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Albin Mayet

Livre de raison

1.
Mayet et Menard de Chauglonne

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Note de léditeur

Ce livre a été transcrit sur ordinateur en 2001.

Il a été recopié en respectant la fantaisie de notre ancêtre, ou des habitudes différentes à son époque, face aux majuscules, accents, ou accords (notamment les pluriels et la troisième personne du singulier des verbes finissant par u) [Nous avons cependant corrigé les coquilles et modernisé lorthographe, sauf dans les citations de textes déjà publiés. Nous avons aussi développé les abréviations, sauf dans les tableaux, où nous avons au contraire généralisé les croix («  ») pour « mort » ou « décédé », systématiquement abrégé les dates, et parfois modifié lordre des mentions pour lever des ambiguïtés. NDLR.].

Ce qui apparaît en plus petits caractères [lire « entre crochets, suivi de la mention NDLA ». NDLR.] correspond à ce qui a été rajouté par Albin Mayet entre les lignes ou dans la marge.

Les noms mis en gras ne le sont que pour une meilleure compréhension, les noms soulignés le sont dans le livre [lire « les noms composés en italiques sont soulignés dans le livre ». NDLR.].

Les éléments ajoutés après sa mort, par ses descendants, nont pas été recopiés [Ce parti conforme aux normes de lédition explique certaines variantes des « notes sur les familles Jaillard et Charmy-Richard » déjà publiées par La Gazette de lîle Barbe (n° 23-29) sur la foi dune dactylographie partielle. NDLR.], sauf :

[Bruno Guérard et Marie-Albine Tillet.]

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Albin Mayet

Livre de raison

de Jean-Marie [Émile. Je pensais supprimer ce nom du xviiie siècle, qui a compliqué inutilement mon état civil ; mais je comprends que je dois le maintenir, puisquil ma été donné comme filleul de ma vénérée grand-mère Eymard, née Catherine Émilie Morizot. NDLA.] Albin Mayet,
né à Lyon, place Saint-Laurent, n° 3, le 9 février 1825
[décédé en son domicile, à Paris, rue dAssas, n° 46, le 13 juin 1905. NDLE.]

Et majores et posteros cogitate.

Mes chers Enfants,

Aux siècles qui ont précédé le nôtre, beaucoup de pères de famille se faisaient un devoir de laisser à leurs enfants un livre de raison. Ils appelaient ainsi des mémoires dans lesquels ils leur rendaient raison, cest-à-dire compte de la fortune quils leur laissaient. Ils y ajoutaient le plus souvent de sages conseils ayant pour but de les faire participer à lexpérience quils avaient acquise dans leur carrière plus ou moins traversée.

Je veux essayer de remplir ce devoir. Mais, si je puis espérer en réaliser la seconde partie, cest-à-dire les conseils, dune façon à peine suffisante, je nai, hélas ! quant à la première, quà mefforcer de vous expliquer comment il a pu se faire que trois générations dhommes laborieux et honnêtes, jose le dire, nont pu laisser aucune fortune. Le premier, votre arrière grand-père Mayet a été pleinement excusé par le cataclysme de la grande Révolution, qui a bouleversé son existence. Le second, mon pauvre père, après avoir eu des années de prospérité pendant lesquelles il a travaillé énergiquement et fructueusement, na pas su modifier ses affaires quand les chemins de fer sont venus supprimer le commerce de transit de Lyon et sest lancé dans des spéculations hasardeuses, où il a trouvé la ruine.

Quant à moi, pendant de longues et dures années, je me suis efforcé de conjurer cette ruine et ensuite den réparer partiellement les conséquences. Je reviendrai plus loin sur ces vicissitudes pour votre plus grande instruction.

Mais je crois devoir auparavant vous transmettre les souvenirs de famille que jai pu recueillir.

La distance dans le monde matériel rapetisse ou estompe les objets. On dirait quils sévanouissent à mesure quon sen éloigne. Dans le monde moral, nest-ce pas le contraire ? Il semble quon voie mieux les choses à mesure quon en est plus loin. Lhomme âgé, qui na plus devant lui quun avenir restreint, essaye de se faire un trésor avec ses souvenirs. Il se demande avec un mélange de tristesse et despérance si la fuite de ces années, qui a lair de léloigner de ce quil a aimé, ne len rapproche pas au contraire, si la mort ne lui rendra pas ce quil a perdu, si ses souvenirs, en se ravivant, ne deviennent pas des présages.

Mon Dieu, quils doivent être malheureux, ceux qui refusent de croire à lorigine céleste de notre âme et à son immortalité ! Ils sont ainsi privés de la certitude de retrouver ceux quils ont aimés.

Je me laisse aller à ces pensées, mes chers Enfants, en me promettant de fixer à votre intention les modestes origines de notre famille.

Jai passé ma jeunesse entouré de vieillards ; jai toujours pris grand plaisir à leurs entretiens. Il mest resté de ces impressions premières un goût pour les choses dautrefois que vous avez pu souvent trouver un peu excessif. Aussi ne pensé-je pas que vous puissiez prendre autant dintérêt aux notes qui vont suivre que jen ai eu à les rassembler.

Cependant, il me semble impossible que vous ne partagiez pas un peu, ne fût-ce que par affection pour moi, ma vénération pour ces grands-parents, pour ces vieux oncles et tantes dont je veux essayer de conserver la mémoire.

Il se produira peut-être aussi telles circonstances où vous pourrez être bien aises de vous rendre compte du degré de parenté que vous avez avec quelque branche collatérale sortie des mêmes souches.

Les tableaux qui vont suivre vous donneront la descendance des familles :

Je reviendrai ensuite sur chacune des personnes mentionnées sur ces tableaux dont la mémoire doit nous être chère, ou sur lesquelles jai recueilli des particularités dignes dintérêt.

Paris, 9 février 1893, jour où jentre dans ma 69e année.

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Famille Mayet

Origine de la famille Mayet

Si lon en croit les étymologistes, le nom de Mayet, porté par plusieurs familles sorties de la Franche-Comté dune part et du Périgord de lautre, aurait voulu dire « lhomme chargé de planter le may », ou « devant la maison duquel était planté le may », « larbre » ou « le mât » autour duquel avait lieu dans les villages la fête du printemps. Je suis loin de garantir cette étymologie de notre nom ; mais je la trouve assez gracieuse pour la rapporter.

Jai toujours entendu dire par mon grand-père, Jean Marie Fidèle Mayet, et par ses frères, mes grands-oncles, que leur famille était originaire de Morbier en Franche-Comté, et dailleurs, la plupart des sept vieillards, hommes et femmes, qui la composaient encore pendant mon enfance avaient le type de la forte race des Francs-Comtois : taille haute, grands traits, figure longue, aux pommettes saillantes, teint éclairé, type qui se retrouvait étonnamment chez mon frère Gabriel.

Le nom dAdèle, donné successivement à plusieurs femmes de cette famille, est une autre preuve de cette origine jurassienne. Il ny a pas en effet de nom plus répandu dans les montagnes du Jura que celui-là. Enfin, nous savons que mon arrière grand-père, Odet Mayet, était retourné en Franche-Comté pour se marier ; sa femme, Claudine Gautier, était de La Rixouse, petit village près de Saint-Claude.

Dautre part, cependant, mon grand-père disait quil allait souvent dans sa jeunesse près de LArbresle voir ses grands-parents. Il racontait, à mon grand effroi, que, faisant le voyage à pied, il avait été suivi un soir par un loup, dans ce pays alors très boisé, et quune autre fois, par un brouillard très épais, il sétait trouvé entre les jambes dun pendu ! En ce temps-là, on pendait à un arbre les voleurs de grandes routes sur les lieux témoins de leurs méfaits.

Cette probabilité du séjour de nos ancêtres les plus rapprochés dans les montagnes du Lyonnais est devenue une certitude par la découverte fort intéressante, pour nous surtout, dun journal, ou livre de raison, écrit par mon trisaïeul Hugues Mayet, né à Nuelles, près LArbresle, en 1682. Cest de ce document, publié dans un ouvrage sur les livres de raison par M. Vachez, de Lyon, que jai extrait la généalogie des Mayet de Nuelles, qui se rattache à toutes mes autres notes de famille. [Jai pu fort heureusement rentrer en possession du texte original si précieux pour nous. NDLA.]

Quand et comment les Mayet de Morbier ont-ils envoyé un de leurs enfants dans le Lyonnais ? Cest ce que nous ne saurons jamais probablement. Mais le fait na rien de surprenant ; car de tout temps, les familles franc-comtoises, très nombreuses et composées souvent de voituriers rouliers faisant dans toute la France les transports de marchandises sur leurs légères charrettes, ont envoyé des essaims un peu partout.

Jai retrouvé à Bourg-Saint-Maurice en Savoie dautres Mayet, qui se disaient aussi originaires de Morbier et dont les fils, revenus à Lyon, lhabitent encore. MM. Mayet frères, actuellement fabricants détoffes de soie rue du Griffon, sont de cette branche.

Je reviens à nos ancêtres de Franche-Comté.

En 1865, ayant été pour mes affaires dans ce pays, dont jai toujours apprécié les bonnes murs, jai voulu tâcher de préciser les indications vagues que mavaient données nos traditions de famille. À cet effet, je me fis remettre par une maison de banque de Lyon une lettre dintroduction auprès de la maison Mayet frères à Morez, qui métait connue comme faisant le commerce des bois et la banque. Autant dans les familles comtoises on est froidement accueilli si on nest pas recommandé, autant on y est de suite à laise si lon y est introduit comme ami, à plus forte raison comme parent. Cette maison Mayet avait été composée de trois frères, vivant dans la plus parfaite union, sans partager les biens paternels. Laîné était mort depuis quelque temps. Le second, beau vieillard dun grand âge, me fit gracieux accueil quand on lui dit mon nom, quoiquil fût à peu près dans lenfance. Sa femme, grande et forte Comtoise, aux traits masculins, continuait les affaires, aidée dun gendre. Il me fallut accepter un repas chez ces excellentes gens. Ils me dirent que, si je voulais avoir les souvenirs de la famille, je ferais bien daller à Morbier voir le troisième frère Mayet, le plus jeune (75 ans environ), qui gérait les biens ruraux, restés en commun. Je ny manquai pas et, quand je vis ce brave homme, je fus bien convaincu que je retrouvais un parent, tant sa bonne figure ressemblait à celle de mon grand-père et de mes grands-oncles. Je lui demandai naturellement sil avait conservé souvenir dune branche de sa famille transplantée à Lyon. Il ne sut me dire quune chose : cest que ses parents lui avaient souvent raconté quils avaient eu à Lyon un cousin ecclésiastique qui avait été député du clergé aux États généraux. Ce souvenir me suffisait. Jétais bien en présence de vrais parents.

Mais quand et comment notre branche sétait-elle trouvée transplantée dans les montagnes du Lyonnais ? Cest ce quil na pas su me dire et ce que nous ne saurons probablement jamais. Je nai pas pu combler cette lacune.

Je pris plaisir au récit un peu légendaire quil me fit des origines de sa famille ; je le rapporte ici.

Un peu après la révocation de lédit de Nantes (1685) vivait à La Combe de Morbier, derrière le Mont-Noir, trois frères Mayet, qui étaient fabricants de tournebroches. Lun deux dit aux autres quil regrettait de ne voir des horloges que chez les riches et quil avait en tête den fabriquer de simples et économiques pour les pauvres, en y employant surtout du bois. Il en fit une en effet ; mais, ses frères lui persuadant quelle ne pourrait pas marcher, il fit le dessin des pièces qui la composaient et résolut daller le soumettre à un cousin horloger, réfugié à Genève, vu quil était huguenot. On sait en effet que la révocation de lédit de Nantes eut pour conséquence de chasser de France un certain nombre douvriers en horlogerie, qui portèrent leur industrie à létranger. Notre homme partit donc avec ses dessins, à pied bien entendu, en promettant à ses frères dêtre de retour au jour et à lheure quil indiquait. Les Comtois sont bons marcheurs et de plus gens très ponctuels. Ses frères, connaissant son exactitude, lattendaient sur le seuil de la maison au jour et au moment indiqués. Daussi loin quil les vit, il leur cria en patois : Brinli lo !, cest-à-dire : « Mettez-la en branle ! » Les deux frères obéissent, font marcher le balancier et, quand le troisième les rejoint, la première horloge de bois réjouissait de son tic-tac ce modeste et honnête intérieur. Le vu de ces braves gens était rempli ; à partir de ce moment, ils se firent fabricants dhorloges de bois et Dieu sait combien de milliers de ces utiles et modestes instruments ont réglé depuis dans dinnombrables familles pauvres lheure du lever, des repas et de la prière.

Les frères Mayet firent ainsi une petite fortune et la maison où ils habitaient, située à La Combe, hameau de Morbier, derrière le Mont-Noir, appartenait encore à la société Mayet frères de Morez quand je recueillais ces souvenirs. Jai su depuis quelle avait été léguée par le dernier survivant à la fabrique de léglise de Morbier.

Dautres membres de cette famille ont continué la profession dhorloger. Je dois à la complaisance de notre cousin Francisque Breghot du Lut, archiviste des hospices de Lyon, la signature dun Mayet, quil a coupée sur la quittance du prix dune horloge fournie à la Charité de Lyon. On dit aussi que la grande horloge de léglise Saint-Nizier avait été faite par un fabriquant de Morbier, probablement lun de nos parents.

Jarrive maintenant à nos ancêtres rapprochés, établis à Nuelles près LArbresle en Lyonnais. À partir de là, je quitte les récits légendaires et je marche avec certitude, guidé par le livre de raison de Hugues Mayet, puis par les traditions précises que jai recueillies de mon grand-père, Jean Marie Fidèle Mayet, et de ses frères, cest-à-dire des fils dOdet Mayet, fils lui-même de Hugues, auteur du livre de raison de Nuelles.

Mais je nai pas cru devoir passer sous silence lorigine franc-comtoise [de notre famille. NDLA.] parce quelle était bien établie par la tradition.

Hugues Mayet était cultivateur et probablement petit propriétaire, car il ne parle jamais dans son livre de raison de fermage à payer.

Né le 12 octobre 1682 à Nuelles, il contracte un premier mariage dès le 16 février 1700, cest-à-dire à peine âgé de 18 ans. De cette union avec Claudine Simond naquirent seize enfants. Resté veuf pendant dix-huit ans, il fut déterminé, paraît-il, à se remarier, à lâge de 64 ans, avec Jeanne de Saint-Jean, par léloignement ou le décès de tous ses enfants.

Trois autres naquirent de cette union tardive.

Il vécut jusquà un âge avancé, car le 27 avril 1763, il note encore le décès du curé de sa paroisse. Mourut-il bientôt après ? Nous lignorons, mais à ce moment, il avait 81 ans.

En publiant son livre de raison, M. Vachez ajoute :

« Il ne faut pas demander assurément à notre vieux paysan beaucoup de développements dans la rédaction de ses notes journalières. Quoique son écriture soit bonne, la rédaction semble lui coûter quelque peine. Et sil a bien soin de nous dire quel jour de la lune est né chacun de ses enfants, ce qui était, paraît-il, un pronostic de bonheur ou de malheur, il se borne à mentionner, sous la forme la plus brève et la plus stoïque le décès de ceux des siens auxquels il a survécu. Toute son expansion, il la réserve pour nous rappeler les funestes résultats de lintempérie des saisons, du cruel hiver de 1709, notamment les fâcheux effets des épizooties qui déciment son bétail, limpression que lui a causée la nouvelle dune émeute qui vient de troubler la ville de Lyon, la curiosité que provoque le passage de quelques princes à LArbresle et aussi les ravages causés par le débordement des rivières qui ruinent les pentes de la contrée. Ces petits faits, les seuls en effet qui puissent venir rompre la monotonie de la vie paisible dun paysan attaché à la culture de ses terres et qui ne quittait guère ses foyers que dans des occasions extraordinaires, fixaient surtout son attention. Sans doute, les simples notes que nous a laissées cet honnête cultivateur ne nous font pas connaître tous les détails de la vie de cette famille patriarcale, qui formait presque une tribu.

« Mais ce quon y trouve suffit pour nous révéler à la fois lhonnêteté profonde de ces familles rurales dautrefois et la résignation toute chrétienne avec laquelle elles acceptaient la vie de labeur à laquelle les attachait leur humble destinée.

« Laisance nest pas grande et les dots sont fort modestes. Les charges imposées par de nombreux enfants sont lourdes aussi à supporter. On y parvient cependant à force déconomie et de travail, et parce quon sait se contenter de peu, sans rien sacrifier à un luxe frivole, et sans témoigner daucun sentiment de basse envie au sort des classes plus heureuses et plus favorisées de la fortune. Les filles épouseront un artisan de la ville, ou quelque honnête cultivateur, comme leur père, et ceux des fils qui abandonneront la culture des champs iront à Lyon embrasser une profession manuelle qui assurera leur avenir et leur permettra de réaliser une fortune que nauront point connue leurs ancêtres.

« Voilà ce qui se dégage du livre de raison de cet honnête paysan. Aussi limpression quon éprouve de sa lecture est-elle un sentiment destime et de profonde sympathie pour cette forte race qui a fait notre sol fécond et en qui résidera toujours au plus haut degré lune des forces vives du pays. » (Extrait de la brochure de M. Vachez.)

Odet Mayet, mon arrière grand-père

Extrait du livre de raison de Hugues Mayet, son père : « Le 2 Novembre 1721 sur une heure avan le jour & le 9 de la lune, est né Odet Mayet, mon fils, & de Claudine Simond ma femme. Son parrain a esté Odet Quétant, fils de Jean Quétant, habitant de Lucenay, & sa marraine a esté Jaqueline Pain, femme de Pierre Piquet, habitant de Nuelle. A esté baptisé par messire Jean Barié, curé du dit lieu, le dit jour à soleil couchan. »

Et plus loin : « Le premier Mars 1750, à huit heure du matin & au dernier cartier de la lune, est née Antoinette, ma fille, & de Jeanne de Saint Jean ma femme. Son parrain a été André Ménestrier, mon gendre, tailleur à Lyon, & maraine Claudine Antoinette Gautier, femme de Odet Mayet mon fils, boulanger en rue de Flandre à Lyon. »

Je rapporte ces deux textes, qui établissent dune façon précise la filiation.

Comme je lai dit plus haut, Odet Mayet était retourné prendre en Franche-Comté sa femme Claudine Antoinette Gautier ; ce qui démontre bien que la souche de notre famille a été là.

Des Gautier, je sais peu de choses, si ce nest quun frère de mon arrière grand-mère est mort fort âgé, quune de ses surs, mariée à un nommé Suell, a laissé des enfants qui se sont éteints dans la misère, malgré les secours de leurs cousins Mayet, et quune autre sur, mariée à un Crozier, a été la tige de la famille de ce nom existant encore à Lyon.

Cette arrière grand-mère Mayet, née Gautier, était une femme dune grande valeur, ayant nourri elle-même et élevé admirablement ses nombreux enfants, qui avaient conservé pour sa mémoire une grande vénération. Elle paraît être morte assez jeune et son mari, qui avait pour elle la plus vive affection, la suivit de près dans la tombe. Jai entendu raconter par mon grand-père que son père, après avoir perdu sa femme, réveillait quelquefois la nuit ses enfants en leur disant : « Je viens de revoir votre mère, levons-nous et prions pour elle », et qualors toute cette famille affligée se mettait en prière.

Ce digne homme aurait eu de la peine à élever sa nombreuse famille aussi bien quil la fait avec le seul produit de sa boulangerie ; il y avait joint un petit commerce de grains et farine. Puis, quittant la rue de Flandre, il était venu habiter une maison appartenant aux hospices de Lyon et quil gérait comme locataire général. Cette maison, construite en pierre de taille et de belle apparence, était située dans le quartier Saint-Paul dans la rue de la Pérollerie, transformée depuis en quai et actuellement rasée complètement par les travaux de la gare Saint-Paul. Sur le fronton de la porte dallée se lisait cette inscription, se rapportant à une ancienne communauté qui avait bâti la maison : Domus omnis virtutis.

Je lai vue moi-même et jai souvent pensé quelle pouvait aussi bien sappliquer à la patriarcale famille qui avait habité là. [Notre grand-oncle le chanoine aimait à la montrer. Cétait là quil avait été élevé. NDLA.]

Odet Mayet et sa femme sétaient appliqués évidemment à inculquer à leurs enfants un grand esprit dunion. Jen ai eu la preuve par laffection que se portaient encore, dans leur vieillesse avancée, mon grand-père, ses frères et ses surs ; car jai connu sept de ces bons vieillards.

Leur père, chrétien fervent, ne sétait pas opposé à la vocation ecclésiastique de son fils aîné Félix, malgré lusage du temps, qui ne laissait guère entrer dans les ordres que les puînés. Seulement, il avait lhabitude dappeler son second fils, Jean-Baptiste : lAîné, ou Mayet tout court, usage qui sest ensuite conservé dans la famille. Quant à lecclésiastique, on lappelait lAbbé et plus tard le Chanoine, et tous ses frères et surs lui disaient vous, en considération du caractère dont il était revêtu.

Tout paraît avoir été bien ordonné dans cette nombreuse et modeste famille. Odet Mayet, travailleur infatigable, avait tenu à donner une profession différente à chacun de ses fils, afin quils pussent sentraider au besoin, sans être en concurrence entre eux, ou en contacts trop souvent accompagnés de froissements. À ce moment venait dêtre inventée la machine à tricoter. Jean-Baptiste fut mis dans cette industrie nouvelle et lucrative. De Jean Marie Fidèle, mon aïeul, son père fit un fabricant détoffes de soie. Barthélemy fut placé chez un épicier droguiste dont il prit plus tard la suite. François Marie, en raison de sa belle plume, fut fait maître décriture. Germain entra chez un commissionnaire en soieries et y fit un chemin brillant. Quant aux filles, elles apprirent chacune un état manuel, qui leur fut fort utile quand vinrent les jours mauvais de la Révolution.

Nest-il pas triste de penser que cette belle famille fut stérilisée, comme tant dautres, par laffreuse tempête de la Révolution ? La plupart de ses membres ne purent pas se marier. Lun deux périt sur léchafaud après le siège de Lyon. Un seul fit souche, mon grand-père, qui a conservé le nom et les bonnes traditions de la famille.

Odet Mayet mourut peu avant la Révolution. Il a dû être enterré, ainsi que sa femme, dans le cimetière de léglise Saint-Laurent, dont lemplacement forme maintenant la place de ce nom, à côté de léglise Saint-Paul. Plus tard, notre famille est revenue habiter cette même place, mais sans y être amenée par les souvenirs que je viens de retracer.

Cette place est appelée maintenant place Gerson, du nom du chancelier Gerson, qui faisait le catéchisme aux enfants dans léglise Saint-Paul.

Jean-Marie Fidèle Mayet, mon grand-père, fils dOdet Mayet et de Claudine Antoinette Gautier, né à Lyon le 24 avril 1762 (voir son extrait de baptême)

Je ne sais rien de son enfance. Mais les quelques lettres de lui qui ont été conservées témoignent dune instruction bien plus quélémentaire. Il racontait quà 16 ans, il avait été mis en apprentissage chez un ouvrier tisseur détoffes de soie qui habitait le quartier Saint-Georges, à côté lancienne commanderie des Templiers, détruite depuis par la création du quai Fulchiron. Ce maître nétait pas tendre. Chaque matin à 5 heures en toute saison, il réveillait le pauvre apprenti, au son de la cloche du couvent des religieuses Sainte-Claire situé en face.

Dhumeur douce, simple et joviale, Jean-Marie (cest ainsi quon lappelait dans la famille) se faisait aimer de tout le monde. Un peu musicien, il faisait danser avec son violon ses frères, ses surs et quelques amis les jours où il revenait à la modeste maison paternelle.

À quel moment sétablit-il lui-même fabricant détoffes de soie, avec un associé nommé Vachon ? Je lignore. Mais cette société paraît avoir prospéré, si bien que son inventaire, arrêté au 5 mai 1793, bien peu de temps avant le siège de Lyon, porte : 30 572 livres de bénéfices antérieurs non répartis, et 23 136 livres profit de lannée, mentionnés avec cette belle formule : «  bénéfices quil a plu à Dieu de nous donner ». Au milieu de la tourmente de la Terreur, la société Vachon & Mayet na sûrement pas pu réaliser sans pertes son actif, composé de débiteurs, de marchandises et despèces, dont partie en assignats.

 Je ne sais rien de lexistence de mon grand-père pendant cette terrible époque.

Mais il paraît quà peine le calme revenu, il se remit au travail ; si bien que dès le 29 novembre 1795, il épousa Anne, Joséphine, Stéphanie, Robertine Menard (ci-devant de Chauglonne) (voir son contrat de mariage, lacte de son mariage civil et celui de son mariage religieux célébré dans une chambre, les églises nétant pas encore rouvertes). Cet acte de mariage religieux porte cette mention bien remarquable à la date où elle fut écrite :

« Lesquels conjoints, pour satisfaire à la religion et à leur conscience, ne regardant les cérémonies quils avaient remplies par-devant leur municipalité que comme un acte purement civil, qui ne nuit en rien à la liberté de suivre leur culte comme il a été expressément déclaré par larticle 8 du titre 6 de la loi du 20 septembre 1792, nous prient de leur impartir la bénédiction nuptiale selon le rite de lÉglise catholique, apostolique et romaine, etc. »

De 1798, date de la naissance de mon père, à 1808 séchelonne larrivée de sept enfants suivant le tableau qui précède.

Je conserve deux lettres de ce bon grand-père, datées de 1804, adressées à son frère Germain Mayet à Hambourg à propos dun mariage quil lui proposait, lettres qui témoignent de sa bonhomie et aussi de la bonne affection qui régnait dans cette famille. La chose neut pas de suite ; Germain aimait mieux son indépendance de garçon, voyageant pour ses affaires.

En 1808, la maison de fabrique de Jean-Marie Fidèle Mayet, après des phases diverses, finit par succomber. Il se rendit à Paris auprès de son frère Jean-Baptiste avec lespoir de se créer là une existence. Mais, ny réussissant pas, il se résigna à accepter un poste de commis comptable à la recette de Castelsarrasin (Tarn-et-Garonne). Je soupçonne quà ce moment, un certain refroidissement, causé par linfortune, sétait produit entre sa femme et la famille Mayet. Comme je le dirai plus loin, elle prit de son côté un parti héroïque qui eut les meilleurs résultats.

De Castelsarrasin, Jean-Marie Fidèle Mayet envoie à sa femme en mars 1809 une procuration générale dont elle se servit pour régulariser ses affaires laissées en désarroi. Le pauvre grand-père avait un peu jeté le manche après la cognée ; mais elle non, comme on le verra plus loin.

Cependant, lhonnêteté de ce digne homme et son talent de bon comptable ne tardent pas à lui valoir la confiance du receveur de Castelsarrasin, qui lui donne, en juillet 1809, sa procuration générale.

Peu après, il écrit une lettre touchante à sa fille Adèle qui allait faire sa première communion. Il lui recommande de prier spécialement pour le succès des efforts faits par sa mère pour lui obtenir le poste qui permettrait à toute la famille de se réunir à Lyon.

En septembre 1810, cet heureux résultat est obtenu, il est nommé économe du lycée de Lyon, et le receveur de Castelsarrasin lui donne décharge de sa gestion dans les termes les plus élogieux.

De 1810 à 1820, il remplit honorablement ses nouvelles fonctions. Mais ses forces commençaient à faiblir, il était mal vu comme ancien fonctionnaire de lEmpire. Il fut obligé dabandonner sa place. Mon père voyageait alors pour le compte de la maison Colléta, épicerie en gros, où il était entré jeune et avait fait son chemin. Ses lettres à sa mère montrent combien ce moment fut triste. Elle voit avec raison lavenir en sombre. Il sefforce de la rassurer. Il réussit en effet à fonder lui-même en 1821 une maison qui ne tarda pas à prospérer sous la raison sociale Mayet & Ronzy. M. Ronzy avait été son collaborateur chez M. Colléta.

Pour donner à mon grand-père la satisfaction dun travail utile, on lui confia la caisse de cette maison, à laquelle il apporta les débris de sa fortune.

Une lettre de lui daoût 1821, adressée de Paris à sa femme, explique les difficultés quil éprouve pour des recouvrements de créances et pour lobtention dune pension de retraite, à laquelle il narriva pas.

En février 1824, le mariage de mon père ramena le bonheur dans la famille. La joie fut grande et les repas de noce copieux. Jen ai la preuve par une note de traiteur que jai retrouvée dans le livre de dépenses de mon grand-père.

Mais dès 1828, ses facultés furent compromises par une première attaque dapoplexie, suivie dautres qui finirent par lentraîner. Les derniers temps de son existence furent pénibles. Nous ne le voyions plus à la table de famille, ma grand-mère prenait ses repas avec lui dans sa chambre. Nous en étions tout attristés, ma sur Adèle et moi ; car ce bon grand-père nous aimait beaucoup. Parfois, il reprenait son violon et nous jouait de vieux airs pour nous faire danser ; cest là un de mes premiers souvenirs denfance.

Il mourut le 11 février 1832 dune dernière attaque. Je tiens à revenir sur le caractère de ce digne homme. Il était avant tout sincèrement chrétien et parfaitement honnête. Mais sa bonhommie allait presque jusquà la naïveté. Son livre de dépenses, que jai conservé, en fait foi. On y voit quil se plaisait à faire des cadeaux. En tenant ce livre minutieusement, il ne se doutait pas quil nous laissait la preuve de son caractère généreux.

Il allait souvent dîner chez ses surs, qui habitaient le quartier de Saint-Just, et qui nétaient pas à laise, mais jamais sans leur porter quelque chose : un melon, un saucisson, un pâté, le tout noté exactement sur son livre avec cette mention : « pour aller dîner à Saint-Just ».

Ce qui montre sa naïveté, cest quon y voit quelquefois : « allé seul à la Crèche » (petit théâtre de marionnettes).

Jy ai trouvé encore lachat de deux petits lits, pour moi et ma sur. Ils étaient si solides et bien conditionnés quils ont servi à tous mes frères et surs, puis à mes enfants. Attaché à ses habitudes, il portait encore vers 1830 les culottes courtes, mode Louis XVI. On le tourmenta beaucoup pour le déterminer à prendre des pantalons, et réellement, on eut tort.

Je retrouve bien ses traits, malgré la différence dâge, dans le portrait fait au moment de son mariage en 1795 et que jai fait restaurer. Conservez-le, mes enfants, en mémoire de cet excellent homme.

Jean-Marie Félix Mayet, fils aîné dOdet Mayet et de Claudine Antoinette Gautier,
né à Lyon le 26 avril 1751, décédé à Lyon le 19 novembre 1835, ecclésiastique

Comme je lai dit, son père ne mit pas obstacle à sa vocation. Il fit ses études littéraires comme clerc de lantique collégiale de Saint-Paul, actuellement église paroissiale, très près du domicile de sa famille. Ces études furent bonnes, il avait de la mémoire et possédait très bien les auteurs latins.

Il se rendit ensuite à Paris, où il fit ses études théologiques dans le séminaire des Trente-Trois, en suivant les cours de luniversité de Paris, comme le montre le certificat que nous avons conservé. Rentré à Lyon, il fut successivement vicaire dans plusieurs paroisses, puis curé de Rochetaillée. Cest là que la confiance de ses collègues vint le chercher, bien malgré lui, pour le nommer député du clergé de Lyon aux États généraux. Une notice écrite par lui, intitulée Journal des assemblées de lordre ecclésiastique, donne des détails curieux, et parfois pas très édifiants, sur les réunions dans léglise des Cordeliers qui précédèrent cette élection.

Il siégea naturellement au côté droit et signa les déclarations et protestations en faveur de la religion et de la royauté. On trouve son nom mentionné une dizaine de fois dans le recueil publié en 1834 par le marquis Clermont-Mont-Saint-Jean. Il adhéra à lexposition des principes contre la constitution civile du clergé par les évêques de France et formula sa réprobation contre les nouvelles lois par un écrit intitulé De la constitution de lÉglise catholique, dont jai eu le bonheur de retrouver fortuitement un exemplaire à létalage dun bouquiniste. Cet écrit est très solide et donne bien la mesure de son caractère sage et modéré.

Il sétait lié damitié avec labbé Maury, son collègue à lassemblée. Lorsque celui-ci, échappé de la prison de Péronne, vint rendre compte à la tribune des vexations injustes dont il avait été victime, il se révéla pour la première fois comme un grand orateur.

Labbé Mayet, empressé à le féliciter, lembrassa en lui disant : « Da nos in amplexu mori », jeu de mot qui se ressentait bien un peu du goût de lépoque, mais quon citait souvent dans notre famille.

À partir de ce moment, il fut le secrétaire, ou plutôt le collaborateur de labbé Maury, laidant à préparer ses discours et souvent lencourageant à monter à la tribune.

On tenta labbé Mayet par les offres les plus brillantes pour le déterminer à cesser son opposition à la constitution civile du clergé ; mais il résista aussi bien aux faveurs quaux menaces. Bientôt sa vie fut en danger, il se résigna à quitter la France en suivant labbé Maury à Rome et de là à la diète de Francfort, au moment de lélection de lempereur François II. Labbé Maury ayant été nommé évêque de Montefiascone, il se retira auprès de lui. Les détails qui vont suivre sont extraits du livre de Mgr Ricard, vicaire général dAix, intitulé : Mémoires inédits du cardinal Maury.

Il est intéressant de revenir un peu en arrière daprès cet ouvrage et de se reporter à létat des esprits au commencement de la Révolution :

« Limagination populaire, dit Mgr Ricard, sexalte quand on apprend que le tiers état à lui tout seul aura une représentation double, afin de le préserver du danger de la coalition des deux autres ordres, parce que, dit lédit du roi, la cause du tiers est liée aux sentiments généreux et aura toujours pour elle lopinion publique. Sa Majesté désire que, des extrémités de son royaume et des habitations les moins connues, chacun soit assuré de faire parvenir jusquà elle ses vux et ses réclamations.

« Le peuple, habitué à regarder la noblesse et le clergé comme ses maîtres, nosait en croire les crieurs publics et les affiches. Pour le confirmer dans ses subites espérances, il apprend que lélection dans lordre du clergé assure la majorité, non point aux évêques et aux gros bénéficiers, mais aux curés, à ces bons et utiles pasteurs, dit encore Louis XVI dans son édit, qui soccupent de près et journellement de lindigence et de lassistance du peuple et dès lors connaissent plus intimement ses maux et ses besoins. »

Cet état des esprits explique bien lélection de notre oncle, simple curé de campagne et sortant dune famille absolument plébéienne. Toutefois, il paraît que, avec son jugement droit et son esprit réfléchi, il ne sétait pas laissé aller aux espérances et aux illusions générales. Les événements ne tardèrent pas du reste à les dissiper même parmi les honnêtes gens, un moment séduits par les idées révolutionnaires. Sans se méprendre sur leurs conséquences, notre oncle se contenta de faire courageusement son devoir et de resserrer de plus en plus ses rapports daffection avec labbé Maury. Cette intimité ressort de plusieurs lettres adressées plus tard de 1823 à 1828 par labbé Mayet au neveu de Maury, qui avait entrepris décrire la vie de son oncle et qui demandait des indications à ceux qui lavaient connu.

Loriginal de ces lettres de notre oncle existe dans les papiers dune famille de Provence alliée à Maury. Jai pu en obtenir une copie par lintermédiaire de M. labbé Méric, ami de Mgr Ricard, grand vicaire dAix. Je relate ici quelques extraits de ces lettres :

« Vous étiez bien jeune, écrivait labbé Mayet, lorsque votre oncle, pendant sa carrière législative, remplissait déjà le monde de ses succès de tribune, de son courage, de son imperturbable sang-froid à se défendre, puis à attaquer, à terrasser ses adversaires et à forcer leur admiration au point de les faire applaudir quelquefois malgré eux. Je ne connaissais alors labbé Maury que par sa réputation littéraire et ses Principes déloquence de la chaire. Je brûlais de trouver une occasion de lui manifester tous mes sentiments dadmiration. Il me la fournit bientôt : un jour, il me fit don dune opinion imprimée telle quil lavait improvisée à la tribune. En la recevant, je lui dis : Mais, M. lAbbé, comment pouvez-vous retenir presque naturellement ce que vous avez prononcé par inspiration à la tribune il y a quinze jours et comment avez-vous la patience et trouvez-vous le temps de lécrire pour le livrer à limpression ? Je nécris rien, mais je cherche des amis qui veuillent bien écrire sous ma dictée et je nen trouve pas toujours. Eh bien, M. lAbbé, vous en avez trouvé un qui vous sera fidèle si vous voulez lemployer, vous me ferez plaisir et je vous en remercierai. Je fus bientôt mis à lépreuve et jai eu pendant plus de quinze jours de suite le plaisir dadmirer cette étonnante facilité dimproviser à souhait. »

Le secrétaire obligeant raconte ensuite comment il couchait souvent chez son collègue afin dêtre debout à la première heure du jour pour se remettre à louvrage. Le fidèle domestique Gervais le réveillait de grand matin et il trouvait toujours Maury levé, se promenant à pas rapides dans son cabinet, prêt à commencer ses incessantes dictées. Cest lui qui laccompagnait à lassemblée le jour du départ de Paris du roi. La lettre dans laquelle notre oncle décrit létat de la ville à ce moment est des plus intéressantes. Elle est aussi la preuve de sa modestie ; car il faisait là un acte de courage des plus audacieux de se montrer avec Maury, connu pour le chef ardent des royalistes, et même de lui frayer passage au milieu de la foule ameutée. Mais notre digne oncle ne paraît pas rapporter le fait pour sen faire honneur.

À Rome, suivant toujours labbé Maury, il démêla vite la note discordante dans le concert de louanges autour de son ami. Sa lettre de 1827 raconte à cet égard des faits caractéristiques, prouvant bien quon voulait dès labord le perdre dans lopinion du pape. Maury sut du reste se défendre et labbé Mayet ajoute :

« Le chapitre serait bien long si je savais et pouvais tout dire ! Comment il a été calomnié pendant sa nonciature ? On écrivait de Francfort quil se jouait des lois de lÉglise, quil faisait gras les jours maigres etc. Mon cur bondit dindignation à ce souvenir. »

Il nest pas sans intérêt de lire dans louvrage de Mgr Ricard la description de cette petite ville épiscopale de Montefiascone, où notre oncle passa plusieurs années paisibles auprès de son ami, quil aidait dans ses efforts pour faire le bien dans son diocèse :

« En allant de Sienne à Rome par Viterbe, quand on a dépassé Bollène, on aperçoit à quelque distance une petite cité bâtie au sommet dune montagne, cest Montefiascone. La ville est peu de chose et na pour elle que la renommée de ses vins. Mais son site dominateur semble commander à de vastes contrées. Du haut de ce sommet, le regard embrasse de magnifiques horizons, dun côté le lac et le pays de Bollène, qui forment les plus beaux tableaux, de lautre la vieille cité de Viterbe, avec son riche territoire, et vers un autre point, les Apennins.

« Lévêché date dUrbain V, qui lérigea le 31 août 1369 et y trouva un asile sûr à son retour dAvignon en Italie. Ses prédécesseurs au xiiie siècle venaient là pour fuir les grandes chaleurs de Rome. Le diocèse était de médiocre étendue, même eu égard aux usages dItalie. Au total 93 églises cathédrales, collégiales, paroissiales, conventuelles, pèlerinages et oratoires pour le diocèse de Montefiascone, et la moitié de ce chiffre environ pour celui de Corneto, qui lui était uni.

« Tout cela mal administré, avec une foule dabus. On avait dit au nouvel évêque quil trouverait dans sa ville épiscopale un séminaire florissant. La réalité démentait tristement la réputation. Les confréries, les monts-de-piété, etc. réclamaient dimportantes réformes. Maury les entreprit avec une prudence et un savoir-faire qui les firent accepter des intéressés plus aisément que le nouveau prélat ne lavait prévu et quon ne lavait craint à Rome, où laccession des prêtres émigrés dans la direction du séminaire avait fait redouter quun évêque français ne soulevât de graves difficultés. Labbé Mayet fut mêlé à tous ces efforts de régénération. Ces détails sont extraits dun document important, cest la Relatio status ecclesia Montesfalisci juxta instructionem sacrae congregationis concilie ab Eminentissimo Domino Joanne Sifredo Maury, presbitero cardinali tituli sanctissimae trinitatis in monte Pincio ejusdem eccclesiae episcopo exarati (15 novembre 1796). »

Le clergé de la ville épiscopale voyait sans aucun ombrage la petite colonie française que lévêque accueillit auprès de lui. Cétaient des prêtres émigrés, confesseurs de la foi, persécutés pour leur dévouement au Saint-Siège. Il y avait là plusieurs compatriotes de Maury, prêtres de Valréas, qui parlaient entre eux le provençal, que le cardinal aimait tant, le curé de son abbaye de Lions et son codéputé de Péronne labbé Caster, labbé Foullon, fils de linfortunée victime du 22 juillet 1789, labbé Demandole, de Marseille, qui fut plus tard évêque dAmiens, et dautres encore, enfin le bon et cher abbé Mayet, secrétaire intime de Maury, qui conserva des relations avec la plupart de ses compagnons dexil.

Tous les jours, après le repas pris en commun, on se promenait en famille, on sentretenait détudes, on parlait de la patrie absente, on ségayait en de douces causeries entremêlées de spirituelles réparties du cardinal. On en a encore lécho dans le journal dun des proscrits, le pieux abbé Picansel, curé dAnnonay, qui garda jusquà sa mort un souvenir reconnaissant des bontés du cardinal.

Cependant, sous la main puissante du premier consul, lordre se rétablissait en France, le concordat avec le Saint-Siège était signé.

En 1802, Mgr Maury écrivait au marquis de Chauvenay, attaché à la personne de Louis XVIII :

« Il paraît quon est fort jaloux en France de prouver au peuple que la convention arrêtée avec le Saint-Siège y a parfaitement rétabli le culte catholique. En conséquence, on presse tous les prêtres émigrés de retourner dans leur patrie. On les y excite par beaucoup de caresses et de témoignages de confiance. Même, on annonce que, si les compliments ne suffisaient pas pour déterminer leur départ, on leur en donnerait lordre dans un mois. Le ministre de France à Rome les comble dhonnêtetés quand ils vont lui demander des passeports. Ils se mettent tous en voyage et je ne crois pas quil en reste un seul en Italie à la Pentecôte. On ne néglige aucun moyen pour les rallier à la Révolution, puisquils ne pourront pas être nommés curés sans lagrément du premier consul. Mon propre secrétaire de confiance vient de partir pour se rendre à Lyon, sa patrie. Jaurais fait dinutiles efforts pour le retenir plus longtemps. Jai cru devoir consentir à son voyage, dans lespoir que tout ce quil verrait ou éprouverait en France me le ramènerait bientôt. »

Il se trompait grandement. Deux aimants puissants attiraient notre oncle dans son pays : lardent désir de coopérer à la restauration du culte et son affection pour sa famille. Il fut nommé curé de Trévoux et y déploya tout le zèle dont il était capable pour ranimer la foi dans sa paroisse. Cest à ce moment quil se lia intimement avec labbé Courbon, grand vicaire, qui aida si puissamment le cardinal Fesch à relever les ruines de lÉglise de Lyon. Jusquà la mort de labbé Courbon, ils demeurèrent dans la plus grande intimité.

Une lettre de lui, datée de Trévoux, 10 décembre 1803, à son frère Germain témoigne aussi de sa constante préoccupation de létat de sa famille, tristement éprouvée par la Révolution.

Il était tellement absorbé par son ministère et tout ce quil faisait pour ses frères et surs, comme aîné, quil négligeait sa correspondance.

Mgr Maury lui écrivait le 27 avril 1806 :

« Cest la troisième fois, mon cher abbé, que je vous écris depuis le commencement de lautomne sans avoir reçu de vos nouvelles. Plus je connais votre amitié et votre exactitude, plus je suis cruellement inquiet de votre silence. Je pars demain pour me rendre à Paris. Selon mes calculs, je pourrai arriver à Lyon du 12 au 15 mai. Jen partirai le lendemain et, me trouvant pressé, je me réserverai de voir à fond votre intéressante ville à mon retour dans le mois de septembre. »

Il ne devait pas revenir. Lappât des grandeurs le retint à Paris, il fut nommé dabord premier aumônier du prince Jérôme, puis en 1810, il commit la faute de se laisser nommer administrateur du diocèse de Paris contre la défense du pape. Il insista à ce moment pour que labbé Mayet acceptât dêtre son grand vicaire. Mais ce dernier refusa obstinément et ne cacha pas à son ami son blâme. Le cardinal Maury alla jusquà lui offrir dappuyer sa promotion à un évêché. Labbé Mayet se contenta de le prier duser de son influence pour lui obtenir le canonicat à la cathédrale de Lyon. Il voulait, disait-il, passer là, dans la prière et le recueillement, les quelques années qui pouvaient terminer sa carrière agitée. Cette phase de recueillement devait durer bien plus longtemps quil ne lavait pensé. À la chute de lEmpire, le cardinal Fesch ayant dû quitter la France, Mgr de Bernis, nommé administrateur du diocèse de Lyon, voulut à son tour le prendre pour grand vicaire. Mais son humilité et son amour de la vie cachée lui firent refuser cette charge. À ce moment commençait la belle uvre de la propagation de la foi. Il fut, paraît-il, le conseil de Mlle Jaricot, qui en avait conçu le plan. Il soccupa avec ardeur du développement de cette uvre. Ses surs furent du nombre des premiers chefs de dizaines, et pendant quelque temps, il soccupa de la rédaction des Annales. Jusquà la fin de sa vie, il tint à honneur de dire la messe au maître autel de la cathédrale le jour de linvention de la sainte Croix, fête votive de luvre.

Cette coopération à la Propagation de la foi est certainement le principal motif de la vénération que nous devons à sa mémoire.

Le 29 janvier 1824, il eut la joie de marier mon père et ma mère dans léglise Saint-Bruno, dite des Chartreux. Le discours quil prononça et que nous avons conservé na rien de bien remarquable. On a peine à y retrouver lorateur brillant des États généraux. Déjà, on peut le dire, ses facultés sétaient un peu atténuées.

Ce déclin est encore bien plus sensible dans son testament, daté du 15 octobre 1832.

Ce fut pour toute la famille une peine bien grande de voir cette intelligence élevée séteindre graduellement et arriver à tomber dans lenfance. Je me souviens de la tristesse que jéprouvais quand mon père me menait chez lui et que je lentendais dire des choses incohérentes, quoique ses forces physiques fussent presque intactes. Dans les derniers mois de sa vie, on avait pu le déterminer à ne plus dire la messe de crainte daccident, parce quil tremblait beaucoup. Mais presque jusquau bout, il sest rendu, aidé dun bras, au chur de la cathédrale, avec la ponctualité quil avait toujours mise à occuper sa stalle aux heures canoniales.

Jai tenu à rapporter ici tous les souvenirs que jai pu recueillir sur ce digne oncle, honneur de notre famille.

Jai conservé son portrait en une plaque gravée qui a dû servir à limpression de quelque ouvrage malheureusement perdu. Ce portrait est très ressemblant et il exprime bien la dignité de cette belle figure.

Quelques objets lui appartenant me sont restés :

Jean-Baptiste Mayet, né à Lyon en 1752, décédé à Lyon le 14 janvier 1842, âgé de 90 ans, second oncle et parrain de mon père

Il fut de bonne heure mis en apprentissage chez un fabricant de bas par procédé mécanique. Cette industrie devint prospère à la fin du xviiie siècle et supprima le travail des femmes tricoteuses, dont quelques-unes jouèrent un rôle si affreux pendant la Terreur.

Quand jétais enfant, ce bon oncle me prenait sur ses genoux et me faisait dire ce que japprenais ; puis il ajoutait invariablement : « À quoi ça te servira-t-il, tout ça ? À ton âge, javais déjà les fers aux pieds et aux mains, sur mon métier à faire les bas. » De fait, il paraissait plus illettré que ses frères et surs.

Jean-Baptiste Mayet, appelé par sa famille lAîné (des laïcs) ou simplement Mayet, fit dans cette industrie une fortune plus modeste que celle de beaucoup de ses concurrents.

Il se retira de bonne heure des affaires et vécut assez longtemps célibataire avec ses surs, quil affectionnait profondément.

Déjà âgé, il épousa Victoire Gayet, dune famille rurale du Bugey ; il neut pas denfant et vécut de longues années avec sa femme dans une maison de la rue Henri-IV, où il était logé économiquement, car elle était à ce moment entourée de jardins maraîchers, en arrière de léglise dAinay.

Peu de temps encore avant sa mort, on le voyait tous les jours se promener longuement à Bellecour avec sa femme, aussi grande et aussi droite que lui. Le public avait distingué ces deux beaux vieillards et les connaissait sous les noms de Philémon et Baucis. Il laissa sa petite fortune à sa femme, qui mourut huit jours après lui de chagrin, léguant à son tour cet avoir à des parents de sa famille, que nous avons perdus de vue.

Je nai retrouvé dans les papiers de famille dautre pièce relative à ce bon vieil oncle que son testament, que je conserve.

Adèle Mayet, mariée à Jean Finet,

a eu pour enfants :

Joseph Finet a eu deux fils, lun, ouvrier tisseur en soie comme son père, a élevé péniblement à La Croix-Rousse une nombreuse famille. Lautre a exercé longtemps avec quelque succès le métier de grillageur rue Ferrandière. Mon père na jamais perdu de vue cette branche si modeste de notre famille. Il a souvent secouru louvrier en soie et mavait fait nommer tuteur du grillageur, encore mineur au moment de la mort de son père.

La fille Finet, mariée à Pierre Renel, a eu deux fils, tous deux ouvriers miroitiers. Laîné, Jean Renel, était actif et intelligent ; mon père laffectionnait en raison de sa bonne conduite. Marié très jeune à une femme intelligente comme lui, il végétait, déjà chargé de famille. Mon père laida à acheter un fonds de miroitier doreur rue Saint-Dominique, où il faisait très bien ses affaires, quand il mourut le 8 novembre 1853, victime de lintoxication résultant du dorage par le mercure. Mon père le fit inhumer dans notre caveau de famille, où nous navons pas hésité à recevoir les restes de sa femme sur la demande de leurs enfants. Après sa mort, son fonds a périclité.

Le second fils Renel, moins intelligent et moins méritant, est resté ouvrier. Nous lavons perdu de vue.

Mon père sest toujours intéressé à ces parents restés dans une condition médiocre. Il nous disait que nous ne devions pas les dédaigner parce quils avaient reçu une éducation moindre que la nôtre. Il appréciait leur valeur morale, surtout celle de Jean Renel.

Henriette Mayet,

restée fille, dun caractère un peu bizarre, vivait seule à La Croix-Rousse. Je me souviens seulement que dans ma première enfance, sa sur Mariette me menait quelquefois la voir, et quelle ne me faisait pas bon accueil. Les enfants aiment ceux qui les aiment. Elle mourut en 1836.

Gasparde Mayet, mariée à Jean Berger,

restée veuve de bonne heure, sans enfants, a vécu avec ses surs Jeannette, Catherine et Mariette, décédée vers 1826.

Jeanne Mayet, dite Jeannette,

restée fille, vivait avec ses surs Catherine, Mariette et Gasparde dans un petit pavillon situé à Saint-Just au fond dun jardin occupé par un pensionnat de jeunes filles. Quand elle mourut, javais 3 ans ; je nai donc aucun souvenir delle. Mais depuis, jai souvent entendu parler dans la famille de sa douceur et de son enjouement. Ce caractère de bonté et de bonhomie paraît du reste avoir été le propre de presque tous les enfants dOdet Mayet.

Je conserve un portefeuille qui avait appartenu à cette bonne tante Jeannette.

Barthélemy Mayet, né en 1759, mort sur léchafaud en 1793

[La nomenclature des victimes de la Terreur à Lyon éditée à Lausanne et qui existe dans la bibliothèque de M. de Roncy mentionne Barthélemy Mayet. NDLA.]

Petit négociant en droguerie rue des Augustins, fut dénoncé comme suspect, peu après le siège de Lyon, par un abominable commis qui voulait semparer de son fonds.

Je nai aucun détail sur cette fin tragique, dont on nosait pas parler devant ses surs. Il avait laissé dans la famille une réputation de grande amabilité. Cest aussi lexpression de son portrait en grandeur naturelle, qui nous reste et qui devra perpétuer le souvenir de ce martyr.

Francis Marie Mayet

Je ne sais rien de lui que sa profession de maître décriture et la date de son décès (11 mai 1812), fixée par un reçu, qui a été conservé, des frais de ses obsèques.

Germain Mayet, dit le Plus Beau des Mayet,
né le 22 mai 1767, décédé le 9 juin 1819

[suivant extrait de naissance conservé. NDLA.]

Je nai rien entendu dire de son enfance. Mais, comme ses frères, il avait reçu une instruction supérieure à celle primaire. On peut en juger par ses lettres.

Cétait un fort bel homme, son portrait miniature moulé que nous conservons le montre et tous les souvenirs de la famille le confirment.

Tout jeune, il voyageait pour la maison de son frère Jean-Marie Fidèle, alors sous la raison de commerce Mayet & Cie. Parlant lallemand, il allait et venait de Lyon en Allemagne. Un passeport pris par lui lan V de la République (1797) marque la date dun de ses voyages.

Il était à Hambourg quand son frère fusionna sa maison avec celle de MM. Angénieux et Hervier. Une lettre collective des associés lui annonce la constitution de la nouvelle maison et lintérêt qui lui est accordé.

Une lettre, datée de Berlin de février 1800, montre quil avait là pour correspondant un nommé Mayet, probablement un parent éloigné, qui signe : « directeur des fabriques ». [Voir les notes ci-jointes extraites dun journal lyonnais. NDLA.]

Cette société Angénieux, Hervier & Mayet ne prospéra pas. Très droit, très honnête et intelligent, mais dhumeur peu facile, Germain Mayet la quitta en 1804 pour entrer dans celle dun sieur Étienne Perret avec lequel il était intime ; ils se tutoyaient. Cette société, pour laquelle il continuait à voyager, est renouvelée en 1808 mais elle ne paraît pas avoir prospéré, puisque M. Perret consent en 1810 à réduire ses levées à 3 000 livres.

En janvier 1812, toujours voyageant pour la même maison, il adresse à son frère lecclésiastique une lettre intéressante, décrivant longuement Naples et ses environs, y compris le Vésuve, dont il fit lascension.

En mai 1814, il adresse à M. Perret, alors à Brême, une lettre affectueuse lui demandant de renouveler sa société avec lui, dans lespoir, dit-il, que le retour de la paix leur permettra de recouvrer les pertes quils ont éprouvées. Mais M. Perret, tout en lui répondant très obligeamment, lui marque sa décision de se retirer des affaires.

En décembre 1814, il signe un compromis avec son cousin Étienne Crozier posant les bases dune association prochaine. Cette société est conclue en décembre 1816.

En juin 1818, M. Perret étant mort, Germain Mayet règle avec sa veuve le dernier bilan de la liquidation.

Lacte de société avec Crozier frères, préparé par le compromis de décembre 1814, était loin dêtre équitable en ce qui regarde Germain Mayet, bien quil apportât 80 000 francs sur les 100 000 du capital social.

Cette société fut interrompue par sa mort et la liquidation, poursuivie par son frère Jean-Marie Fidèle, fut rendue pénible par le peu de bonne foi quy apportèrent les frères Crozier. De là un refroidissement complet avec cette branche de la famille, dont la descendance existe encore à Lyon et qui sest trouvée pendant quelque temps dans une situation brillante.

Germain Mayet, fort intelligent en affaires, mais toujours loyal, avait eu quelques années pécuniairement fructueuses. Mais il avait mené la vie de garçon et de voyageur.

Grand mangeur et fort buveur, il entama de bonne heure le tempérament robuste quil possédait comme tous ses frères et surs. Atteint à 52 ans dhydropisie, il succomba après quelques mois de maladie, chez ses surs : Marie, dite Mariette, Catherine et Jeannette, qui à ce moment demeuraient ensemble rue de la Déserte.

Mon père, tout jeune homme alors, avait pour cet oncle une affection particulière. Il y avait certainement, entre ces deux caractères, quelques points de ressemblance, sauf laustérité de murs, dont mon Père ne sest jamais départi. Voyant son oncle perdu, il semploya à le ramener à la foi de sa jeunesse et il y arriva facilement.

Germain Mayet était du reste de souche trop chrétienne pour ne pas tenir à bien mourir ; il reçut les derniers sacrements de la main de son frère aîné, en édifiant et consolant tous ses proches.

Il voulut aussi faire son testament, mais en laissant toute sa fortune indivise entre ses frères et surs, ce qui montre à quel point la bonne harmonie régnait dans cette famille.

Elle tint à acquérir pour lui un terrain concédé à perpétuité au cimetière de Loyasse, dont nous possédons le titre. Sur une simple dalle est gravée linscription qui suit, rédigée par son frère lecclésiastique :

« Ici repose le corps de M. Germain Mayet, négociant à Lyon, décédé le 9 juin 1819, âgé de 52 ans ;

« Bon, loyal et généreux, il a couronné par une mort chrétienne une vie honorable, hélas trop courte pour sa famille désolée et pour ses nombreux amis.

« Priez pour lui. »

La gestion de sa petite fortune était dévolue à son frère Jean-Marie Fidèle, qui fut ainsi chargé de suivre la liquidation de la maison Crozier frères & Mayet. Un livre de comptes tenu par lui relate les sommes encaissées et réparties.

Mais il fallut en venir aux actes judiciaires pour surmonter la mauvaise foi des frères Crozier (assignation, mars 1820).

En novembre 1821 fut signée une convention transformant le remboursement auquel ils étaient tenus en une annuité.

En mars 1824, nouveau compromis réduisant cette annuité de 2 000 francs à 600.

Enfin, en juillet 1824, un dernier traité, de plus en plus onéreux pour la famille Mayet, est néanmoins accepté par elle. On comprend bien son éloignement de parents aussi peu délicats.

Je tiens bien, mes enfants, à ne pas terminer ces souvenirs sur la vie de cet oncle sans faire ressortir la leçon qui en résulte. Sil avait suivi modestement les traces de son frère, notre grand-père, sil avait réglé sa conduite sur les sages traditions de ses obscurs mais vertueux ancêtres, il aurait certainement fourni une longue carrière et probablement fondé à son tour une famille. Cest ainsi que, par une loi providentielle, le défaut de conduite a stérilisé lun des rameaux les plus vigoureux de notre vieille et bonne souche.

Catherine Mayet

Vénérable personne, devenue aveugle à la suite dune maladie des yeux très douloureuse. Douce et résignée, elle a passé les dernières années de sa vie à prier et à tricoter. Ma sur Adèle et moi, nous étions pleins dadmiration pour sa douceur angélique et la patience avec laquelle elle supportait son infirmité.

Marie Barbe Mayet (dite Mariette)

était née le jour de la fête de sainte Barbe et avait reçu son nom au baptême, suivant un usage ancien. Dans la famille, on ne lappelait du reste que Mariette.

Restée fille, avec ses surs Catherine et Jeannette, elle entoura de soins son frère Germain quand il revint à Lyon brisé par la maladie. Bonne au fond, mais dhumeur remuante et de caractère inégal, elle est restée longtemps lâme agissante de la famille. Elle sétait à peu près brouillée avec ma grand-mère Mayet, à laquelle elle était bien inférieure par lesprit et léducation, il faut le dire.

Elle était pleine de bonté pour ma sur Adèle et moi, tenait à nous avoir souvent chez elle à Saint-Just et savait bien nous divertir. Aussi, nous laimions beaucoup.

Dans les dernières années de sa vie, ayant perdu ses surs, elle était venue habiter place dAinay, pour se rapprocher de son frère Jean-Baptiste dit lAîné.

Cest là quelle mourut en 1846, âgée de 85 ans, ayant ainsi survécu à tous ses frères et surs.

Son testament, que jai conservé, témoigne de son bon cur : elle y mentionne tous les membres de la famille qui lui ont survécu et laisse à chacun un souvenir.

Jean-Baptiste Prosper Mayet, mon père, fils de Jean-Marie Fidèle Mayet
et dAnne Joséphine Stéphanie Robertine Menard de Chauglonne,
né à Lyon le 2 novembre 1798, décédé à Perpignan le 6 janvier 1870

Jhésite, mes chers enfants, à vous parler de ce père, que jai tant aimé, tout en le redoutant ; chez lequel jai tant admiré certaines qualités éminentes, et contre lequel il ma fallu cependant combattre, dans ses dernières années, pour ne pas laisser se consommer entièrement la ruine de notre famille. Mais il ressort de cette carrière de si hautes leçons que je ne veux pas que vous en perdiez le profit.

Caractère si fortement trempé quil ne sémouvait daucune difficulté et se fiait tellement à lui-même quil ne prenait jamais conseil de personne. Les brillants succès commerciaux quil avait obtenus au début ont été certainement cause de cette disposition desprit. Une seule personne avait sur lui de linfluence, ma chère mère, qui alliait tant de sens à tant de douceur. À sa mort, il perdit le seul frein qui pût lempêcher de se lancer sur la pente où il a fait ensuite chute sur chute.

De murs irréprochables, dune sobriété austère, il ne connut jamais aucun plaisir. Il avait fait de bonnes études, uniquement littéraires, nullement scientifiques, comme elles se faisaient dans les lycées sous Napoléon Ier ; il en avait conservé un style châtié et laconique. Enfant, il fut mis dans un pensionnat dirigé, montée Saint-Barthélemy à Lyon, par M. Reydelet, qui a laissé un certain renom comme ayant contribué à la renaissance des études après la Révolution.

À lâge de 12 ans, il entra interne au lycée de Lyon avec son frère Théodore. Je dirai dans quelles conditions en relatant les héroïques efforts de leur mère pour leur conserver le bienfait de linstruction. Dirigé par labbé Poupard, vénérable aumônier du lycée, avec lequel il entretint correspondance pendant de longues années, il ne cessa jamais dêtre chrétien pratiquant et très ferme défenseur de sa foi. Il ne fit pas de philosophie pour arriver plus tôt à aider sa famille et fut placé en 1817 dans la maison dépicerie et droguerie en gros dun M. Colléta, où son énergie et sa vive intelligence lui firent faire un rapide chemin. Jai dit plus haut quels avaient été ses débuts comme associé avec M. Ronzy, originaire de Saint-Bonnet-le-Château, qui ne tarda pas à se retirer dans son pays, se contentant de sa petite fortune.

De 1820 à 1830, le commerce de transit des produits du Midi a été en grande prospérité à Lyon. Avec son activité et son énergie, mon père en profita pour développer sa maison, aidé successivement par trois intéressés de valeur qui étaient entrés chez lui simples employés : 1° M. Gaufre, fils dun voiturier, qui, distingué par mon père, fit comme voyageur la prospérité de la maison en fondant sa clientèle dans le Nord-Est de la France et la Suisse ; 2° M. Bunod, natif dOrgelet (Jura), venu à Lyon avec ses sabots, qui contribua au succès par son esprit dordre minutieux ; 3° plus tard, M. Valette, neveu du vieux M. Ronzy, qui continua luvre de M. Gaufre par ses voyages. Mais déjà dans cette phase heureuse, mon pauvre père montra cette générosité absolument démesurée qui plus tard contribua à compromettre sa fortune. Il fit une part réellement trop large à ses aides, dont lavoir grandit, tandis que le sien ne se développa que lentement au milieu de dépenses de famille croissantes et dactes de libéralité souvent excessifs. Quand ensuite il crut bien faire dimmobiliser toute sa fortune en achetant la maison du port Neuville (quai Saint-Vincent, 26) et quil la géra dune façon si libérale quelle nétait guère habitée que par des parents ou des amis, il arriva que le commerce neut à peu près plus de fonds de roulement que ceux des intéressés, qui firent de plus en plus la loi.

Après 1848 vinrent les chemins de fer, qui ruinèrent le commerce de transit de Lyon. À ce moment, au lieu de conserver ses droits sur la succursale que M. Valette avait fondée à Paris, il le laissa seul en jouir. Au lieu de créer une maison dans le Midi pour continuer les affaires sérieuses et effectives, il se lança dans les spéculations les plus hasardeuses avec une frénésie peu explicable de la part dun homme aussi grave.

Dautre part, épris de sa maison, à laquelle il attribuait une valeur exagérée, il entreprit la transformation de ses vastes dépendances et y engouffra le peu de capitaux liquides qui lui restaient. À partir de 1853, une série de pertes graves résultant de ses spéculations malheureuses acheva de miner son commerce. En vain, pendant plusieurs années, je prolongeai mes efforts (en qualité demployé intéressé) pour soutenir le crédit que lui valait son ancienne renommée par les plus pénibles démarches. Je ne puis penser sans effroi à la vie que je menais alors, toujours mattendant à ce quune échéance nous acculât à la suspension de payements, toujours luttant au moyen dexpédients, par moments me berçant de la fausse espérance quune heureuse opération nous sortirait de labîme. Enfin, en juillet 1857, la lutte devint impossible. En face dune échéance que nous ne pûmes pas franchir, mon pauvre père, ne pouvant supporter son déshonneur, prit la triste et dangereuse détermination de partir pour Paris, sans comprendre quil sexposait par là aux plus graves conséquences.

Je dressai à la hâte le bilan et je provoquai une réunion des créanciers, dans laquelle notre cousin Didier exposa la situation et me proposa pour faire, sous la surveillance de trois commissaires, une liquidation amiable, moins onéreuse que celle judicaire. Le traité établi à cet effet fut signé séance tenante par le plus grand nombre des créanciers. Mais pénibles et longs furent ensuite mes efforts pour y amener plusieurs récalcitrants. Cependant, par ce fait, mon père avait échappé au déshonneur de la faillite.

Pour ne pas le laisser seul à Paris, ma sur Marthe, puis notre grand-tante Fanny Morizot ly rejoignirent.

Toujours poursuivant ses rêves de bénéfices spéculatifs, mon père pendant deux ans prit encore là dimprudents engagements, tout en me compromettant, malgré moi, dans une certaine mesure. Enfin, réduit à limpuissance, il se résignait à chercher une situation subordonnée quelconque quand, à la suite de négociations longues, je lui obtins dentrer comme employé principal, chargé de la correspondance, dans la maison Noilly, Prat & Cie de Marseille, en mappuyant sur lancienne affection que M. Noilly lui avait conservée. Il laissa à Paris ma sur Marthe, que les épreuves avaient mûrie au point de lui donner la vocation religieuse ; elle était entrée chez les Servantes du Saint Sacrement. Il repassa par Lyon incognito et fut prendre possession de son poste. Autant je lavais vu peu auparavant à Paris abattu, déprimé, autant il nous parut à ce moment redressé et plein despoir. Il est certain qualors ses facultés nétaient nullement atténuées. Telle une statue antique, gisant sur le sol, redevient imposante, quoique mutilée, lorsquelle est replacée sur son socle. Notre tante, restée en arrière quelques jours à Paris, passa seule par Lyon pour aller le rejoindre et nous découvrit alors sa nouvelle situation : mon père lavait épousée !

Dans notre respect pour la mémoire de notre mère, nous nadmettions pas, mes frères, mes surs et moi, que personne pût prendre sa place. Nous nacceptâmes pas sans peine ce mariage entre deux vieillards unissant leurs infortunes. Plus tard cependant, nous reconnûmes que la Providence lavait probablement voulu pour ne pas laisser mon père dans lisolement.

Mais la situation assez obscure quil avait dans la maison de M. Noilly ne pouvait suffire à son activité. Il obtint de lui quil lui confiât la direction des achats de vins et spiritueux en Languedoc et se transporta à Sète. Là, sa gestion entreprenante effraya M. Noilly, qui mécrivit : « Votre père me fait peur. Il me parle dappeler son fils Valéry pour laider. Jaime mieux leur faire ouvrir un crédit chez mon banquier, sous votre caution, pour leur permettre de fonder une petite maison qui leur permettra dutiliser vos anciennes relations dans le Nord. »

Jeus le tort daccepter ces ouvertures, je donnai ma caution. Jai fait là ma seconde grande faute. Le rachat à prix élevé de la maison du port Neuville pour améliorer la liquidation Mayet & Cie avait été la première. Ces deux imprudences ont pesé sur tout le reste de ma carrière. Je me persuadais quaprès tant dépreuves, mon père était revenu à des idées plus prudentes. Lui-même lassurait. Je ne consentis cependant à donner cette caution quà la condition quun relevé des écritures de la maison, constituée sous le nom de mon frère Valéry, me fût envoyé tous les mois. Une première année donna un résultat très bon, inespéré. Mais alors on prit un agent de vente à Paris contre ma défense, on saffranchit de mon contrôle, et bientôt les mauvais crédits mirent cette maison à deux doigts de sa perte. Toujours sous ma caution, M. Noilly consentit à lui faire une avance qui lui permit de ne pas sombrer immédiatement ; mais à la condition que mon père en sortît. La famille entière insistait pour quil se rapprochât de Lyon. Lui au contraire voulut séloigner de plus en plus et il se retira à Perpignan, où il fut soigné, il faut le dire, avec le plus grand dévouement par notre tante, jusquà sa mort survenue le 6 janvier 1870. Nous dûmes, dans cette dernière phase de son existence, subvenir à ses besoins. Plusieurs fois, à grand-peine, jétais allé le voir aussi loin. Je neus pas cette consolation à ses derniers moments ; mais il fut entouré par mes frères Octave, Valéry et Benjamin.

Voici copie de son testament, dont loriginal est resté au greffe du tribunal de Perpignan :

« Je ne sais où je rendrai mon âme à Dieu. Je tiens essentiellement à conserver à ma bonne compagne et tante, qui a été mon aide et mon soutien dans mes chagrins et tribulations, indépendance et tranquillité, si je quitte ce monde avant elle. Je nai que des créanciers, assez et trop, mes enfants le savent ! Jaurai jusquà mon dernier souffle lamère affliction de navoir pu les satisfaire, suivant lardent désir qui na cessé de manimer. Je nai donc de dispositions à prendre que pour quelques meubles, le peu que je pourrai laisser.

« Quà mon décès, personne ne prétende à la moindre des choses dans notre appartement. Tout ce quil contiendra devra être considéré comme lentière propriété de Fanny Morizot, qui, dans maintes occasions, ma avancé des sommes résultant de ses épargnes personnelles.

« Que nul ne mette donc en avant le moindre droit contre lintention formelle que je consigne ici.

« Je déclare mourir dans la foi catholique, apostolique et romaine.

« Je supplie mon souverain maître et juge de recevoir mon âme dans sa miséricorde et selon sa bonté infinie.

« Je prie la Très Sainte Vierge de massister à mon dernier moment et dêtre pour moi janua coeli, ce que je lui ai demandé souvent. »

Signé : « Mayet père. »

« Perpignan, 20 juin 1864. »

Il va sans dire que nous aurions exécuté les dernières volontés de notre père en faveur de notre grand-tante, mais elle-même mourut huit jours après lui. En raison des droits que pouvaient faire valoir ses neveux personnels, nous fûmes obligés de régler cette double succession judicièrement, quoiquelle fût en déficit.

Pour la seconde fois, je rachetai quelques-uns des meubles dont javais nanti mon père lors de la liquidation Mayet & Cie, et auxquels se rattachaient des souvenirs.

Nous ramenâmes successivement à Lyon les restes de ces deux pauvres exilés volontaires. Ils reposent dans notre tombe de famille.

Je tiens bien, mes chers enfants, à ce que vous ne jugiez pas ce pauvre père daprès la triste fin de sa carrière.

Cétait une haute intelligence et un noble cur. Mais, par un contraste étrange, ses grandes qualités ont été compromises par deux tendances également funestes : la présomption qui le portait à ne jamais prendre conseil de personne, puis son inexplicable attrait pour les entreprises risquées et les opérations aléatoires.

Jai lu quelque part que, sil est bon dapprécier les chefs-duvre littéraires en raison des beautés quils renferment, sans tenir compte des pages faibles, il semble que nous pouvons bien juger de même les caractères hors ligne.

Or, celui de mon père en était un.

Fils dévoué sil en fut, il soutenait vers 1820 sa pauvre mère par lespoir des jours meilleurs quil allait lui procurer. Sa correspondance de ce temps, heureusement conservée par elle et que jai recueillie, prouve quelle a été sa précoce valeur. De quels soins na-t-il pas entouré ensuite cette mère et ce père auxquels il a assuré une vieillesse heureuse ? Ce nétait pas pour eux seuls quil avait des égards, mais aussi pour ses vieux oncles et tantes, auprès desquels il se plaisait à passer une partie de ses heures libres du dimanche, quoique tous, excepté le chanoine, lui fussent bien inférieurs par lintelligence et léducation.

Sous une autre forme, son grand cur na cessé de se manifester toute sa carrière. Que de gens il a aidés de son crédit ou de sa bourse ! Que de courages abattus il a relevés par dénergiques paroles ! Sa charité était presque sans bornes, sa libéralité vis-à-vis de ses proches peut-être excessive.

Fier et quelquefois sarcastique, bien à tort, avec les gens de sa classe, il navait au contraire que de bonnes paroles pour les petites gens. Aussi, avec quelle affection il était servi par ses domestiques et ses employés ! Travailleur infatigable, ne connaissant aucun plaisir, même honnête, il donnait lexemple à ses ouvriers et exigeait beaucoup deux. Mais tous le respectaient et laimaient parce quil était juste.

Pourquoi a-t-il fallu que ses grandes qualités aient été compromises par de véritables lacunes au point de vue financier ? Il répétait souvent ces deux adages :

« Nul na rien sans peine. »

« Laissez dire et faites bien. »

Certes, il avait raison ; mais il interprétait la seconde de ces maximes dune façon exagérée en dédaignant lopinion dautrui et agissant au hasard.

Jai toujours pensé que, militaire, il aurait pu être un grand capitaine. Il en avait du reste la prestance. Tandis que, négociant, il a déplorablement compromis une carrière brillamment et honorablement commencée.

Mais il a paru au tribunal suprême les mains pleines de tant dactes charitables que Dieu a bien dû le recevoir dans sa miséricorde infinie.

Françoise Germaine Adèle Mayet, née le 6 octobre 1796, décédée le 8 juin 1811

Fille charmante, vertueuse, intelligente et belle, dont la mort prématurée fut pour toute la famille une grande douleur.

Elle avait été emmenée à Paris par sa mère pendant le séjour quelle y fit. Je conserve un livre classique lui ayant appartenu et plusieurs lettres delle à son père, qui marquent le développement graduel de son intelligence et de son affection pour ses parents.

Un reçu de frais dinhumation conservé marque la date de son décès. Ses restes furent ultérieurement transportés dans la tombe de son oncle Germain Mayet. Sa mémoire est restée vivante dans la famille.

Claude Emmanuel Théodore Mayet, né le 1er décembre 1797, décédé le ***

Il fit ses études avec mon père au lycée de Lyon.

Écolier turbulent, jeune homme indompté, il fut pour ses parents la cause de beaucoup de chagrin. Finalement, lidée lui prit de partir pour lAmérique du Sud avec lespoir dy faire fortune. De janvier à mai 1819, son oncle Germain lui fit quelques avances sélevant ensemble à 4 500 francs, représentées par des reçus que jai retrouvés et qui sont restés naturellement impayés. Avec cette somme, il se constitua une petite pacotille détoffes, rubans et autres articles de mode. Puis il partit pour le Brésil avec un camarade non moins écervelé que lui, Louis Reynard, fils dune famille amie de la nôtre, lequel le quitta bientôt pour se diriger sur le Venezuela, où il a vécu longtemps comme planteur.

Théodore Mayet, lui, repartit du Brésil pour le Rio de la Plata sur un navire qui fit naufrage aux bouches de ce fleuve. Détail horrible, qui ne fut jamais connu de sa mère, un autre navire, en visitant dans ces parages un îlot désert, y trouva les restes des naufragés, dont il faisait partie, qui sy étaient réfugiés et y moururent de faim et de misère.

J. B. Félix Mayet, troisième fils de Jean-Marie Fidèle Mayet,

na vécu quun an.

Trois autres enfants morts en bas âge, dont les noms nont pas été conservés

Mes frères et mes surs

Joséphine Adèle, née le 10 août 1826, décédée le 5 juillet 1848

Son premier nom lui fut donné comme celui de sa marraine, notre grand-mère Mayet. Le second en mémoire de cette tante Adèle, sur de notre père, si regrettée. Hélas, ce nom na pas pu rester dans la famille. Ma bien-aimée sur, comme sa tante, quitta la vie jeune encore. Jai connu dautres exemples pareils de noms qui paraissaient prédestinés. Ne semble-t-il pas que les aînées rappellent auprès delles, au séjour du bonheur, leurs jeunes pupilles, encore dans la fleur de linnocence, pour les préserver du contact de notre triste monde ?

Mon enfance et ma jeunesse se sont passées avec cette bonne petite sur. Nous nous aimions tendrement. Plusieurs de nos frères et surs nayant pas vécu, nous avons été ensuite considérés comme devant aider nos parents à soigner ceux qui vinrent plus tard. On nous appelait « les grands » et lon nous avait donné une certaine autorité sur les plus petits.

Enfant, ma chère Adèle était vive et intelligente, mais très peu capable dapplication. Notre sévère grand-mère Mayet, qui habitait avec nous, ne lui épargnait pas les remontrances et croyait bien faire de la contraindre. Hélas, cette jeune chevrette aurait eu besoin quon la laissât bondir à son gré jusquà ce que son tempérament fût formé. À partir de 14 ans, elle subit cette phase fatale à tant de jeunes filles. Trop tard, vers 18 ans, on sen rendit compte. On la fit monter à cheval, on cessa de la forcer à létude. De 18 à 21 ans, elle déclina. Au printemps de 1848, pendant que les événements suspendaient tout travail, je la menais souvent à la campagne dans une voiture attelée de son petit cheval, Carabi, quelle avait ramené des eaux du Mont-Dore à la suite dune saison quelle y fit avec notre mère. Nous nous asseyions au grand air, admirant lordre et le calme de la nature, tandis que dans les villes, les hommes mettaient tout en désarroi. Il me semblait que ces bonnes journées lui faisaient du bien, elle le disait du moins et formait mille projets davenir, symptôme trop fréquent de la fin prochaine de ceux qui ne doivent pas tarder à séteindre.

Le mal reprit sa marche et cette belle âme retournait auprès de Dieu le 5 juillet de cette triste année. Pendant ses dernières heures, ne se faisant plus aucune illusion, ayant reçu avec ferveur les secours de la religion, elle voulait sefforcer de vivre quelques instants de plus pour revoir notre petit frère Benjamin, envoyé quelque temps à la campagne. La pauvre enfant, avec une énergie admirable, se faisait mettre des sinapismes, se persuadant quelle pourrait ainsi se ranimer. Elle ny réussit pas, se résigna et sendormit doucement.

Je conserve de cette chère sur, que jai tant aimée, son portrait sur plaque daguerréotype fait après son décès, un herbier commencé par elle avec beaucoup de soin, et quelques lettres qui témoignent de son instruction un peu incomplète, mais aussi de la vivacité de son esprit et de la richesse de son cur.

[Jai remis lherbier à mon frère Valéry. NDLA.]

Pauline Marie, ma seconde sur

Enfant, elle était très délicate, mais elle prit le dessus plus tard et elle aurait certainement pu fournir une carrière plus longue sans les épreuves qui ont traversé sa courte vie de mère de famille et sans linfluence, très mauvaise pour elle, du climat du Nord, où elle dut vivre quelques années au milieu de vicissitudes pénibles.

Elle fut mariée un peu imprudemment à Alfred Perret, qui ne tarda pas à perdre la position modeste et peu assurée quil avait chez ses cousins Perret frères & Olivier, devenus depuis colossalement riches. Alfred Perret occupa ensuite dans le Nord le poste de sous-directeur dans plusieurs sucreries successivement. Ma pauvre sur, à la suite dune série de maladies, nous revint à Lyon dans un état désespéré. Notre grand-mère Eymard, pour tenter de la remettre, lavait installée au salon de sa maison donnant sur le jardin, en plein midi. Mais ces soins étaient bien trop tardifs.

Le 23 mai 1859, elle expirait à 27 ans, laissant quatre enfants : Irénée, Jeanne, Hélène et Marthe.

Son mari était accouru, quittant son travail. Avec le plus grand courage, elle sefforçait de lui faire illusion, quoiquelle nen eût pas elle-même. Le matin de son dernier jour, elle essayait de lui dire quelques plaisanteries et, comme il partait en dissimulant ses larmes, elle disait à notre bonne cousine Adrienne, constamment auprès de son lit : « Tu vois bien quil faut tâcher de lui donner courage. »

Peu après, elle demandait elle-même quAdrienne lût les prières de la recommandation de lâme et elle allait recevoir la récompense de sa carrière si courte, mais si pleine de souffrances et de mérites.

Marie était dun caractère paisible et recueilli. Elle avait fait toutes ses études à la maison sous la direction de Mme Guyenot, femme distinguée, très capable de la former au point de vue littéraire. Ma sur avait bien profité de ses leçons ; elle était instruite et écrivait avec facilité. Je conserve delle de nombreuses lettres qui en témoignent. Mais cette excellente nature eût été faite pour une carrière non agitée. La sienne le fut, hélas ! par suite des premiers insuccès de son mari. Et, quand sa santé vint à péricliter, elle souffrait beaucoup de son impuissance à conjurer ladversité par lactivité qui lui manquait ; ce quelle reconnaissait elle même.

Peu après sa mort, sa petite Jeanne [(née le 8 septembre 1855, décédée le 8 juillet 1859). NDLA.], la plus belle de ses filles, la suivait, emportée par la diphtérie.

À quelques années de là, Alfred Perret, établi fabricant de sucre à Roye (Somme), céda avec raison aux instances de sa famille et se remaria avec Mlle Joséphine Quantin, dune famille honorable de Saint-Étienne, qui mit le plus grand dévouement à élever les trois enfants survivants de ma sur quoiquelle en eût elle-même de nombreux. [(Alfred Perret, après de cruels revers de fortune, est mort le 16 décembre 1890.) NDLA.]

Irénée [né le 13 août 1854. NDLA.], après avoir, comme écolier, donné peu de satisfaction à sa famille, a fait ses études dagriculture à lécole de Grignon. Placé comme régisseur successivement dans plusieurs grands domaines, puis dans ladministration des forêts domaniales de Tunisie, il a pris en dernier lieu une gestion agricole en Algérie.

[En 1899, Irénée, devenu propriétaire de lancienne ferme de lÉtat dite La Bergerie, à Ben-Chicao, province dAlger, a épousé Mlle Marie Perrey, restée fille jusquà près de 40 ans et ayant acquis une modeste aisance en donnant des leçons de piano à Paris. Mais elle ne tarda pas à se lasser de la vie plus que rurale quelle menait dans ce domaine semi-sauvage éloigné de tout centre. La position pécuniaire dIrénée nétait pas sans soucis, il faut le dire. Il prit le parti daffermer son domaine et de rentrer en France. Une entreprise de laiterie quil fit au Vésinet près Paris ne réussit pas. Il se réfugia à Puteaux dans un établissement du même genre, comme employé, et là, il succomba le 1904 à une congestion pulmonaire. NDLA.]

Hélène [née le 17 août 1853. NDLA.] a épousé Albert Baril [le 1er juin 1874. NDLA.], homme honnête et droit, qui a perdu malheureusement la majeure partie de son avoir dans la faillite de son beau-père Alfred Perret, doù des dissentiments pénibles.

Ils ont eu trois enfants : 1° Paul [né le 27 avril 1875. NDLA.], mort à 15 ans [le 16 février 1890. NDLA.] à la suite dune très longue maladie de langueur à Menton, où sa mère lavait courageusement accompagné pendant lhiver.

2° Marguerite [née le 10 août 1876. NDLA.], bonne jeune fille, toute dévouée à aider sa mère.

3° Antoinette [née le 25 janvier 1878. NDLA.], très instruite et très intelligente.

Marthe Perret, née le 27 septembre 1854. Religieuse du Sacré-Cur, fille intelligente, secrétaire de la supérieure du couvent de Bordeaux.

Félix Octave Mayet, mon frère, né en 1835, ainsi nommé parce quil était le huitième enfant de mes parents

Savant, homme détudes, médecin des hôpitaux et professeur à la faculté de médecine de Lyon. Sest marié contre lassentiment de notre père et de toute la famille. Na pas denfants, heureusement.

Victor Gabriel Mayet, mon frère, né le 14 octobre 1836, décédé le 2 février 1891

Après une jeunesse qui navait pas donné satisfaction à nos parents, il fit un acte bien louable en sengageant pour exempter du service militaire son frère Valéry. Avec quelques protections nous réussîmes à le faire entrer dans le service des vivres, où sa belle plume et son aptitude à la comptabilité lui ont valu de faire son temps de service dune façon honorable. À partir de ce moment, ses idées changèrent complètement et il revint dans le droit chemin. Lorsquil sortit de larmée, il resta quelque temps dans la maison de notre frère Valéry à Sète, puis il préféra venir me rejoindre ; enfin, comme je ne pouvais pas lui faire une position qui lui permît de sétablir, il entra à la succursale du Comptoir descompte à Lyon par la protection de nos cousins Eymard. Pendant près de vingt ans, il a occupé là le poste de confiance de caissier des titres. Mais cette fonction le confinait dans un bureau en sous-sol très malsain, hors duquel cependant il se trouvait mal à laise au grand air. Il a contracté là une maladie de poitrine dont il a fini par mourir en 1891.

En 1873, il avait épousé Jeanne Pin [(décédée le 8 septembre 1902). NDLA.], douce, vertueuse et dévouée femme, qui lui a bien donné tout le bonheur compatible avec une situation médiocre. Il a laissé deux enfants :

   Jean, né le *** 1877, sannonce garçon dintelligence et de cur. Il fait son chemin dans la maison où il a été placé par la protection de notre cousine Émilie, femme de René Eymard. [Marié le *** à Amélie Gignoux ; leur premier enfant, mal conformé, na vécu que quelques mois. NDLA.]

   Marguerite, née le 13 août 1875, destinée à lenseignement, paraît y avoir aptitude.

En attendant que ces doux enfants puissent soutenir leur mère, les familles Eymard et Mayet subviennent à ses besoins.

Émilie Marthe Mayet, ma sur et ma filleule, née le 2 novembre 1837, décédée le 28 septembre 1869

Nature vive, ardente et intelligente.

Elle était sur le point de se marier en 1857 quand survinrent les malheurs de notre père. Pour ne pas le laisser seul, elle tint à le rejoindre à Paris, accompagnée de notre grand-tante Fanny Morizot. Quelque temps après, mise au courant avant nous du mariage de notre tante avec notre père, elle en conçut un vif chagrin. Sentant que son rôle auprès de lui était fini, elle entra dans la congrégation des Servantes du Saint Sacrement fondée par le père Eymard (qui nétait pas notre parent), très digne prêtre, dimagination un peu ardente, mais qui a laissé une réputation de réelle sainteté.

Cette congrégation, établie à Paris faubourg Saint-Jacques, eut des débuts pénibles et ma chère petite sur y pratiqua forcément la vertu de pauvreté. Un peu plus tard, un legs important fait par une personne pieuse dAngers aux Servantes du Saint Sacrement les sortit de la gêne et leur permit de fonder une maison dans cette ville, où ma sur fut envoyée. Deux fois, dans mes voyages daffaires, jai eu le bonheur de ly voir heureuse, entourée de laffection de ses compagnes, quelle égayait par son naturel enjoué.

Elle avait eu toujours une excellente santé. Qui eût pu prévoir alors sa fin prématurée ? Au printemps de 1869, elle se plaignit dun mal bizarre qui fut reconnu plus tard être un kyste interne. Une opération devint nécessaire ; un chirurgien renommé en fut chargé ; mon frère Octave se rendit à Angers pour y aider. Elle semblait avoir parfaitement réussi, quand deux jours après, la pauvre enfant fut prise dune syncope et rendit à Dieu sa belle âme.

Averti par dépêche, jarrivai à Angers avant ses obsèques, bien touchantes au milieu de ses compagnes éplorées. Seul avec le jardinier de la maison, jaccompagnai ses restes au cimetière dAngers à la sépulture de la communauté.

Quelques années plus tard, de nouveau de passage dans cette ville, jai pu revoir la supérieure et apprendre delle quel vide ma sur avait laissé dans cette maison quelle animait de son activité et de son enjouement. Je fus ensuite magenouiller sur sa tombe, limplorant plutôt que priant pour elle.

Michel Valéry Mayet, mon frère, né le 4 janvier 1839

Il eut pour parrain M. Gaufre, intéressé dans la maison de commerce de notre père, qui, venant à mourir assez jeune, lui légua 20 000 francs, comme marque de gratitude envers la famille à laquelle il devait sa fortune.

Valéry eut une enfance débile ; il ne prit le dessus que grâce aux soins dévoués de la bonne Madeleine, ancienne nourrice de ma sur Marie, restée au service de nos parents.

Il ny a rien de saillant à dire de sa jeunesse, sauf son goût prononcé pour les sciences naturelles, qui furent ses seuls divertissements sous limpulsion du savant M. Mulsant, notre voisin.

Il navait pas fini ses études quand survinrent les malheurs de notre famille. M. Noilly, ancien ami de mon père, moffrit généreusement de le prendre comme apprenti commis dans son importante maison fabrique de liqueurs, en lui donnant de suite un appointement de 1 200 francs. Il passa là trois années pénibles sous les ordres dun gérant de cette maison, très dur pour ses employés. Jai dit plus haut comment il fut appelé à Sète pour fonder la maison en partie dirigée par mon père, puis bientôt compromise par de nouvelles imprudences. Après le départ de mon père pour Perpignan, Valéry lutta quelque temps encore désespérément, mais inutilement, pour se relever. Il fut finalement amené à une faillite non déshonorante, puisque ses causes ne lui étaient pas personnelles. À grand-peine il obtint un concordat de ses créanciers, grâce à lintervention de nos oncles Eymard. Puis il entra dans une maison de Béziers pour y faire la correspondance. Mais ce travail était peu dans ses goûts. Il sollicita et obtint par lappui de plusieurs savants, ses amis, la chaire de zoologie à lécole dagriculture de Montpellier. Déjà, en effet, il sétait fait connaître par dimportants travaux dentomologie. Mais il ne tarda pas à sentir que son avenir serait barré par ce fait quil navait aucun grade universitaire. Avec un grand courage, à 40 ans, il se remit à létude et enleva le diplôme de licencié ès sciences naturelles à la faculté des sciences de Montpellier.

Il nétait pas bachelier, mais la notoriété quil avait déjà acquise dans le monde scientifique par ses travaux entomologiques lui avait valu lappui de plusieurs personnages marquants qui lui obtinrent la dispense, toujours difficile à avoir, de ce premier grade.

Il a fourni depuis une honorable carrière dans ce poste de professeur à lécole dagriculture de Montpellier, continuant ses travaux principalement sur tous les ennemis de la vigne. Il les a résumés en un volume devenu classique chez les viticulteurs.

En 1834 il fit partie dune commission envoyée en Tunisie par le Gouvernement pour étudier les ressources de ce pays. Il sy occupa spécialement de la zoologie et rédigea au retour ses observations et ses souvenirs de voyage en un volume fort intéressant.

Il avait épousé en 1863 (16 avril), au moment où il semblait que ses affaires à Sète pouvaient prospérer, Mlle Adèle Taupin, dune famille lyonnaise transplantée à Paris. Ce mariage se fit par lintermédiaire de la famille Pin, qui occupait le principal appartement de notre maison port Neuville. Notre chère belle-sur Adèle a été le soutien de son mari dans les dures épreuves quil a subies. Elle a fait preuve en toutes circonstances du plus grand dévouement et de la plus grande abnégation. Sa santé a été très souvent mauvaise, elle na pas eu dautre enfant quune fille Juliette, ma filleule [née à Sète le 19 juillet 1864. NDLA.], mariée à Léon Cazalis, contrôleur des contributions directes à Montpellier. Ce jeune ménage a actuellement deux fils : Jean [(né le 12 septembre 1891). NDLA.] et Pierre [(né le 15 décembre 1892). NDLA.] ; mais il est bien éprouvé par le très faible tempérament de Juliette.

Valéry Paul, né le 17 novembre 1841, décédé le 17 novembre 1845 dune méningite

Comme lindique le tableau de notre famille, plusieurs de mes frères et surs sont morts tout à fait en bas âge ; je ne puis mentionner que les dates de naissance de ces petits anges et celles où ils se sont envolés au ciel.

Jai au contraire à signaler la profonde douleur que causa la mort de mon petit frère Paul à toute la famille, spécialement à ma sur Adèle et à moi.

Nous nous occupions en effet beaucoup de ce cher petit, dont lintelligence très développée annonçait une nature délite. Notre pauvre mère était souvent malade ; nous nous efforcions de la suppléer dans le commencement déducation de notre petit frère. La maladie qui la emporté fut longue et douloureuse. Jétais alors employé dans la maison de banque Morin-Pons. Deux fois par jour, ma mère menvoyait des bulletins me tenant au courant des alternatives du terrible mal qui finit par nous ravir ce cher enfant. Jai laissé quelques-uns de ces bulletins joints aux lettres de ma mère ; ils témoignent de ce quétait son cur. La douleur dAdèle et la mienne furent inexprimables, on ne put nous arracher du lit de ce pauvre petit, nous tînmes à lensevelir nous-mêmes. À ce moment, mon père était en voyage. On navait pas pu le prévenir du malheur qui nous frappait. Je fus, en bateau à vapeur, jusquà Chalon pour le lui apprendre et revenir avec lui.

Alexandre Benjamin Mayet, mon plus jeune frère,
né le 2 septembre 1846, décédé à Amélie-les-Bains le 21 mars 1877

Il avait vingt-et-un ans de moins que moi. Aidé de votre mère, je lai élevé, je puis dire comme mon fils, après le départ de Lyon de mon père. Sa mort a été lune des peines les plus vives de ma vie. Tout enfant, il montra le plus heureux naturel. Au moment de mon mariage, il avait 7 ans ; son air doux et intelligent séduisit de suite votre mère, qui le soigna comme son enfant. Ses études à linstitution dite des Chartreux à Lyon furent brillantes. Il en sortit bachelier ès lettres et ayant remporté les premiers prix de la classe de philosophie. Ses tendances artistiques lauraient porté à larchitecture ; mais une carrière dont les abords sont si longs ne pouvait pas donner satisfaction à son ardent désir de travailler au relèvement de la famille. Je le plaçai donc, sur sa demande, dans une maison de banque de Lyon, Droche & Robin. Puis il trouva à Villefranche chez MM. Bourgeot et Poulet, également banquiers, un poste plus lucratif. Après le départ de notre père de Sète, mon frère Valéry, qui appréciait son intelligence, lappela pour laider. Bien souvent, il allait à Perpignan voir notre père. Il lassista à ses derniers moments avec nos deux frères Octave et Valéry. Puis il resta auprès de notre tante, mourante elle-même, lui ferma les yeux et ramena ses restes à Lyon au commencement de 1870.

Revenu à Sète, il continua à travailler avec notre frère Valéry.

Au moment de la guerre, il nétait soumis à aucun service militaire, ayant pu, au tirage au sort, payer un remplaçant grâce à un prêt généreux de notre oncle Valéry Eymard. Mais il avait lâme trop ardente pour profiter de cette situation au milieu de lémoi général. Il sengagea dans la garde nationale mobile et partit avec ses deux cousins, Joseph et Hugues Eymard, qui étaient tenus, eux, de faire partie de cette troupe improvisée. Elle fut rassemblée pour le département du Rhône au camp de Sathonay. Pendant quelques jours, nous pûmes aller voir là nos jeunes gens, pleins de courage, mais non dentrain et dillusions, car déjà les revers se succédaient. Cétait pitié de voir létat de cette jeune troupe, dont tout luniforme consistait en une blouse bleue bordée de rouge et un képi. Toute famille ayant à peu près le nécessaire suppléa à linsuffisance des vêtements et des chaussures. Mais quand fut donné à ces pauvres jeunes gens lordre de partir pour Belfort, bon nombre, qui navaient pas de ressources, se mirent en route à lentrée de lhiver à peine vêtus. Nous fûmes heureux dapprendre quils étaient envoyés dans cette place réputée imprenable et quon savait bien munie. Nous étions loin de prévoir combien leur sort serait dur au contraire. Assez longtemps, nous pûmes recevoir leurs lettres et leur écrire. Mais, à mesure que linvasion allemande gagnait le Sud-Est, elles devinrent plus rares, puis manquèrent tout à fait. Cétait le commencement des angoisses des familles lyonnaises. Au bout de quinze jours, qui nous parurent des mois, nous reçûmes tout à coup, par la Suisse, de ces braves enfants, des lettres écrites très fin sur de petits papiers. Elles avaient été apportées au village de Bonson, près de Porrentruy, par une bonne vieille femme qui les avait cousues dans les doublures de sa robe et avait réussi à franchir les lignes ennemies. Pendant plus de deux mois, elle continua ce dangereux manège, marchant dans la neige, et gagnant les sentinelles allemandes en leur donnant des cigares, puis rapportant dans Belfort notre correspondance. Un brave aubergiste de Bonson sétait chargé dêtre le dépositaire, dans les deux sens, de ces précieuses lettres. Jen conserve quelques-unes de Benjamin.

Rien ne rapproche comme les épreuves. Toutes les familles lyonnaises qui avaient de leurs enfants dans Belfort, pauvres et riches, se communiquaient les lettres ainsi reçues. Joffris daller par la Suisse porter à laubergiste les remerciements de tous et le remboursement de ses frais. On se cotisa pour y joindre un cadeau. Je fis ce voyage par un froid terrible. Mais pour moi, la peine physique fut peu de chose à côté de celle morale. De Bonson, jentendis gronder dans les montagnes les coups de canon des assiégeants et des assiégés. Les avant-postes allemands touchaient la frontière, jusquà laquelle je mavançai. Quelques kilomètres seulement, impossibles à franchir, me séparaient de ceux dont la vie nous était si chère. Un bataillon de larmée suisse était là pour interner les déserteurs allemands, très nombreux. Ils encombraient le village de Bonson et racontaient les souffrances des assaillants, la résistance héroïque de nos braves moblots, leurs sorties hardies sous la protection des canons de la place.

Nous sûmes plus tard que Benjamin sy était montré aussi courageux quaudacieux. Cest lui, en qualité de sergent à la tête dune petite escouade, qui tomba une fois sur une grand-garde allemande, occupée à préparer le café. Nos Prussiens détalèrent prestement à lapproche des mobiles. Benjamin, à ce moment, marchant en avant, se retourna vers ses hommes et leur dit gaîment : « Eh, les gones de Lyon ! Voilà votre café servi. » Propos bien français que ses camarades nous ont transmis. Il avait rapporté de cette équipée plusieurs pièces de fourniment laissées par les Prussiens dans leur fuite.

Ce fut ensuite dans une autre sortie quil fut grièvement blessé, au bas des reins, par une balle. Rapporté dans Belfort par ses cousins, il fut mis à lambulance. Il tenait bien à expliquer que cétait en faisant face à lennemi, couché à plat ventre dans une embuscade, quil avait été ainsi blessé dune manière peu honorable en apparence. À la paix, sa vaillance lui valut la médaille militaire. Je revins de Bonson sans avoir pu voir notre pauvre messagère. Elle put encore une fois pénétrer dans Belfort ; puis on ne la revit plus. Périt-elle de froid, ou fut-elle tuée par les Allemands ? On ne la jamais su. Que de dévouements obscurs, dans ces moments terribles, nont reçu leur récompense que dans lautre monde !

Enfin larmistice arriva et, bien quil stipulât loccupation momentanée de Belfort par les Allemands, nous pûmes avoir des nouvelles de nos braves jeunes gens. Grâce sans doute aux prières de leur vénérée grand-mère, ils étaient tous trois vivants, et elle allait avoir la joie de les serrer de nouveau dans ses bras.

La blessure de Benjamin était en voie de guérison ; mais il était très éprouvé par son séjour dans une casemate humide et dans limpuissance de partir à pied avec les camarades. Le service des chemins de fer dans lEst était suspendu. Une bonne mère lyonnaise, Mme Jenoudet, qui navait pas quitté son fils également malade à Belfort, loua une petite voiture et entreprit de ramener ces deux pauvres enfants. Benjamin était dans un tel état dabattement quil refusait dabord de se laisser emmener, disant quil serait peut-être bien soigné par les Prussiens. Mme Jenoudet insista et finit par le déterminer. Quelle reconnaissance nous dûmes à cette bonne dame ! [(qui, plus tard, en Algérie, a été victime dune insurrection arabe). NDLA.]

Enfin nous le revîmes, mais dans quel état ! Pâle, maigri, ses vêtements usés, en lambeaux !

Presque en même temps arrivait par étapes à Lyon cette glorieuse garnison de Belfort, dont lentrée fut un triomphe. La garde nationale faisait la haie pour la recevoir. Bruno et Paul peuvent se souvenir que je les avais emmenés dans les rangs avec moi pour quils fussent témoins de ce spectacle mémorable.

Joseph Eymard, aussi pauvrement vêtu que les autres, marchait à la tête de sa compagnie, sonnant fièrement du clairon.

Benjamin, ne pouvant pas prendre part à ce triomphe, voulut du moins faire un acte de courage de plus. Notre lâche municipalité lyonnaise avait laissé sur le beffroi de lhôtel de ville le drapeau rouge, arboré depuis la chute de lEmpire. Benjamin fit insérer dans les journaux de la ville une protestation vibrante dénergie contre cette indignité. Jen ai conservé un exemplaire.

Nous lentourâmes de tant de soins quil se remit assez promptement et ne tarda pas à aller rejoindre notre frère Valéry à Sète. Les affaires se ranimaient ; ils avaient tous deux lespoir de relever leur maison, si meurtrie depuis le départ de notre père pour Perpignan. Cet espoir fut si bien partagé par quelques amis quils lui facilitèrent un mariage absolument inespéré. Le 15 mai 1873, il épousa Mlle Marie Audouard [(née le 15 août 1849). NDLA.], richement dotée par sa tante, Mme veuve Rouzier. Ce qui était mieux encore que la fortune, elle lui apportait un cur dor, une vive intelligence et une réelle piété, dons précieux que Benjamin se mit à cultiver avec toute son ardeur habituelle. Il faut ajouter aussi quelle était fort jolie. Notre cher frère trouvait ainsi la récompense bien méritée de sa vertueuse jeunesse, de son courage et de son dévouement pour les siens. La Providence lui ménagea alors quelques années de grand bonheur, pour terminer sa carrière si bien remplie et si courte, hélas !

Sa chère Marie lui donna successivement deux filles : Marguerite [(née le 29 avril 1874). NDLA.] et Marthe. La dernière ne vécut que peu de mois et cette perte assombrit le bonheur du jeune ménage.

Marguerite, après avoir été longtemps un peu débile, est devenue une grande et forte fille par les soins de sa mère. Elle ressemble à son père dune façon frappante. [La santé a depuis gravement périclité. NDLA.]

La santé de Benjamin paraissait suffisante. Cependant, il avait conservé de son séjour dans les casemates de Belfort une certaine faiblesse de poitrine. Avec son ardeur excessive, il se prodiguait en courses pénibles pour les affaires. Souvent, il était arrêté par des refroidissements. Dans le courant de lhiver 1876-1877, ces indispositions devinrent de plus en plus graves. Effrayée, sa femme lemmena à Amélie-les-Bains, espérant le rétablir. Le hasard voulut que je fisse à ce moment un voyage dans le Midi pour affaires de ma compagnie. Je poussai jusquà Amélie-les-Bains. Je fus terrifié de létat de ce cher frère, je mefforçai de dissimuler mes craintes à sa pauvre femme ; les illusions du mourant la soutenaient elle-même. Il priait Dieu avec ardeur de lui rendre la santé, se faisant apporter le pain de vie deux fois la semaine, espérant toujours !

À mon retour par Montpellier, mon frère Valéry mattendait à la gare. Je ne pus retenir mes larmes. Il comprit, et nous mêlâmes notre douleur.

Deux semaines après, rentré à Paris, japprenais par une dépêche que notre cher frère, en réalité mon fils aîné, était allé trouver le repos mérité par sa vie si courte et si bien remplie. Il mourait dans sa trente-et-unième année.

Marie nous est restée attachée de tout cur. Malgré les instances de sa famille, elle na pas voulu se remarier.

Elle a voué son existence à léducation de sa fille et à toutes sortes de bonnes uvres.

Les restes de Benjamin furent rapportés à Béziers, où ses obsèques furent suivies par un grand concours damis. Son caractère affable, obligeant, enjoué, lui en avait acquis de très nombreux. Plusieurs discours furent prononcés sur sa tombe. Il semblait que ce fût une des notabilités de la ville qui disparaissait.

Un journal de la localité, que jai conservé, en témoigne.




Les tableaux qui précèdent ont été établis daprès des notes recueillies en Languedoc par notre cousin Henri Menard de Chauglonne. Ils donnent, depuis le règne de Louis XIV, la filiation certaine de cette famille, dont la noblesse remontait plus haut, car des traditions peu précises disaient que lun de ses ancêtres avait été huguenot, puis avait abjuré et avait servi dans les armées dHenri IV.

Cest sans doute à cette origine militaire que Théodore Menard du Perrier dut lhonneur dépouser Anne Fessy de La Cardonnière, sur de deux officiers distingués. Mais lui-même prit une tout autre route ; car, venu à Lyon pour vendre des soies, principal produit des domaines de sa famille, il sy fixa et continua ce commerce.

Cependant, son fils [Gabriel Louis. NDLA.] reprit les traditions de ses ancêtres en entrant dans larmée.

Avant de suivre la branche masculine des Menard, je dois marrêter à cette famille Fessy de La Cardonnière, dont la mémoire est heureusement conservée par les deux magnifiques portraits que nous possédons et qui sont actuellement à la garde de notre cousine Adrienne Menard. Quel grand air avaient ces respectables aïeux ! Nous ne savons rien de leur existence, sinon quelle sécoula en Languedoc et que Pierre Fessy était magistrat. Mais nous pouvons juger du mérite de ce père et de cette mère par la famille quils ont élevée, composée de notre arrière aïeule, dun officier qui fut au service de Stanislas, duc de Lorraine, dun autre officier garde du corps de Louis XV, dun père jésuite, de trois religieuses, dont deux visitandines, et dun de ces cadets qui furent à la Louisiane ou au Canada fonder lempire colonial de la France.

On ma toujours dit que cétait de ces grands-parents que nous venait le bel exemplaire de lAtlas de Vaugondy que nous possédons.

[Une autre empreinte darmoiries plus compliquées des Du Perrier ma été remise par Gabriel Menard de Chauglonne, fils dHenri. Cet écusson a été déchiffré par notre cousin Breghot du Lut comme suit : écartelé 1 et 4 dargent au poirier de sinople sur une terrasse du même, accompagné en chef de deux étoiles dazur, 2 et 3 dazur à la fasce dor, accompagné en chef de trois étoiles dargent et en pointe de trois croissants dargent posés 2 et 1.

Une tradition conservée verbalement établit bien notre filiation depuis ces vénérables aïeux : ma grand-mère Mayet, née Menard, avait appris à lire sur les genoux de sa grand-mère, dame Menard née Fessy, qui lui disait, en lui montrant ces beaux portraits, qui existent encore : « Joséphine, lisez bien, voyez mon père et ma mère qui vous regardent. » Cette arrière grand-mère Menard de Chauglonne était fort instruite, elle soccupait dhistoire naturelle et nous avons contribué, mon cousin Henri Menard et moi, à achever de dilapider les restes dune collection de coquillages qui venait delle. NDLA.]

Je reviens à la tige masculine.

À quel moment les Menard cessèrent-ils de sappeler du Perrier pour prendre le titre de Chauglonne dune terre quils avaient acquise dans les Cévennes ? Je lignore. Mais, lorsque Théodore Menard vint sétablir à Lyon, il portait encore le nom du Perrier et son blason figurant un poirier, accosté de deux étoiles, subsistait encore il y a peu sur la porte dune maison, maintenant détruite, qui lui avait appartenu, dans la rue dite de lArbre sec, nom qui avait probablement été donné à cette rue à cause de ce blason. Jai vu dans mon enfance chez mon arrière grand-mère Menard un couvert dargent, échappé à la Révolution, qui portait ce même écusson. Javais recueilli un cachet qui le reproduisait et je lavais donné à mon cousin Henri Menard, qui la perdu dans ses campagnes. Mais jen conserve lempreinte [ci-jointe. Voir le tableau qui précède. NDLA.].

Gabriel Louis Menard de Chauglonne, mon arrière grand-père,
né à Lyon le 19 juillet 1744, décédé à Lyon le 4 vendémiaire an IV,

prit la carrière militaire un peu contre le gré de son père et avait encore plus indisposé sa famille en faisant un mariage dinclination tout à fait au-dessous de son rang. Marie Maugé, mon arrière grand-mère, était, dit-on, fille dune marchande de légumes de la place des Jacobins. Elle mourut jeune, laissant deux enfants : Anne Joséphine, ma grand-mère, et un fils, Robert Isidore.

Gabriel Louis Menard de Chauglonne, peu après la mort de sa femme, fit partie de larmée qui conquit [occupa. NDLA.] la Corse sous Louis XV. Il nétait pas du reste dun tempérament belliqueux. Assez homme du monde, il avait de très bonnes manières. Adroit et minutieux, il excellait dans les travaux manuels, suivant la mode du temps. Je conserve un carton dans lequel il fermait ses épaulettes, et quil avait fait en réunissant des cartes à jouer, vrai travail de patience [qui ne se referait pas aujourdhui. NDLA.].

À sa rentrée en France, il obtint le poste fort honorable de capitaine du guet de la ville de Lyon. Nous dirions aujourdhui commandant de la garde municipale. Comme tel, il avait un logement dans un bâtiment appartenant à la ville, aujourdhui détruit et formant une partie de la place des Cordeliers. On lappelait hôtel du Concert en raison de la salle de musique qui sy trouvait. Ce fut là quil épousa en secondes noces Françoise Laverrière (2 novembre 1781), fille dun honorable fabricant de passementerie dor et dargent à Lyon, née en 1756. Je conserve la copie de son contrat de mariage. Elle ne lui apportait pas une grosse dot, mais une vertu éminente, un naturel aimant, dévoué et surtout raisonnable. Elle éleva comme une vraie mère les enfants de la première femme de son mari. Pendant la tourmente révolutionnaire, elle soutint son courage.

Il avait dû abandonner son poste après le siège de Lyon et resta quelque temps retiré dans la maison de campagne quil possédait à Oullins.

Deux de ses amis intimes et anciens compagnons darmes, MM. Montellier et Beckner, périrent sur léchafaud à ce moment. Lui-même, vers la fin de la Terreur, dénoncé comme suspect, avait dû quitter Oullins et sétait réfugié à Lyon chez des parents de sa femme. On le trouva mort dune attaque ou dasphyxie dans un placard où il sétait caché.

Je reviens à Françoise Laverrière, que jai cru toute mon enfance être ma vraie arrière grand-mère, tant elle était aimée et vénérée par toute la famille de mon père, spécialement par ma grand-mère Mayet, qui lappelait maman et navait aucun souvenir de sa vraie mère. Mon père la considérait tellement comme sa grand-mère quil avait toujours vécu dans la plus grande intimité avec son neveu Alexandre Laverrière et ses cousines les bonnes demoiselles Bellacla, vieilles et respectables institutrices, qui étaient absolument comme de notre famille.

Françoise Laverrière avait pour frère un architecte de quelque valeur, ami intime, pendant les années qui ont précédé la Révolution, de lingénieur Perrache, qui conçut et exécuta le hardi projet de rejeter le confluent du Rhône et de la Saône au moyen dune digue, dite chaussée Perrache, bien au-delà des remparts dAinay. Pendant ce travail, la famille de lingénieur occupait une maison de campagne située dans lîle Moniat, qui se trouva par le fait reliée à la presquîle de Lyon. Cette maison fut ruinée pendant le siège de 1793.

Jai souvenir que notre arrière grand-mère (de nom), nous menant promener avec ma sur Adèle, nous conduisit un jour devant ces ruines et, nous montrant une bretagne [taque (Nizier du Puitspelu, Le Littré de la Grand-Côte). NDLR.] en fonte restée adossée à un mur, nous dit : « Jai travaillé souvent devant cette cheminée avec la famille Perrache. »

Au moment où elle évoquait ce souvenir, elle habitait rue du Bât-dArgent, dans une maison appartenant à ses deux vieilles amies Mmes Montellier et Beckner, avec lesquelles elle était restée dans une grande intimité, toutes trois veuves de victimes de la Révolution.

Un peu plus tard, ma satisfaction, les jours de congés, en sortant du collège, était de prendre cette bonne grand-mère pour lamener à la maison le reste de la journée.

Elle acheva par une sainte mort, à 87 ans, sa carrière, si traversée, puis remplie les dernières années par lexercice de la charité ; elle était infatigable à la visite des pauvres.

Cétait une femme de sens et de cur, plutôt que desprit brillant. Elle aimait les enfants et savait sen faire aimer. Elle était de ceux qui ne sarrêtent pas à rappeler les malheurs quils ont subis, et certes, elle en avait éprouvé dépouvantables pendant la Terreur. Sortie dune famille bourgeoise, bourgeoise elle était restée, quoique mariée à un gentilhomme. Elle ne se faisait appeler que « Mme Menard » et avait fait si bien oublier le nom de Chauglonne que dans la famille, on lignorait presque et quon fut jusquà trouver mauvais, bien à tort, que mon cousin Henri le reprît, une fois militaire, en quoi il eut parfaitement raison. Il ne faisait du reste que se conformer à son état civil, établi par lacte de baptême de son père sur les registres de la paroisse Saint-Nizier transferés aux archives de la ville, où je lai lu.

La mort de cette bonne grand-mère a été pour nous un grand deuil. Ses restes reposent dans notre tombe de famille, où mon père a fait inhumer aussi son neveu Alexandre Laverrière, quil traitait comme son frère.

[Je conserve son portrait très ressemblant fait par M. Tissot, mon maître de dessin. NDLA.]

Anne, Joséphine, Stéphanie, Robertine Menard de Chauglonne, née à Oullins en 1775, décédée à Lyon le 26 mai 1845, mariée le 29 novembre 1795 à Jean-Marie Fidèle Mayet, ma grand-mère paternelle, qui ma en partie élevé, habitant avec nous et aidant ma mère au milieu de sa si nombreuse famille

Cétait une femme de murs austères, dune foi vive, mais empreinte dun peu desprit janséniste, qui lui venait probablement de sa grand-mère née Fessy de La Cardonnière, laquelle sétait occupée de son éducation, comme je lai dit plus haut.

Fervente chrétienne, donnant chaque jour beaucoup de temps à la prière, elle nallait jamais, chose bizarre, le dimanche, quà la messe de midi, et ne sapprochait des sacrements quà Pâques et à Noël. Elle avait compensé par la lecture linsuffisance de son éducation, interrompue par la Terreur.

Fille de noble et fort belle, elle avait fait un mariage dinclination en épousant mon grand-père, dune famille tout à fait roturière. Cette alliance montre bien à quel point toutes les classes furent confondues au sortir de la Révolution.

Elle remplit toujours ses devoirs dépouse et de mère avec une haute vertu, une abnégation sans borne ; mais elle navait pas tardé à être assez en froid avec la famille de son mari, à lexception de son beau-frère lecclésiastique, dont elle appréciait la distinction. Pleine desprit, très vive à la répartie, elle souffrait de la vulgarité de ses belles-surs et le laissait trop voir.

Quand vinrent les revers de son mari, elle fit preuve dune énergie et dune intelligence hors ligne. À aucun prix elle ne voulut se résigner à priver ses fils dinstruction. Voici ce quelle fit pour la leur assurer : tandis que son mari se résignait à remplir un modeste emploi à Castelsarrasin comme je lai dit, elle laissait ses fils à sa mère, partait pour Paris, emportant pour toute ressource un couvert dargent à vendre, ouvrait pour subsister une boutique de mercerie et bonneterie dans le passage Delorme (entre la rue de Rivoli et la rue Saint-Honoré. Bien souvent jy passe, cherchant cette boutique, point de départ de la restauration de notre famille), puis, munie de lettres de recommandation de Mme Récamier et de M. Ampère, lillustre savant, deux de nos sommités lyonnaises, elle sollicitait pour son mari la place déconome du lycée de Lyon, où elle espérait ainsi faire élever ses deux fils gratuitement. Son attente fut longue. Mme de Fontanes, femme du ministre de lInstruction publique, à laquelle elle avait été recommandée, fut touchée de son héroïque dévouement et fit tout son possible pour laider à atteindre son but. En attendant, elle se faisait honneur de produire cette jeune femme, belle et spirituelle. Elle la recevait dans son salon, alors fréquenté par les illustrations de lépoque, entre autres Mme de Staël, non encore disgraciée à ce moment. Il était intéressant de mettre ma grand-mère sur ses souvenirs de ce temps-là ; mais elle ne sy prêtait que dans lintimité la plus étroite. Je conserve une petite lettre de Mme de Fontanes lassurant de sa sympathie et lengageant à la patience.

Enfin le terme de ses peines arriva. Mon grand-père fut nommé économe du lycée de Lyon et quitta Castelsarrasin. De son coté, ma grand-mère rentrait au milieu des siens et la famille se trouvait ainsi reconstituée dans des conditions honorables, grâce à son intelligence et à son énergie. Son séjour à Paris avait duré un an. Que de constance ne lui fallut-il pas pour poursuivre aussi longtemps son dessein ? Je puis donc bien constater que notre famille lui doit de ne pas être redescendue au niveau de quelques-uns de nos parents, restés dans la classe ouvrière.

Elle ramenait sa fille Adèle, qui avait fait sa première communion à Paris, comme je lai dit plus haut, mais qui paraissait déjà atteinte de la maladie de langueur qui devait lemporter.

À partir de ce moment, lexistence de ma grand-mère resta inséparablement liée à celle de mon père, qui avait si bien justifié ce quelle avait fait pour lui.

Après son mariage, elle vécut aidant ma mère à élever sa nombreuse famille. Nous lappelions la bonne-mère pour la distinguer de larrière grand-mère Menard et de la mère de ma mère, qui était la bonne-maman.

Je conserve à sa mémoire toute la reconnaissance que je dois à ses bons soins pendant mes études.

Ses dernières années furent pénibles au point de vue de la santé ; elle souffrait constamment de maux destomac et ne se soutint que par un régime des plus rigoureux.

Elle finit sa carrière à 70 ans dans les sentiments dune austère piété.

[Je conserve son portrait, au crayon, par M. Tissot, mon maître de dessin, fait peu de temps avant sa mort. Il est ressemblant, mais moins bien réussi que celui de grand-mère Menard. NDLA.]

Robert Isidore Menard de Chauglonne, frère aîné de ma grand-mère,

a mené une existence aventureuse, composée dalternatives de fortune et de misère.

Commissaire des guerres sous Napoléon Ier, il avait épousé en Espagne Marie Salamo, dune bonne famille mais qui passa avec lui une existence fort agitée et souvent malheureuse. À quelle époque finit la carrière de cette sorte daventurier ? Je lignore.

Sa veuve était restée en correspondance avec mon père, qui plus dune fois est venu à son aide. Elle avait un fils qui paraissait capable de la soutenir ; ce jeune homme de mérite fut enlevé à sa mère par la typhoïde à 20 ans. Elle-même succomba peu après à Perpignan, où elle vivait retirée, victime du choléra de 1832.

Alexandre Menard de Chauglonne, fils de Louis Gabriel et de Françoise Laverrière,
né le 1
er avril 1785 à Lyon, décédé le 29 décembre 1865 à Lyon

La mémoire de ce bon oncle doit être conservée, tant il était aimable, obligeant, serviable. Mais il faut dire quil joignait à ces qualités une inconcevable insouciance des nécessités de la vie. Cétait un gentil homme de lautre siècle, moins lincrédulité, car il fut toujours bon chrétien.

Établi fabricant détoffes de soie, il ne tarda pas à compromettre sa fortune par son incurie. Très adroit dans tout art manuel, il négligeait ses affaires pour passer son temps à de menus travaux, souvent inutiles, car il navait pas dinstruction scientifique.

Il quitta Lyon pour entrer intéressé dans une fabrique de rubans à Saint-Étienne, où il neut pas plus de succès. Ce fut là quil perdit sa femme, Élisa Caussanel, dont la vie très vertueuse sétait écoulée dans la gêne, et qui lui laissa quatre enfants vivants, après en avoir perdu trois en bas âge.

Il était dans limpuissance délever cette famille. On se la partagea. Sa belle-mère, la respectable Mme Caussanel, se chargea dAdrienne, qui en retour entoura de ses soins cette vénérable grand-mère pendant sa longue vieillesse. Mon père fit élever Henri, partie au petit séminaire de Saint-Jean, partie ensuite comme externe au collège de Lyon avec moi.

La grand-mère Menard garda la petite Zoé, qui mourut à 4 ans. Enfin, on obtint pour Joséphine léducation presque gratuite au couvent de Jésus-Marie à Chazay, où elle prit elle-même lhabit religieux une fois grande, après avoir vécu quelque temps avec son père.

Quant au pauvre oncle Menard, il vécut quelques années tristement seul à Terrenoire, où lun de ses amis, M. Génissier, directeur de la Compagnie des forges, alors florissante, lui avait assuré un modeste emploi.

Mon père prit son isolement en pitié et finit par obtenir de son associé, M. Bunod, de lui donner à tenir la caisse de la maison Mayet et Bunod ; emploi qui, à vrai dire, nétait guère suffisant pour occuper un homme. Il le garda jusquau départ de mon père, bien soigné par sa fille Adrienne, qui était venue, après la mort de sa grand-mère, remplacer sa sur Joséphine auprès de lui.

Même quand survint la catastrophe de la chute de notre maison, il ne parut sinquiéter de rien. Dès longtemps, il avait pris lhabitude de ne pas sarrêter aux choses pénibles, évitant même den parler. Nous convînmes en famille de lui donner un appartement dans la maison que nous possédions indivise rue de lAnnonciade ; puis, quand elle fut vendue, nous continuâmes à payer son loyer.

[Avec lappui de quelques amis, il obtint la place peu lucrative et peu absorbante de caissier dans une étude de notaire, et la garda deux ou trois ans. Mais ses facultés baissèrent de plus en plus et il ne tarda pas à ne plus pouvoir remplir cet emploi. NDLA.]

Adrienne ajouta à ses minces ressources un peu de travail daiguille. La bonne Annette, ancienne domestique de Mme Caussanel, continua à le servir par dévouement. Le bon oncle vécut ainsi tranquille pendant huit ans, sans paraître se préoccuper de savoir doù lui venait le demi-bien-être dont il jouissait.

Les derniers temps de sa vie, tant quil put marcher, il se rendait assidûment aux offices des pères capucins, sétant fait agréger au tiers-ordre franciscain. Il mourut à 80 ans, regretté de tout le monde, malgré son peu de cervelle, tant il était bon et affable. Ses petites manies, ses idées souvent enfantines et son amabilité resteront comme un des bons souvenirs de notre famille.

Nous avons son portrait-carte pris avec sa fille Adrienne. Je conserve de plus un portrait de lui plus ancien sur plaque daguerréotype.

Adrienne Menard de Chauglonne, fille aînée du précédent et dÉlisa Caussanel, née le 28 juillet 1824.

Après avoir soigné, comme je lai dit plus haut, sa grand-mère Caussanel puis son père jusquà leur mort, elle a encore rendu le même service à Mme veuve Laverrière, sa cousine, qui la mise par son testament un peu au-dessus du besoin. Elle remplit maintenant de bonnes uvres envers les pauvres sa vie précédemment dévouée à ces trois vieillards.

Toute son existence na été ainsi quun dévouement continu. Actuellement encore, cest à elle quon sadresse quand on a besoin daide ou de secours.

Henri Menard de Chauglonne, né à Lyon le 24 juillet 1822, décédé à Montpellier le 23 avril 1892, fils dAlexandre Menard, a été élevé en partie avec moi par mon père.

Placé dans une maison de banque, où il paraissait avoir de lavenir, il eut des difficultés avec ses chefs et prit le parti daller rejoindre un de ses cousins Desarbres négociant en Algérie. Nayant pas pu non plus sentendre avec lui, il sengagea et sut faire son chemin dans larmée. Sa facilité à apprendre les langues lui permit darriver à parler parfaitement larabe, ce qui lui valut de franchir rapidement les premiers grades dans les bureaux arabes.

Au siège de Sébastopol, au Mexique et pendant la guerre de 1870-1871, il se distingua par son courage. Prisonnier à Metz, il passa son temps de captivité à Hambourg, ayant le grade de capitaine. À la paix, il fut promu chef de bataillon. Il était chevalier de la Légion dhonneur depuis la guerre du Mexique. Atteint par la limite dâge, il fut nommé lieutenant-colonel de la territoriale puis commissaire du gouvernement au conseil de guerre de Brest, plus tard à Montpellier, où il finit sa carrière [avril 1892. NDLA.]. Il avait été là promu officier de la Légion dhonneur.

Voir ses états de service dans les pièces relatives à la famille Menard.

Il régularisa tardivement à Montpellier son union libre avec une ouvrière de Sedan, Jeanne Lamorlette.

Il na laissé quun fils, Gabriel, qui, après avoir échoué à lécole de Saint-Cyr, est entré dans larmée par celle de Saint-Maixent.

[Il est lieutenant dinfanterie au moment où jécris cette note. Il se sent, par ses allures, de la basse extraction de sa mère. Cependant, il paraît devoir fournir une carrière honorable. NDLA.]

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In La gazette de l'île Barbe n° 77

Eté 2009

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