Charles-Henry Tabareau

(Béziers, 1790 - Lyon, 1866)

Fondateur de la Martinière de Lyon

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Au début du siècle dernier, un problème épineux était posé à la municipalité lyonnaise pour l'affectation d'un très important legs du major général Claude Martin et, durant de longues années, aucune solution ne fut trouvée. Par son testament, Claude Martin confiait à la ville de Lyon la mission de créer une école élémentaire gratuite pour les jeunes Lyonnais, école qui porterait le nom de « la Martinière ».

Par prudence, Claude Martin chargeait l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon d'examiner les projets. Pendant plusieurs années à partir de la remise à la municipalité de l'avis de l'Académie, le 14 thermidor an XI [2 août 1803], de longues discussions se poursuivirent sans qu'il fût possible de trouver une formule d'accord.

Pour sortir de cette situation pénible et pour obtenir le versement du legs — une somme considérable pour l'époque —, l'Académie chargea un jeune professeur, Charles-Henry Tabareau, d'établir un rapport pour trouver une solution mieux adaptée aux besoins du temps, en écartant le principe d'une fondation pieuse.

 

Un polytechnicien officier du génie

 

Charles-Henry Tabareau était né à Béziers (en 1790), mais sa famille était établie à Lyon depuis fort longtemps (1757). C'était une famille de « postiers », collaborateurs plus ou moins associés à la ferme royale de la poste. L'oncle de Charles-Henry, Jean Tabareau, était directeur de la poste à Lyon, pour la ligne Paris-Lyon et Lyon-Genève (Ferney), membre des sociétés savantes de Lyon, correspondant de Voltaire, qui bénéficiait de certaines complicités avec le fermier général et les directeurs de la poste pour l'acheminement gratuit et discret de ses œuvres. Jean Tabareau habitait dans son domaine sis sur la route de Champagne-au-Mont-d'Or et, par un clin d'œil du destin, la Martinière-Duchère est construite sur le terrain de sa propriété, « la Volontaire », qui devait par la suite appartenir à Joseph Gillet, chimiste et teinturier de renommée mondiale.

Charles-Henry Tabareau, ancien élève de Polytechnique, ancien officier du génie, demi-solde après 1815, était venu dans sa famille et retrouvait ses camarades de Polytechnique. Par l'intermédiaire de Jean-Michel Raymond, un cours de chimie lui fut confié au Conservatoire des arts : la carrière lyonnaise de Tabareau commençait.

Dans son curriculum vitae, on notait ses études à Polytechnique, promotion 1808, mais on oubliait sa participation aux Cent-Jours sous les ordres de La Bédoyère ! Pour la mission qui lui était confiée, il avait l'avantage de connaître la brillante tradition de l'enseignement des sciences, telle qu'il était pratiqué à l'école de Mézières, à l'Ecole centrale de travaux publics et à Polytechnique.

Il prit alors contact avec le Conservatoire des arts et métiers de Paris et avec l'Ecole-atelier des arts et métiers, installée à Liancourt (dans l'Oise) par le duc de la Rochefoucault-Liancourt (ce dernier étant membre de l'Académie de Lyon), et le destin de la Martinière se joua en peu de temps.

Le comte de Lacroix-Laval, homme énergique et « éclairé », administrateur avisé et partisan de l'industrialisation de Lyon, venait d'être nommé maire de Lyon par le gouvernement de Charles X. Et, fort de sa position, quoique instable, il prit une décision rapide, autoritaire, pour réaliser les conditions exigées pour le recouvrement du legs du major général Martin, suspendu par les banques anglaises depuis 1802 !

Après consultation de Tabareau, le maire de Lyon créait le 9 janvier 1826 une école dite « la Martinière provisoire », jugeant qu'il était préférable d'agir sans délai plutôt que de poursuivre des discussions qui n'avaient duré que trop longtemps.

 

Un pédagogue des sciences

 

Il est évident que Tabareau a plaidé pour le développement de la chimie appliquée à l'industrie. Comme Berthollet, comme Raymond, il avait tenté l'aventure de la création d'un atelier de fabrication de produits chimiques pour la teinture (aux Charpennes). Lacroix-Laval connaissait les désirs des milieux économiques lyonnais, qui jugeaient que l'enseignement des collèges et lycées était trop littéraire, trop abstrait, par ailleurs plutôt conservateur et routinier, et en tout cas totalement inadapté aux besoins économiques réels. De plus, représentant de la fraction « industrialiste » de l'aristocratie lyonnaise, Lacroix-Laval était partisan de l'implantation de nouvelles industries dans les quartiers neufs de Perrache et de la Guillotière, les zones industrielles de l'époque. Il était fort conscient de la nécessité d'éduquer rapidement un personnel qualifié pour arriver à égaler les productions de l'industrie anglaise de Birmingham et de Manchester, données alors comme modèles. Il fit donc confiance aux propositions de Tabareau, qui fut nommé directeur de la Martinière provisoire et professeur de mathématiques.

Au lieu d'une école d'apprentissage quelconque, la ville de Lyon disposait enfin d'une école scientifique élémentaire dont l'enseignement était adapté aux besoins d'une industrie naissante.

Pendant une période confuse, les cours de la Martinière provisoire sont donnés au palais Saint-Pierre, parallèlement aux cours du Conservatoire des arts. Tabareau est professeur dans les deux institutions. Il faudra attendre 1833 pour que l'école quitte le palais Saint-Pierre et s'installe définitivement dans le cloître des Augustins. Charles-Henry Tabareau, excellent pédagogue, invente de nouvelles méthodes d'enseignement de masse : enseignement scientifique actif, associant pas à pas professeurs et élèves, inspiré directement par les cours de chimie appliquée à la fabrication du salpêtre et des poudres, tels qu'ils étaient pratiqués à l'Ecole royale du génie de Mézières, avec leurs prolongements à l'Ecole centrale des travaux publics et à l'Ecole polytechnique. Ces nouvelles méthodes d'enseignement de la chimie, Tabareau les avait expérimentées dans un enseignement scientifique privé, créé à ses frais, chez lui, place Sathonay. La « méthode Tabareau », pour la chimie, les mathématiques et le dessin, est illustrée par les célèbres maquettes de l'ancien musée de la Martinière, dont deux exemplaires sont exposés au troisième niveau de la bibliothèque municipale de la Part-Dieu.

En 1834, Tabareau confia l'enseignement de la chimie à l'un de ses amis, Alphonse Dupasquier, chimiste et docteur en médecine, professeur à l'Ecole de médecine et de pharmacie de Lyon et, comme lui-même, membre de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Chimiste renommé, Alphonse Dupasquier est connu par de nombreux travaux sur les eaux minérales, les toxiques et la pollution industrielle (déjà !) : avec Tabareau, il est chargé des enquêtes sur les industries insalubres. Dupasquier s'intéressa beaucoup à l'industrie chimique en raison de ses liens de famille avec les Coignet, droguistes et premiers industriels de la chimie des colles et gélatines, et du phosphore.

L'administration de la Martinière fut confiée à un ancien élève de Polytechnique, officier du génie, Monmartin. Avec Raymond, Tabareau, Monmartin, on peut dire que la tradition polytechnicienne se poursuivra durant de longues années.

 

La filiation de la Martinière

 

En 1857, Désiré Girardon, neveu de Tabareau, professeur à la Martinière et à la faculté des sciences de Lyon, décida avec François Arlès-Dufour, un négociant en soierie saint-simonien, de créer une école supérieure sous le nom d'Ecole centrale lyonnaise pour l'industrie et le commerce. Dans l'acte notarié de constitution de la société, Désiré Girardon rappelle explicitement la filiation avec la Martinière et ses méthodes d'enseignement. Le cours de chimie, confié à Gustave Fortier, se définissait comme un enseignement supérieur prolongeant celui de la Martinière, une sorte de Martinière supérieure, qui, par un jeu de miroirs, répondait à la définition que donnait Monmartin à l'école de la Martinière : une école polytechnique élémentaire, « sa petite école polytechnique ».

Cet enseignement de la chimie à la Martinière, prolongé par l'Ecole centrale lyonnaise, s'est poursuivi jusqu'en 1902 et, de 1806 jusqu'à la création de l'Ecole de chimie industrielle de Lyon, en 1885, a été le moteur du développement de la chimie industrielle dans notre région.

Cette remarquable évolution est due en grande partie à l'œuvre de fondateur de Charles-Henry Tabareau, illustre lyonnais menacé par l'oubli.

Il suffit pour s'en convaincre de voir dans quel état de décrépitude se trouve son tombeau au cimetière de Loyasse. Cet article se veut un appel à tous ceux qui doivent quelque chose à la Martinière et à son fondateur afin de relever la ruine de ce monument.

Bien qu'honoré par une place, une rue (à la Croix-Rousse), une stèle avec buste dans la cour de la Martinière-Terreaux et par le monument collectif aux fondateurs de la Martinière sur la place Gabriel Rambaud, devant l'école, Tabareau mérite que l'on rappelle son œuvre scientifique et pédagogique et que l'on replace l'honnête homme qu'il a été dans la liste des « Lyonnais dignes de mémoire ».

 

Louis MICHALLET

président de la Société d'histoire de Lyon-Presqu'île.

in Centre Presqu'île, n ° 17, 1991-1992,

rubrique « Lyonnais dignes de mémoire... ».

 

NDLA. — L'Ecole royale du génie de Mézières, fondée en 1748, formait les élèves du corps des ingénieurs militaires, le premier en Europe et qui bénéficiait d'une excellente réputation bien méritée. On en louait surtout la méthode d'instruction, qui consistait à faire exécuter par tous les élèves les objets de toutes les leçons, en sorte que l'exercice manuel était toujours joint aux opérations de l'esprit. Monge, après avoir professé la physique au grand collège de Lyon, y enseigna à partir de 1764 la géométrie descriptive d'après des expériences élégantes dont il était l'inventeur.

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in La gazette de l'île Barbe n° 17

Eté 1994

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