Immédiatement après lattaque de
la 15 F, la 14 F, suivant un horaire précis, se
présente. Comme pour lautre formation, celle-là est
aussi un peu lâche et dispersée. Le lieutenant de
vaisseau Lancrenon ordonne un échelon refusé à
gauche, selon un axe est-ouest à 8 000 pieds. Il part le
premier, passe sur la tranche et pique tandis que la défense
contre avions continue de tirer. À quelques secondes
dintervalle, les Corsair attaquent, mais ils sont assez loin les uns
derrière les autres, et les pilotes ne voient pas toujours
celui qui précède. Il était prévu au
briefing que, contrairement à ce qui se pratique
à lentraînement, le piqué serait continué
après le largage à 4 000 pieds pour dégager
plus près du sol à grande vitesse. Cest
vraisemblablement ce que le lieutenant de vaisseau Lancrenon a fait,
mais il semble que ses équipiers, eux, aient entamé une
ressource. Le temps de sapercevoir de leur erreur, ils avaient perdu
de vue leur leader. Bon dernier de la formation, le sergent major
Langevin pique à son tour, et, dans sa ressource, rejoint
lavion du sergent major Trochon, dont une bombe ne sest pas
décrochée. Un point de ralliement est prévu dans
louest dAlmaza, mais le regroupement se fait mal. Doniol a
cependant remarqué, depuis lattaque, où il
était en cinquième position, le silence radio de
Lancrenon. Il appelle plusieurs fois à la radio le
14 F-10, qui ne répond plus, et annonce quil souhaite
faire demi-tour pour le rechercher. Mais le lieutenant de vaisseau
Degermann, qui a le souci, si un avion a disparu, de ne pas en
risquer un second, lui demande de rentrer. Lancrenon na
peut-être quune panne radio et, dans la confusion du
regroupement, na peut-être pas été encore
repéré. Dautant plus que plusieurs Corsair sont
à la traîne : le sergent major Pons, de la 15 F, a
de sérieux ennuis de moteur et lon redoute quil nait
à se poser en catastrophe. Trochon, sur son 14 F-15, a
toujours sa bombe, et sa vitesse est plus faible. Langevin reste pour
le couvrir. Au point de ralliement, personne. Tout le monde a
déjà pris le cap du retour. Les deux pilotes, seuls en
territoire hostile, expriment leur façon de penser à la
radio Pas de réponse ! En affichant la puissance maximale,
Trochon, suivi de son équipier, rejoint le reste de la
formation emmenée par lenseigne de vaisseau Doniol, au trait
de côte. Un, deux, trois, quatre, cinq, six Il manque bien le
14 F-10. Linquiétude commence à
monter. Sur les porte-avions, les Corsair appontent les
uns après les autres. Le vol a duré plus de deux
heures. Pons a réussi à ramener son avion sur le
La Fayette. Trochon, lui, se démène toujours
avec sa bombe, qui, malgré des manuvres brutales, ne se
décroche pas. À bord, le chef du service
« opérations », le capitaine de
frégate Saleun, nest pas partisan de prendre de risques et
penche pour un amerrissage. Cremer est dun avis contraire. Le
capitaine de vaisseau Philippon tranche et accepte de prendre
à bord le pilote et son avion avec sa bombe. La tension monte
sur lArromanches.
Le pont denvol est
évacué, les baignoires également. Seul reste le
personnel minimal : lofficier dappontage, léquipe de pont.
Le Corsair fait une approche impeccable. Sur la passerelle
daviation, on a les yeux rivés sur la bombe. Le Corsair se
présente maintenant en finale, croche sans problème le
premier des neuf brins, et simmobilise. La bombe na pas
bougé. Les armuriers se précipitent et neutralisent
lengin. Soulagement à bord, mais de courte durée
Lancrenon nest toujours pas rentré ! Lheure
dépuisement du carburant est maintenant passée. Il
faut se rendre à lévidence ; le commandant en second
de la 14 F a disparu. À bord, cest la consternation. Que
sest-il passé ? Son Corsair a-t-il été
frappé de plein fouet par la défense contre avions ?
Personne na vu dexplosion en lair. A-t-il été
touché, et son avion désemparé a-t-il
percuté le sol ? A-t-il poursuivi trop longtemps sa
visée et, emporté par sa vitesse, na-t-il pu redresser
à temps son appareil ? Dans les deux cas, lexplosion aurait
provoqué un panache de fumée noire. Personne na rien
vu de semblable. Mais dans lardeur de laction et les incendies
dinstallations déjà en cours, il est difficile
daffirmer quoi que ce soit. Un détail est cependant troublant
; le soir même, la radio égyptienne annonce
triomphalement, et la nouvelle est reprise le lendemain par les
journaux, que le lieutenant de vaisseau Lancrenon, de la marine
française, a été abattu avec son Corsair On
donne même des détails personnels. Une photo de son
alliance est publiée. Comment cet objet aurait-il
été retrouvé, et comment lidentification
aurait-elle été aussi rapide, si lavion avait
explosé au sol ? Il faut alors envisager une autre
hypothèse. Le lieutenant de vaisseau Lancrenon aurait
réussi à poser son avion touché et aurait
été pris vivant Les circonstances de sa mort
apparaîtraient alors beaucoup plus dramatiques. Selon des
diplomates occidentaux en poste au Caire, il aurait été
transporté en camion vers la capitale, montré à
la foule survoltée par la propagande officielle, qui laurait
lapidé Selon un attaché naval italien [Et cela a été confirmé
quatre ans plus tard, en 1960, à lamiral Nomy, chef
détat-major, par son homologue italien, mais sur lunique foi
du rapport de cet officier. NDLA.], il aurait été enfermé dans
une prison civile (les Égyptiens navaient effectivement pas
prévu de camp de prisonniers), où il serait mort des
suites de ses blessures. En labsence de données précises,
seules les autorités égyptiennes étaient en
mesure de donner la version réelle des
événements, preuves à lappui. Mais elles ont
toujours laissé planer le mystère, ont refusé de
rendre publiques les circonstances de laccident, et nont jamais
diffusé aucune photo du pilote ou de son avion. Pour quelles
raisons ? Cela a permis dalimenter les rumeurs les plus folles, et
dans le doute, pendant des semaines, des mois, les proches du disparu
se sont accrochés à lespoir de linternement, avant de
se résoudre à accepter la douloureuse
réalité. Sur le moment, il ne semble pas y avoir eu
dopérations de recherche. Des photos aériennes de
laérodrome dAlmaza sont prises trois heures après
lattaque par des avions de lEagle. Étudiées en détail sur
lArromanches, elles ne permettent pas de distinguer un
quelconque point dimpact, encore moins un appareil accidenté
(ce qui peut laisser supposer que latterrissage forcé na pas
eu lieu sur le terrain même). Par la suite, plusieurs
enquêtes sont effectuées par la Marine. Elles se sont
poursuivies jusquen 1960, ont même été reprises
en 1966, mais sans succès, du moins
officiellement. Et aujourdhui encore, trente-quatre ans
après, on ne peut toujours pas affirmer avec certitude comment
cet officier a disparu lors de lopération de Suez
[Pour plus de détails, se
reporter au seul ouvrage (sauf erreur) traitant de cette disparition
: La Royale et le roi,
de lamiral Philippon (pages 171
à 182). NDLA.]. Claude P.
Morin. « 1956 :
laéronautique navale à Suez »,
3e et dernière partie,
in Le Fana de laviation, n° 253, décembre 1990, p.
32-34.
in La gazette de l'île Barbe n° 66, automne 2006