Julien Jaillard (1920 - 2006)

Julien Jaillard (" la famille Jaillard ", 2/2, supplément au n° 51, 8b,31) avait lancé en 1997 pour ses descendants un semestriel intitulé Pourquoi pas ? puis Dis-moi, dont la livraison n° 19 de l'hiver 2006-2007 lui rend cet hommage.

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Il était une fois suite et fin

Cest la dernière fois

Depuis combien de temps mest venue lenvie de vous laisser, encore une fois, quelques petits mots que vous lirez après notre ultime séparation ? Peut-être quelques jours, peut-être quelques années, lincertitude étant le grand privilège du Destin, qui est le seul vrai manipulateur de nos vies.

Ne soyez ni tristes ni chagrins ni mélancoliques ! Au contraire, voyez : cest en toute sérénité que je viens bavarder avec chacun de vous (et je suis sûr que chacun de vous aura à cur de me répondre dans le prochain Dis-moi) Pour libérer enfin ce que je nai pas pu exprimer, ou quune ridicule pudeur a retenu sur mes lèvres. Par exemple pour te dire, à toi et à toi : « Je taime. »

De mon plus profond souvenir, la seule fois où mon père ma dit « je taime bien, mon petit », cétait en membrassant à la fin dune longue nuit de veille à lhôpital. Quelques heures plus tard, il séteignait sous les yeux de Gaby.

Malgré ce constat, je ne fais pas mieux ! Je nai pas répondu à ton appel, par décence, par réserve, par retenue, en un mot : par pudeur.

Aujourdhui, grand ou petit, accepte, sans inutiles et tardifs regrets, que je te dédie à mon tour cet aveu : « je tai aimé », car tu sais bien que ce sentiment, qui ne peut être galvaudé, je lavais, même non dit, au tréfonds de moi-même, hélas bien verrouillé Les sentiments les plus exubérants ne sont pas toujours les plus sincères, et même sans les évoquer, de lun à lautre, « on sait que »

Je vous remercie tous de mavoir donné de beaux descendants, tous en bonne santé, grâce à vos époux et épouses, tous bien sous tous rapports, mon vu étant quils grandissent et sépanouissent, comme vous, tout au long de leur vie.

Non, ne soyez donc pas attristés par mon absence. Voyez, je suis assez serein pour avouer quen déposant ces quelques mots sur le papier, je cède aux grands péchés de lhumanité : lorgueil et la vanité.

[Mon doute]

Orgueilleux et vaniteux, lhomme refuse, même après sa mort, son total anéantissement. Cest pourquoi, monstre dorgueil, simaginant indestructible, il sest « inventé » une âme immortelle qui lui survivra éternellement.

Jaurais voulu vous dire « au revoir » ou « adieu », mais, perplexe en ce domaine et très modeste, je me contente de vous laisser ce message qui prolongera, pour après, mon souvenir.

Ne soyez ni choqués ni scandalisés par mon propos. Cest ce que je crois, moi, après toute une vie de confrontations, de collisions entre croyances et réalités, entre foi et science, qui mont souvent jeté dans le trouble détestable et angoissant du doute, du scepticisme, de la perplexité.

Jai regardé le ciel. Jy ai vu des étoiles, des centaines détoiles, les savants nous affirmant quil en existe plusieurs milliards de milliards, toutes plus volumineuses et plus lourdes les unes que les autres. Et à part quelques fanatiques, personne ne le nie. Mais doù viennent-elles ? De quoi sont-elles nées ? Pour que toute cette colossale quantité de matière nous entoure aujourdhui, il faut bien que, de toute éternité, cette matière ait été là : « Rien ne se perd, rien ne se crée ! » Qui, de luf ou de la poule, a été le premier ? La simple question mille fois posée reste mille fois sans réponse

Alors, lhomme (les hommes), devant cet infini mystère, a imaginé que, seul, un dieu, être suprême, avait eu la capacité, la puissance, la compétence de créer un fabuleux univers sans limite. Si toi aussi, tu crois cela, alors tu as la foi ! La foi, on la de naissance ou on ne la pas, ou on la trouve ou on la perd, ou on la un peu, beaucoup ou fanatiquement. Elle sétire de la foi du charbonnier à la foi du martyr ou de lintolérant, sectaire et exécuteur aveugle de la volonté de Dieu. De ce Dieu si bon et miséricordieux quil a, volontairement et généreusement, fait torturer et supplicier son fils, un brave et gentil garçon qui nétait en rien responsable de « mes péchés ».

Alors, si aucun dieu na fabriqué lunivers, comment celui-ci est-il là à nous entourer ? Par quel inexplicable et mystérieux enchaînement de matières, lhomme, né de rien, est-il devenu ce bel animal pensant, bientôt fossoyeur de sa planète ? De très illustres professeurs, ingénieurs, savants, philosophes et autres intellectuels croient en Dieu, tandis que, dans le même temps, avec la même énergie et des arguments aussi valables, leurs confrères, tout autant illustres et savants, le nient et le récusent ! Cest pourquoi, moi, petite tête lucide et sage, je reste dans mon doute. Un doute peut-être plus inconfortable que la confortable sérénité de la foi.

[Mystère de la foi]

Mais toi, mon petit, si tu as la foi, garde-la très précieusement, cultive-la ; elle te donnera généreusement, toujours, apaisement, consolation, espérance : grandes valeurs qui allègeront le poids et les vicissitudes de ton existence. Par exemple, enseigne à tes enfants et aux enfants de tes enfants les bonnes règles du respect, du devoir, du droit, de la générosité et du service aux autres. Ainsi, croyants ou non, ils auront rempli ce contrat indéfinissable, tout à la fois baroque, mythique, cruel, qui lie chacun de nous à la communauté humaine présente et future.

Chaque jour, la science repousse les limites du mystère, mais le mystère est éternellement là.

Cest mon souvenir qui reste avec vous tous, avec toi, et toi.
Je suis moi. Tu es toi.
Même si je ne suis plus là, même si tu ne peux plus me toucher.
Ce que nous étions lun pour lautre, nous le sommes toujours.
Souris. Pense à moi.
Que mon nom soit prononcé comme il la toujours été, sans trace dombre ni de larmes.
La vie reste ce quelle a toujours été.
Le fil nest pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de ta pensée, simplement parce que je suis hors de ta vue ?
Mon souvenir nest pas loin, juste de lautre côté du chemin.
Tu vois, tout est bien !

[Attribué à. NDLR.] Charles Péguy.

Extrait du poème La mort nest rien
[traduit du chanoine Harry Scott-Holland, in
Sermon sur la mort, 1910. NDLR.].

Et me crois-tu ? Tout cela écrit devant une coupe de champagne !

Julien [Jaillard].

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À toi, mAmour, que jappelais aussi Trésor, merci pour tes joies, tes rires, ta bonté, ton savoir, ta force et ton courage. Merci pour toutes ces années de bonheur.

Que ce fut agréable, tous les séjours aux quatre coins de la France, et magnifiques, les merveilleux voyages à létranger ! Que de découvertes et de souvenirs avec toi !

Oh oui, merci, merci pour tout lamour que mon cur a reçu. Tu es là, près de moi, et je taime.

Ta Lyse.

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Mon père

Difficile de parler de son père. Jessaie de trouver le souvenir le plus ancien où je revois ton visage. Ce sont des souvenirs diffus ; sont-ils vécus ou entendus ?

Ton visage penché sur moi à chaque maladie. Enserrée dans tes bras alors que lemplâtre de farine de son et de moutarde me brûlait le dos et la poitrine.

Les petits sujets en pâte damande que tu nous faisais choisir, Sabine et moi : « Main droite ou main gauche ? »

Plus tard, nos retours en bus après ta journée de travail, où je tavais rejoint après mon après-midi aux jeannettes.

Tu mas fait des confidences, me jugeant assez grande pour comprendre (et jai compris !). Difficile, pour une gamine de 17 ans, de juger son père ; je ne lai pas fait. Nous avions confiance lun envers lautre. Nous étions très complices, un clin dil, un regard, une oreille attentive, un geste remplaçaient les paroles, nétant bavards ni lun ni lautre.

Je te dis simplement : merci pour léducation que tu mas donnée.

Tu es parti, tu me manques.

Chantal [Ribeyron].

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À papa

Comment regarder le ciel sans te chercher parmi les étoiles ? Comment oublier cet oiseau qui, le soir du 22 août, est venu chanter sur la terrasse à la nuit tombée ? Ce chant que nous avons voulu entendre comme un message de toi, car tu nous avais dit : « Surtout, ne soyez pas tristes ! » As-tu croisé cet oiseau en passant sur lautre rive ? Parce que tu nous as recommandé de transmettre la foi à nos enfants et nos petits-enfants, tu me donnes lespérance de nous retrouver un jour. Alors, pourquoi te chercher dans les étoiles, puisque tu es encore si près de nos pensées ?

Sabine [Di Trapani].

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« Mon père, ce héros au regard si doux » Mais non, on ne va pas se prendre pour Victor Hugo. Je ne vais pas faire un joli poème ou une longue prose ; je nai pas la prétention dégaler papa, qui excellait dans ce domaine. Mais quelques souvenirs me reviennent, comme ça :

-   le plus fracassant : dans la fin des années 50, avec Hervé, on faisait les fous dans le lit. Il ny a pas eu trois sommations. La seconde nous a calmés : papa est entré dans la chambre sans rien dire, il a soulevé la couverture, une claque sur chaque fesse, a remis la couverture, est reparti toujours sans rien dire ;

-   le plus intime : printemps 1968. On sest retrouvé tous les deux seuls pendant trois mois en Tunisie. Les soirées se passaient à jouer à la « crapette » (on navait pas la télévision). On avait pour compagnie une petite souris blanche, et pendant les parties de cartes, elle allait de lun à lautre, nous grimpait dessus et ne nous quittait plus (dailleurs, je lai passée en fraude à laéroport de Lyon en arrivant). Il y avait aussi les samedis cinéma, et puis nous sommes allés une semaine dans le Sud tunisien. Au programme, baignades, visites doasis et balades à dos de dromadaires. Je voulais ramener un fennec mais on nen a pas trouvé !

-   le plus instructif : « Dis, papa, comment ça marche, un moteur ? », et de mexpliquer le mouvement des pistons, des bielles, de larbre à cames, etc.

Et comme tout le monde le sait, il y avait la généalogie, chaque fois que lon se voyait, il mexpliquait avec force documents, papiers scotchés les uns aux autres, les différentes lignées et liens qui nous unissaient. Javais décidé, quand je serais à la retraite, de venir le voir, de prendre le temps de lécouter, mais il en a été décidé autrement. Aujourdhui où je suis disponible, lui ne lest plus. Je ne sais pas si je continuerai, car sans lui, ce nest plus pareil, il manque la passion qui le caractérisait.

Fabienne [Bellenoue].

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Ceux qui lont connu et côtoyé, tant dans sa vie sociale que professionnelle, ont su apprécier sa droiture et son intégrité. Il a su attirer la sympathie de son entourage.

Scout à ladolescence, jeune ouvrier chrétien plus tard, il a acquis les valeurs morales telles que le respect des autres, lhonnêteté et lesprit de justice ; valeurs quil a su nous transmettre et que nous avons transmises à notre tour à nos enfants. Quelques jours avant de nous quitter, il nous a réunis et dit : « Vos enfants ont acquis ces valeurs ; je serais tellement heureux quils puissent à leur tour les transmettre à leurs enfants ! »

Il était fier de nous et de notre réussite, et nous encourageait à aller toujours plus loin. Son vu le plus cher était de nous voir réunis autour dune bonne table en évitant daborder des sujets tabous tels que syndicat ou politique, et nous conseillait avec son humour habituel, à nous, les filles, de vite faire diversion.

Il est difficile de vivre comme il est difficile daimer. Mais son amour pour nous était si grand que nous le ressentirons toujours autour de nous.

Ses enfants.

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Dis-moi, papy !

« Dis-moi, papy, pourquoi es-tu parti ?

Je ne suis pas vraiment parti. Je suis parmi vous et je veille sur vous.

Dis-moi, papy, comment faire pour ne plus être triste ?

Il ne faut pas être triste ! Gardez dans vos curs les joies et les bons moments passés ensemble. Profitez de la vie, vivez dans lamour, et surtout, restez toujours une famille unie !

Merci, papy, merci pour tes conseils, ta sagesse et ton humilité. Merci davoir été un papy généreux et juste, soucieux de la réussite de chacun de tes petits-enfants. Merci davoir été tout simplement notre papy. »

Ses petits-enfants.

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Cétait mon grand-père

Ce texte, je naurais pu le lire le 21 août, mais javais envie de partager avec vous les instants de bonheur que ma donnés papy ce jour-là. Sa manière à lui de tirer sa révérence ma émue, et ses paroles ont été un véritable cadeau. Et je remercie Lisette, maman, Sabine, Hervé, Fabienne et Pascale de lavoir entouré de leur amour et accompagné pour son dernier voyage.

Le mot famille est encore plus fort aujourdhui, car il manque son mentor.

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Si je me décide à écrire ces quelques lignes,
Cest pour te dire merci.
Merci pour ces quelques heures du 14 août
Où je tai écouté parler, et parler !
Toi qui nétais pas bavard de nature.
Le patriarche, comme on aimait te nommer,
Ma donné quelque chose de précieux ce jour-là.
Jai compris ce quétait le don de soi, lamour du prochain,
limportance du respect des valeurs morales,
Lhumilité face aux épreuves de la vie.
Et je tai écouté, buvant tes paroles,
Profitant de ces instants privilégiés.
Ton enfance à Istres, tes souvenirs de pêche avec ton père.
Ton ressenti face aux épreuves des années 40.
Tes soucis de lavenir, les problèmes politiques, et les guerres toujours dactualité.
Et puis tes sourires en regardant tes enfants,
Tes pointes dhumour
« À Grenoble, il y a la fontaine des Quatre sans cul,
Et moi, je vois quatre fontaines devant moi. »
Papy, elle est à Chambéry, cette fontaine !
Mais pour cette erreur de géographie, je ne dis rien.
Jaurais trop peur de concourir contre toi dans un jeu de culture générale.
Et ton regard philosophique sur la mort :
« La mort rôde, et pour une fois, elle emporte une personne âgée plutôt quun enfant. »
Jai hâte de lire tes « mémoires », où tu relates les moments importants de ta vie,
Tes joies, tes émotions, tes colères, comme tu le disais ce soir-là.
Lucide sur ton devenir, tu restais humble et heureux de ton parcours,
demandant à tes enfants de rester dans ta ligne de conduite.
Oui, jai hâte de lire ses lignes, les retranscrire,
Les lire avec mes enfants
Et leur expliquer que leur arrière grand-père était
Un grand homme.
Je taime, papy, et merci.

Isa[belle Veneau].

P.S. : Et dorénavant, quand je mangerai une andouillette,

Je penserai très fort à toi.

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In La gazette de l'île Barbe n° 69

Eté 2007

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