à chaque instant un accident lorsque, dans ce crachin de particules de latérite, apparaissent, fantomatiques, des silhouettes de villageois que nous frôlons dangereusement. Sans souci non plus, M. Joseph Aka, jeune ingénieur agronome de Côte-dIvoire, affecté au ministère du Développement rural, mexpose les objectifs de notre mission. Adepte des nouvelles méthodes, il a imaginé de regrouper en quatre ou cinq villages de 800 à 1 000 habitants les multiples hameaux de sa tribu égrenés au long de la partie sud de la route nationale reliant Man, au Nord, à Sassandra, sur la côte océane, en vue dune utilisation efficace du terrain et du matériel moderne quil compte leur attribuer.

Voilà trois semaines que, descendu dun Boeing 707, je posais le pied sur le sol de Port-Boué, laéroport dAbidjan, sur le coup de 6 h 30 et sous une averse caractéristique de la saison des pluies. Jai 42 ans, mais depuis mon envol dOrly, je suis devenu un jeune homme partant pour laventure africaine ! Un rêve vite dissipé : un collègue mattend, nous nous engouffrons dans une luxueuse auto et il me dépose à lhôtel administratif, « au cur dune capitale de 1 600 000 habitants ». Désabusée et amère déception.

Heureusement, au pays des sorciers, on peut tout espérer : quelques jours plus tard, mon vu est exaucé et me voici dans cette délirante 403 qui défie les règles les plus élémentaires de sécurité.

[Ingénieur au village]

Vers 17 heures, nous arrivons au premier village, attendus par toute la population. « Monsieur Joseph », vénéré comme un messie, est embrassé, cajolé, félicité et abondamment fêté. Après de longues minutes, il me présente au chef du village et à ses deux épouses : à sa droite, la première en titre, souriante, me salue dun geste de bienvenue, puis je me tourne vers sa gauche, vers la seconde épouse. Et là, surpris, déconcerté et infiniment intimidé, le rouge de la confusion menvahissant, je dois, les yeux dans les yeux, serrer la main qui mest tendue par une très jolie jeune femme vêtue dun long pagne descendant de la ceinture aux chevilles ! (Lhabitude naissant de la profusion, ce périple aura au moins eu lavantage de me vacciner contre ce genre de situation !)

Le lendemain matin, petit déjeuner de fruits et de café agrémenté de lait concentré Nestlé en tube (la civilisation nous rattrape !). Nous entreprenons notre mission par les visites successives de trois vastes clairières, taillées et débroussaillées à coups de machettes dans la forêt, proposées en vue de limplantation de la future bourgade, puis retour au village.

Alors que le soleil nous dit quil est midi, le chef nous invite à partager son repas. Entre nous trois, seuls convives, et par politesse, la conversation se déroule en français. Tandis que lépouse la plus âgée, allant et venant, nous offre les plats de sa composition, je me plais à lui faire comprendre que son « foutou » [purée consistante à base de banane, de racines de manioc ou dignames. NDLA.] (à la viande de singe) ma été une révélation de la cuisine ivoirienne. Très flattée (après traduction), elle apporte de juteuses mangues, clôturant ainsi son festin. Totalement repu et espérant un café apaisant pour mon palais enflammé par labondance du piment, je vois sapprocher la jeune épouse me présentant un plantureux deuxième foutou ! Prévenant mon esquisse de refus, Joseph me glisse subrepticement : « Non, non, cest rituel. Repousser ce plat serait une offense envers notre hôte. » Résigné, à demi-congestionné, mais souriant, je me sers aussi petitement que le permet la bienséance. Gavé et dans les affres dune laborieuse digestion, je tente, mentalement, dévaluer le calvaire de mon estomac si le chef eut été le seigneur de quatre ou cinq concubines !

Par bonheur, anticipant une honteuse somnolence arrive le si désiré café, abondant, odorant et corsé, me procurant quelques minutes de rémission dans la fraîcheur relative de la case ombragée et ventilée, avant que nous ne nous dirigions vers lassemblée.

En effet, à linitiative de Joseph, les planteurs de quatre ou cinq hameaux sont ici réunis pour débattre du choix de la clairière où sera implantée leur future bourgade.

Sur la place, 200 à 300 personnes nous attendent, discutant ou bavardant, assis à lombre de majestueux fromagers. Encadré par les vieux (les sages), le chef, volubile, présente M. Joseph Aka (que tous connaissent !), lequel me présente à son tour en qualité « dingénieur urbaniste, chargé par le ministre »

Bien évidemment, la palabre se déroule en dialecte, Joseph me traduisant les péripéties, les chicanes et contestations de la controverse. Après deux bonnes heures déchanges davis plus ou moins impartiaux sur les ressources en eau, les avantages, risques et aléas comparés de chacune, la quasi-unanimité retient la deuxième clairière visitée. Laccord se conclut par le partage collectif dun breuvage de lait de noix de coco fermenté, sans omettre, avant de boire, den verser quelques gouttes sur le sol « à la mémoire des ancêtres ».

[Soirée dans la forêt tropicale]

La nuit est noire, et même plus que noire ! Sans lune, la brillance des étoiles, tels des milliers de minuscules clous, scintille dans la vaste échappée de ciel que découpe la forêt. Près de léquateur, nous avons lavantage de contempler simultanément la Croix du Sud et, au nord, le Petit Chien. Que nous sommes infimes sous cette voûte infinie ! Sensation encore amplifiée par les immenses arbres, géants de la nuit qui nous emprisonnent, Joseph et moi, sortis à lécart du village. Lentement, jémerge de lenvoûtement, inquiété par les bruits. Il ny a jamais un silence total dans la forêt tropicale : appel dun mâle, plainte dune proie, chuchotements proches, fouissage dun phacochère, battements dailes Je redoute un barrissement, et ce nest que le frôlement furtif dune mangouste dans les herbes qui me fait sursauter !

Nostalgique, monocorde et intimement douloureuse, la voix de Joseph évoque, dans lobscurité de la nuit, son enfance, les jeux, les bagarres, lautorité bienveillante du père, la connivence des mères, la sagesse des vieux, les coutumes, les sortilèges, sa forêt, sa tribu Dans le mystère de la nuit tropicale, nous ne sommes plus que deux simples et humbles hommes.

Julien [Jaillard].

Dis-moi, n° 17, hiver 2005-2006, p. 1-2.

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 in La gazette de l'île Barbe n° 66, automne 2006

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