Au début du siècle
dernier, un problème épineux était posé
à la municipalité lyonnaise pour l'affectation d'un
très important legs du major général Claude
Martin et, durant de longues années, aucune solution ne fut
trouvée. Par son testament, Claude Martin confiait à la
ville de Lyon la mission de créer une école
élémentaire gratuite pour les jeunes Lyonnais,
école qui porterait le nom de « la Martinière
». Par prudence, Claude Martin chargeait
l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon
d'examiner les projets. Pendant plusieurs années à
partir de la remise à la municipalité de l'avis de
l'Académie, le 14 thermidor an XI [2 août 1803], de
longues discussions se poursuivirent sans qu'il fût possible de
trouver une formule d'accord. Pour sortir de cette situation
pénible et pour obtenir le versement du legs — une somme
considérable pour l'époque —, l'Académie chargea
un jeune professeur, Charles-Henry Tabareau, d'établir un
rapport pour trouver une solution mieux adaptée aux besoins du
temps, en écartant le principe d'une fondation pieuse.
Charles-Henry Tabareau était
né à Béziers (en 1790), mais sa famille
était établie à Lyon depuis fort longtemps
(1757). C'était une famille de « postiers », collaborateurs plus ou moins associés
à la ferme royale de la poste. L'oncle de Charles-Henry, Jean
Tabareau, était directeur de la poste à Lyon, pour la
ligne Paris-Lyon et Lyon-Genève (Ferney), membre des
sociétés savantes de Lyon, correspondant de Voltaire,
qui bénéficiait de certaines complicités avec le
fermier général et les directeurs de la poste pour
l'acheminement gratuit et discret de ses œuvres. Jean Tabareau
habitait dans son domaine sis sur la route de Champagne-au-Mont-d'Or
et, par un clin d'œil du destin, la Martinière-Duchère
est construite sur le terrain de sa propriété,
« la Volontaire
», qui devait par la suite
appartenir à Joseph Gillet, chimiste et teinturier de
renommée mondiale. Charles-Henry Tabareau, ancien
élève de Polytechnique, ancien officier du
génie, demi-solde après 1815, était venu dans sa
famille et retrouvait ses camarades de Polytechnique. Par
l'intermédiaire de Jean-Michel Raymond, un cours de chimie lui
fut confié au Conservatoire des arts : la carrière
lyonnaise de Tabareau commençait. Dans son curriculum vitae, on notait ses études à
Polytechnique, promotion 1808, mais on oubliait sa participation aux
Cent-Jours sous les ordres de La Bédoyère ! Pour la
mission qui lui était confiée, il avait l'avantage de
connaître la brillante tradition de l'enseignement des
sciences, telle qu'il était pratiqué à
l'école de Mézières, à l'Ecole centrale
de travaux publics et à Polytechnique. Il prit alors contact avec le
Conservatoire des arts et métiers de Paris et avec
l'Ecole-atelier des arts et métiers, installée à
Liancourt (dans l'Oise) par le duc de la Rochefoucault-Liancourt (ce
dernier étant membre de l'Académie de Lyon), et le
destin de la Martinière se joua en peu de temps. Le comte de Lacroix-Laval, homme
énergique et «
éclairé »,
administrateur avisé et partisan de l'industrialisation de
Lyon, venait d'être nommé maire de Lyon par le
gouvernement de Charles X. Et, fort de sa position, quoique instable,
il prit une décision rapide, autoritaire, pour réaliser
les conditions exigées pour le recouvrement du legs du major
général Martin, suspendu par les banques anglaises
depuis 1802 ! Après consultation de Tabareau,
le maire de Lyon créait le 9 janvier 1826 une école
dite « la Martinière
provisoire », jugeant
qu'il était préférable d'agir sans délai
plutôt que de poursuivre des discussions qui n'avaient
duré que trop longtemps. Il est évident que Tabareau a
plaidé pour le développement de la chimie
appliquée à l'industrie. Comme Berthollet, comme
Raymond, il avait tenté l'aventure de la création d'un
atelier de fabrication de produits chimiques pour la teinture (aux
Charpennes). Lacroix-Laval connaissait les désirs des milieux
économiques lyonnais, qui jugeaient que l'enseignement des
collèges et lycées était trop littéraire,
trop abstrait, par ailleurs plutôt conservateur et routinier,
et en tout cas totalement inadapté aux besoins
économiques réels. De plus, représentant de la
fraction « industrialiste » de l'aristocratie lyonnaise,
Lacroix-Laval était partisan de l'implantation de nouvelles
industries dans les quartiers neufs de Perrache et de la
Guillotière, les zones industrielles de l'époque. Il
était fort conscient de la nécessité
d'éduquer rapidement un personnel qualifié pour arriver
à égaler les productions de l'industrie anglaise de
Birmingham et de Manchester, données alors comme
modèles. Il fit donc confiance aux propositions de Tabareau,
qui fut nommé directeur de la Martinière provisoire et
professeur de mathématiques. Au lieu d'une école
d'apprentissage quelconque, la ville de Lyon disposait enfin d'une
école scientifique élémentaire dont
l'enseignement était adapté aux besoins d'une industrie
naissante. Pendant une période confuse, les
cours de la Martinière provisoire sont donnés au palais
Saint-Pierre, parallèlement aux cours du Conservatoire des
arts. Tabareau est professeur dans les deux institutions. Il faudra
attendre 1833 pour que l'école quitte le palais Saint-Pierre
et s'installe définitivement dans le cloître des
Augustins. Charles-Henry Tabareau, excellent pédagogue,
invente de nouvelles méthodes d'enseignement de masse :
enseignement scientifique actif, associant pas à pas
professeurs et élèves, inspiré directement par
les cours de chimie appliquée à la fabrication du
salpêtre et des poudres, tels qu'ils étaient
pratiqués à l'Ecole royale du génie de
Mézières, avec leurs prolongements à l'Ecole
centrale des travaux publics et à l'Ecole polytechnique. Ces
nouvelles méthodes d'enseignement de la chimie, Tabareau les
avait expérimentées dans un enseignement scientifique
privé, créé à ses frais, chez lui, place
Sathonay. La «
méthode Tabareau »,
pour la chimie, les mathématiques et le dessin, est
illustrée par les célèbres maquettes de l'ancien
musée de la Martinière, dont deux exemplaires sont
exposés au troisième niveau de la bibliothèque
municipale de la Part-Dieu. En 1834, Tabareau confia l'enseignement
de la chimie à l'un de ses amis, Alphonse Dupasquier, chimiste
et docteur en médecine, professeur à l'Ecole de
médecine et de pharmacie de Lyon et, comme lui-même,
membre de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de
Lyon. Chimiste renommé, Alphonse Dupasquier est connu par de
nombreux travaux sur les eaux minérales, les toxiques et la
pollution industrielle (déjà !) : avec Tabareau, il est
chargé des enquêtes sur les industries insalubres.
Dupasquier s'intéressa beaucoup à l'industrie chimique
en raison de ses liens de famille avec les Coignet, droguistes et
premiers industriels de la chimie des colles et gélatines, et
du phosphore. L'administration de la
Martinière fut confiée à un ancien
élève de Polytechnique, officier du génie,
Monmartin. Avec Raymond, Tabareau, Monmartin, on peut dire que la
tradition polytechnicienne se poursuivra durant de longues
années. En 1857, Désiré Girardon,
neveu de Tabareau, professeur à la Martinière et
à la faculté des sciences de Lyon, décida avec
François Arlès-Dufour, un négociant en soierie
saint-simonien, de créer une école supérieure
sous le nom d'Ecole centrale lyonnaise pour l'industrie et le
commerce. Dans l'acte notarié de constitution de la
société, Désiré Girardon rappelle
explicitement la filiation avec la Martinière et ses
méthodes d'enseignement. Le cours de chimie, confié
à Gustave Fortier, se définissait comme un enseignement
supérieur prolongeant celui de la Martinière, une sorte
de Martinière supérieure, qui, par un jeu de miroirs,
répondait à la définition que donnait Monmartin
à l'école de la Martinière : une école
polytechnique élémentaire, « sa petite école polytechnique
». Cet enseignement de la chimie à
la Martinière, prolongé par l'Ecole centrale lyonnaise,
s'est poursuivi jusqu'en 1902 et, de 1806 jusqu'à la
création de l'Ecole de chimie industrielle de Lyon, en 1885, a
été le moteur du développement de la chimie
industrielle dans notre région. Cette remarquable évolution est
due en grande partie à l'œuvre de fondateur de Charles-Henry
Tabareau, illustre lyonnais menacé par l'oubli. Il suffit pour s'en convaincre de voir
dans quel état de décrépitude se trouve son
tombeau au cimetière de Loyasse. Cet article se veut un appel
à tous ceux qui doivent quelque chose à la
Martinière et à son fondateur afin de relever la ruine
de ce monument. Bien qu'honoré par une place,
une rue (à la Croix-Rousse), une stèle avec buste dans
la cour de la Martinière-Terreaux et par le monument collectif
aux fondateurs de la Martinière sur la place Gabriel Rambaud,
devant l'école, Tabareau mérite que l'on rappelle son
œuvre scientifique et pédagogique et que l'on replace
l'honnête homme qu'il a été dans la liste des
« Lyonnais dignes de
mémoire ».
Louis
MICHALLET président de la
Société d'histoire de Lyon-Presqu'île.
in Centre Presqu'île, n ° 17,
1991-1992, rubrique « Lyonnais
dignes de mémoire... ». NDLA. — L'Ecole royale du génie de
Mézières, fondée en 1748, formait les
élèves du corps des ingénieurs militaires, le
premier en Europe et qui bénéficiait d'une excellente
réputation bien méritée. On en louait surtout la
méthode d'instruction, qui consistait à faire
exécuter par tous les élèves les objets de
toutes les leçons, en sorte que l'exercice manuel était
toujours joint aux opérations de l'esprit. Monge, après
avoir professé la physique au grand collège de Lyon, y
enseigna à partir de 1764 la géométrie
descriptive d'après des expériences
élégantes dont il était l'inventeur. in
La gazette de
l'île Barbe
n° 17 Eté
1994