Quelques réflexions sur les souvenirs

de Constance Goybet

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Les mémoires de Constance Goybet sont passionnants (il faut accepter de les lire avec attention sans se laisser rebuter par la mentalité d'une autre époque). Elle nous livre une expérience humaine hors du commun.

Elle écrit sans ostentation, avec une très grande pudeur, simplement pour elle-même : de son vivant, deux personnes seulement en auront connaissance : Charles, qui découvre le premier cahier en fouillant ses affaires, et Joseph Jaillard, son mari.

Certes, c'est l'écriture d'une jeune fille qui semble avoir une sensibilité exacerbée : elle passe continuellement de l'exaltation de la rencontre au désespoir de la séparation ; plusieurs fois, même, elle rentre dans sa chambre pour jouir de son chagrin : « Pourquoi n'ai-je pas encore jeté sur le papier mes pensées, tour à tour douées et cruelles, mes joies avec leurs épines, mes souffrances avec cet indéfinissable sentiment de bonheur étrange qui les accompagne toujours... » « Je m'étendis sur un canapé où je savourai silencieusement mon chagrin. »

 

Une maturation

 

Au fil des pages, on la voit changer, cet amour idyllique du début va mûrir. Dans leurs premières promenades à travers les bois sous la Martinière, elle était partante pour vivre « d'amour et d'eau fraîche ». « Je me souviens que nous nous égarâmes complètement dans de délicieux petits ravins boisés, et qu'un sentier tout semé de fleurs sauvages nous conduisit à une cabane de branchages perchée au bord d'un ruisseau qui murmurait sous un fouillis d'herbes et de broussailles : "Qu'il ferait bon vivre à deux sous ce toit rustique" me dit Charles. »

Mais rapidement, elle devient réaliste : si Charles n'a pas de situation, leur rêve s'évanouit : « Personne, eh non ! personne n'a jamais su combien furent amères les larmes que je versais ce jour-là. On s'étonna de mon désespoir. On crut probablement à un caprice ; personne ne comprit avec quelle amertume je pleurais nos joyeux rêves rendus peut-être irréalisables, avec quelle amertume je pleurais l'avenir de Charles que cet échec venait peut-être de briser ! »

Au point de s'en étonner elle-même : « Nous avons causé carrière : je suis étonnée de me trouver parfois si pratique, si raisonnable à travers toutes ces folles bouffées d'amour et d'exaltation qui me montent au cerveau. »

 

Des obstacles

 

Pour vivre cet amour, elle déploie une énergie qui fait face à tous les obstacles. C'est d'abord l'opposition de son père. Entre l'obéissance au père, qui était sacrée de son temps, et le refus de céder, elle trouve un moyen terme : « J'étais seule dans ma chambre quand Maman vint me parler. Pendant une heure, elle essaya de me raisonner ; je souffrais cruellement de son chagrin, mais je sentais tellement au-dessus de mes forces de renoncer à lui qu'il me fut impossible de promettre ce que l'on voulait exiger de moi. Je répondis simplement que, plus tard, quand il s'agirait d'une décision, je me soumettrai à mon père que je savais trop bon pour me faire souffrir. »

Il n'y a pas que l'entourage qui lui crée des soucis et qui la menace ; elle se sait fidèle, mais plusieurs fois, elle s'interroge au sujet de Charles : « M'a-t-il oubliée ? Ce sont autant de questions que je me pose avec fièvre sans parvenir à les résoudre. »

Puis c'est la découverte que Charles est loin d'être le jeune homme parfait dont elle meuble ses rêves ; elle hésite d'abord sur la conduite à tenir : « Je me souviens de l'étrange et douloureux frisson qui me saisit lorsque Charles me dit avec une tristesse émue : "Tu aura des désillusions sur mon compte, je ne suis pas digne de toi." Je le regardai avec angoisse, cherchant à lire sur son visage l'aveu que ses lèvres avaient commencé, et pour la seconde fois, un doute amer, affreux, me saisit. Je me souviendrai toute ma vie de cette minute d'angoisse poignante où je cherchai à me poser cette question : "si jamais je venais à découvrir quelque chose de grave sur le compte de Charles, est-ce que je lui tendrai la main comme par le passé, est-ce que j'oserai, comme autrefois, m'appuyer avec confiance sur son bras ?" »

Elle découvre alors le pardon : « Oh, je veux tout oublier, jusqu'au souvenir de la faute, jusqu'au souvenir de ce que j'ai souffert quand le voile s'est déchiré devant mes yeux. Pauvre ami, je ne te maudis pas, mais je te plains, et quand aujourd'hui tu m'as répété avec l'accent de la prière : "si l'on découvrait quelque chose de grave sur mon compte, que ferais-tu ?", tu le sais, ma réponse a été encore un mot de pardon ! »

Quand elle a pu convaincre sa propre famille, quand son père ne fait plus d'opposition, c'est le père de Charles qui prétend que son fils a, comme sa mère et les membres de sa famille maternelle, une maladie mentale, et qu'il n'est pas mariable ; là, elle a peur de craquer car son amoureux se laisse impressionner par son père.

Elle arrive enfin à obtenir la reconnaissance officielle : « Hier a été une journée solennelle pour nous deux, quelque chose d'officiel dans cette réunion de famille donnée en notre honneur et qui était comme une sanction définitive de notre conduite par les oncles. »

C'est, alors, la maladie de Charles qui la rejette dans le drame. Quand on connaît son histoire, comment ne pas être très impressionné par ces quelques lignes prémonitoires (écrites en 1881, avant que la maladie grave de Charles ne se soit déclarée) : « Je me suis réfugiée dans ma chambre et j'ai épuisé toutes mes larmes. J'éprouvai une sensation amère d'isolement, un vide immense, impossible à combler : ce portrait de la Vierge que nous avions placé ensemble contre la muraille, ces vers que nous avons lus tous les deux si peu de jours auparavant, ces fleurs que lui-même m'avait données, enfin ces mille souvenirs dont ma chambre est remplie me rappelaient trop cruellement ma perte. Pour me calmer, j'ai essayé de songer à l'avenir ; au lieu de calme, je n'ai évoqué qu'une vision affreuse : je me suis vue à quelques années de distance, pleurant à cette même place ; j'ai aperçu sur le lit une forme rigide, à ses côtés de grands flambeaux tremblants... Un cri affreux s'est échappé de mes lèvres et je me suis jetée à genoux, le cœur brisé. »

 

Un climat de foi

 

Tout cela est vécu dans un climat de foi ; ceux pour qui c'est une dimension importante de la vie auraient intérêt à la regarder de près, même si elle n'a pas la même tournure que la nôtre.

Elle recourt constamment à Dieu dans ses joies et dans ses peines.

« Une joyeuse action de grâce s'éleva de mon cœur vers Dieu, et je le remerciai ardemment d'avoir placé sur ma route un amour si profond et si grand. » « Mon Dieu, je bénis ces adieux déchirants, ces brisements de cœur, puisque c'est à cette agonie d'un moment que sont attachées les ineffables délices du retour ! »

Mais si sa souffrance intense la rend incapable de prier, elle ne se laisse pas aller à la révolte : « Qu'elle est dure, cette acceptation de la volonté de Dieu ! Ce n'est point cependant un cri de révolte qui s'échappe de mes lèvres, c'est une plainte amère, navrée. 0 mon Dieu, je souffre et je ne peux pas prier. Je voudrais écrire ce que je sens ; je suis impuissante à exprimer les sentiments tumultueux qui me labourent le cœur, et ma main tremblante peut à peine tracer ici l'expression de mon amer chagrin, de mes regrets passionnés. » Toutes ces pages ne sont-elles pas un hymne dramatique à l'amour ? « Il n'y a rien de plus doux que l'amour, rien de plus étendu, de plus délicieux ; rien de plus enivrant non plus que ces mots magiques tombés de ses lèvres aimées. C'est comme un rayonnement splendide répandu sur l'univers, une clarté bénie qui nous montre la route. »

 

Jacques LEPERCQ.

 

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