Hommage à la mémoire
de Rabindranath Tagore
Alexis Léger, dit Saint-John
Perse (Pointe-à-Pitre, 31 mai 1887 – Giens, 20 septembre 1975), était cousin au
6e degré d’Ernest Pariset, père d’Ernest Pariset, Élisabeth
Jaillard, Aimée Deloule et Paul Pariset. Il a écrit la contribution officielle
française à la commémoration internationale du centenaire de la naissance de
Rabindranath Tagore (1861 – 1941), prix Nobel de littérature en 1913, d’où sont
tirés ces souvenirs d’une rencontre en 1912.
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C’est à Londres qu’avant la
Première Guerre mondiale, un jeune interlocuteur français, son cadet de près de
trente ans, l’entendit s’exprimer sur l’avenir du monde occidental.
Dans une demeure paisible de
South Kensington, nous devisions amicalement d’histoire contemporaine. Une ère
de puissance et de prospérité se glorifiait aux feux d’un incomparable été. Les
hauts fourneaux fumaient sur toute l’Europe ; les arts aux sciences s’alliaient
dans un même lustre d’apparat ; et sur l’enclume se forgeait le fer de l’homme
occidental… Tagore me dit son inquiétude.
Sa hantise était grande des
menaces du matérialisme, dans une civilisation industrielle dont dépendait le
sort du monde. Il évoquait le double péril encouru : par la collectivité
humaine, dans sa cohésion internationale, et par l’homme lui-même, dans son
intégrité.
Où donc chercher le correctif
? Vers quel recours se tourner, lorsque l’enjeu, pour lui, n’était rien d’autre
que la sauvegarde du spirituel dans le complexe humain ? Le pragmatisme
anglo-saxon ne lui semblait d’aucun secours. Sa méfiance n’était pas moindre
envers l’intellectualisme français, où il méconnaissait une forme extrême de
l’exigence humaine. Mais il savait quelle longue tradition de moralistes et
d’humanistes avait nourri l’âme française, de quel libéralisme naturel était
faite la vocation sociale de la France, et qu’une part de l’homme français
toujours s’émeut dans l’homme universel. Il appréciait aussi le sens humain et
l’ouverture d’esprit des grands représentants de l’Indianisme français.
Il voulut s’assurer d’un
premier accès au milieu littéraire français. Je pus lui ménager l’aide amicale
d’André Gide, dont le rôle, comme traducteur, pouvait être, en sa faveur, celui
d’un Baudelaire pour un Edgar Poe ou d’un Gérard de Nerval pour un Goethe.
C’était limiter sa première audience française au choix d’une élite. Aussi
restrictive que fût cette formule en fait d’avantages matériels ou
publicitaires, Tagore n’en voulut point d’autre. Rien ne laissait prévoir en
lui le lauréat d’un Prix Nobel.
Je ne l’ai point revu après la
guerre. De Chine où j’étais, lors de son passage au Japon, j’ai su, par des
amis, tout ce que fut le rayonnement de cette haute figure morale en route vers
les Amériques. Marchant encore vers l’homme d’Occident, il cheminait cette fois
d’Ouest en Est, à l’inverse des anciens grands pèlerins d’Asie centrale. Poète
soucieux d’âme et d’unité chez l’homme, il s’en allait, du même pas, vers
l’autre part du monde occidental : porteur du même message d’alliance et de la
même adjuration pour l’homme, et la défense, dans l’homme, des éléments réels
de la grandeur humaine.
Derrière lui, sur la terre
immémoriale des Indes, lavée de tant d’orages, et de tant de pieds nus foulée,
où le destin encore se révélait aux prises avec l’histoire, bien des présages
se levaient, qui n’étaient pas sans liens avec le sort de l’homme universel.
Saint-John
Perse.
In Album du Comité national de l’Inde
sous la présidence de M. Nehru, 1961.
in La gazette de l'île Barbe n° 68, printemps 2007
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